| 6c0c+800 . Will M nu LR NT leg: | La propriété littéraire des à à des délais légaux, différent DE cn CLAYE ET ŒUVRES COMPLÈTES DE FRANCOIS ARAGO SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SGIENCES PUBLIÉES D'APRÈS SON ORDRE SOUS LA DIRECTION BE M. J.-A. BARRAL Ancien Élève de l'École Polytechnique , ancien Répétiteul dans cet Établissement. TOME Se “ | à Us RARE i, 2 \, PARIS | LETPZIG GIDE er J. BAUDRY, ÉDITEURS | T. 0. WEIGEL, ÉDITEUR 5 Rue Bonaparte Künigs-Strasse 1854 Pr ; e Les deux fils de François ARAGo, seuls héritiers de ses droits, ainsi que les éditeurs-propriétaires de ses œuvres, se réservent le droit de faire tradnire les Norices BIOGRAPHIQUES dans toutes les langues. Ils poursuivront , en vertu des lois, des décrets et des traités internationaux, toute contrefaçon ou toute traduction, même partielle, faite au mépris de leurs droits. Le dépôt légal de ce volume a été fait à Paris, au Ministère de l'Intérieur, à Ja fin de mars 1854, et simultanément à la Direction rovale du Cercle de Leipzig. Les éditeurs ont rempli dans les autres pays toutes les formalités prescrites par les lois nationales de chaque État, ou par les traités interna- tionanx. L’unique traduction en Jangue allemande, autorisée par les deux fils de François ARAGo et les éditeurs, a été publiée simultanément à Leipzig, par Orro WiGanD, libraire-éditeur, et le dépôt légal en a été fait partout où les lois l’exigent. PARIS. — IMPRIMERIE DE 3. CLAYE ET C€, RUE SAINT-BENOÎT, 7. ŒUVRES FRANCOIS ARAGO SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES NOTICES BIOGRAPHIQUES TOME PREMIER L PARIS LEIPZIG GIDE gt J. BAUDRY, ÉDITEURS | T. O. WEIGEL, ÉDITEUR 5 Rue Bonaparte | Konigs-Strasse 1854 INTRODUCTION Je remplis, avec trop de confiance peut-être et sans consulter la mesure de mes forces, un douloureux devoir. Invité par la bienveillance d’une famille qui m’est chère à placer quelques pages en tête de la Collection des OEuvres de l'homme illustre dont l'amitié, pendant près d’un demi-siècle, a contribué au bonheur de ma vie, Je devrais m’excuser sans doute de céder à une pareille demande; mais il n’y a point ici de place pour les préoccupations littéraires ou les réserves de la modestie : il s’agit de déposer sur une tombe récemment fermée l'hommage de mon admiration et de ma vive reconnais- sance. Les rapports intimes que J'ai entretenus pen- dant une si longue suite d’années avec M. Arago, mon confrère à l’Académie des Sciences de l’Institut de France, la douce et constante habi- L.—1 a ME "4 n INTRODUCTION. tude qu’il avait de m’entretenir de ses travaux et de ses projets scientifiques, m’ont procuré l’avantage d’observer de près, je ne dirai pas le développement des fâcultés de ce puissant esprit, mais leur application progressive aux grandes découvertes qui lui sont dues. J’es- saierai donc, sans écrire un ÉÆloge ou une Notice biographique, de mettre à profit la con- naissance que Je possède de tous: les maté- riaux réunis dans la Collection -des OEuvres de. M. Arago. Je rappellerai quelle vaste étendue: ont embrassée les travaux d’un seul homme dans les différentes: branches des connaissances. humaines; comment, au milieu de cette variété! d’objets, il tendaït toujours vers un même:buit : , à savoir, de généraliser les aperçus, d’enchainer. lès phénomènes: qui avaient: paru: longtemps: isolés, d’élever la pensée vers les:régions. les, moins accessibles de la philosophie. naturelle. L'action des forces, manifestée dans la lumière, la chaleur, le magnétisme:et l'électricité, aussi, bien que dans le jeu des combinaisons et des. décompositions chimiques, appartient, à la série des mystérieux effets sur: lesquels des bril+ lantes découvertes: du xix° siècle. ont. jeté une clarté inattendue. Dans le champ de ces: glo- INTRODUCTION. | 14 rieuses’ conquêtes, M. Arago s’est placé parmi les grands physiciens de notre époque: A la fois ardent à découvrir et circonspect dans les conclusions qui pouvaient dépasser la portée des résultats partiels, il aimait surtout à imdi- quer les voies nouvelles par lesquelles on pouvait de plus en plus approcher du but, et reconnaître: l'identité des causes. dans des phénomènes en: apparence si divers. Si de la méthode suivie par M. Arago on:s’élève aux facultés puissantes qu’il mettait en jeu, on ne peut mesurer sans étonne- ment l’étendue qu’elles embrassaient. En même temps qu’il reculait pour les savants les bornes: de la science, il avait un art merveilleux de répandre les connaissances acquises. Ainsi au- cun genre d'influence ne lui échappait, et l’au- - torité de son nom égalait sa popularité. I y avait cinq ans que J'étais revenu du Mexique, et que j'avais l’inappréciable avan- tage d’être le collaborateur de M. Gay-Lussac, avec lequel j'avais voyagé en Italie, en Suisse et en Allemagne, lorsque jappris à connaître M. Arago, au moment où il arrivait d'Alger, en juillet 1809. 11 avait déjà parcouru les côtes d'Afrique au mois d’août 1808, après être resté Jongtemps prisonnier dans une citadelle d’Es- w INTRODUCTION. pagne, à la suite des importants travaux de triangulation qu’il avait effectués pour Joindre les îles Baléares au continent et obtenir la lon- gueur d’un arc de parallèle terrestre. Ce n’était pas seulement le choix honorable qu'avait fait dé lui, sur les instances de Laplace, le Bu- reau des Longitudes, em le chargeant, en 1806, d’aller en Espagne terminer, conjointement avec M. Biot, la mesure de la méridienne de France; c'était surtout le témoignage du plus illustre des géomètres, Lagrange, avec lequel j'avais honneur d’entretenir des rapports intimes, qui fixait mon attention sur M. Arago. l’auteur de la Mécanique analytique, avec la sagacité qui marquait tous ses jugements, avait reconnu les heureuses et précoces dispositions du jeune savant, Dès l’abord, il avait été frappé en lui de cette pénétration qui, dans des problèmes complexes, fait saisir rapidement et avec netteté le point décisif. « Ce jeune homme, me disait-il souvent, ira loin.» Cette divination de Lagrange, qui était en général si sobre de louanges, est restée présente à mon esprit comme un titre de gloire bien digne d’être enregistré. Lorsque l’arrivée de M. Arago sur les côtes de France fut connue à Arcueil, embelli alors par le INTRODUCTION. Y séjour et l’amitié de Berthollet et de Laplace, j'adressai mes félicitations au voyageur, avant qu’il eût quitté le lazaret de Marseille. Ce fut la première lettre qu’il reçut en Europe, après avoir été exposé à tant de dangers et de souf- frances pour sauver les fruits de ses observa- tions. Je cite un fait bien peu important, parce que M. Arago, sensible au charme que l’amitié répand sur la vie, en avait conservé un vif el long souvenir. Il faisait remonter à cette époque le commencement de nos liaisons. A l’âge de vingt-trois ans, en septembre 1809, M. Arago fut élu membre de l’Académie des Sciences, par 47 suffrages sur 52 votants. Il suc- cédait à Lalande, dont le rare mérite, trop légèrement attaqué pendant sa longue car- rière, a été universellement reconnu après sa mort. Ce ne furent pas seulement de péni- bles travaux astronomiques et géodésiques que llnstitut voulut récompenser par l'élection de M. Arago; l'attention des savants avait été attirée aussi par d'importantes recherches d'optique et de physique. M. Arago, de concert avec M. Biot, avait déterminé le rapport du poids de l'air à celui du mercure, et avait mesuré la déviation que les différents gaz font subir à un rayon de YI INTRODUCTION. lumière. Le :prismeiet le cercle répétiteur ont pu dès lors fournir quelques données sur .le rapport des parties constituantes .de. Patmo- sphère et même faire connaître le:peu de varia- bilité qu'offre ce rapport. Tel est l’admirable enchaïînement des phénomènes naturels .que depuis bien longtemps, par la seule mesure d’un angle de réfraction, le géomètre aurait pu prouver au chimiste que l’air atmosphérique contient moins de vingt-sept outvingt-huit cen- tièmes d’oxygène. La vitesse de la lumière avait été, pour M. Arago, l’objet d’un autre travail d’astrono- mie physique, non moins ingénieux que le:pre- mier. Au moyen de l'application d’un prisme à l’objectif d’une lunetie, il avait prouvé non- seulement que.les mêmes tables de réfraction peuvent servir pour la lumière qui émane du soleil et pour celle qui nous vient-des étoiles; mais en outre, ce qui jetait déjà bien des doutes sur la théorie de l'émission, que les rayons des étoiles vers lesquelles marche la terre, et les rayons des étoiles dont la terre s'éloigne, se réfractent exactement de:la même quantité. Pour concilier ce résultat, obtenu à la suite d'observations très-délicates, avec hypothèse INTRODUCTION. vit _mewtonienne, il aurait fallu admetire que les .corps lumineux émettent des rayons de toutes - les vitesses, et que les seuls rayons d’une vitesse déterminée sont visibles, qu'eux seuls produi- -sent dans l'œil la sensation de la lumière. En considérant le genre :de recherches aux- -quelles M. Arago s'était livré avant d’entrer à -VInstitut, et même avant de quitter la France, on remarque d’abord une extrême prédilection pour tout ce qui a rapport à la réfraction, c’est- à-dire à la route des rayons lumineux et aux causes qui altèrent leur vitesse. Cette prédilec- tion eut pour origine, comme M. Arago me l’a -souventaffirmé, la lecture assidue des ouvrages d'optique de Bouguer, de Lambert et de Thomas Smith, qui de très-bonne heure étaient tombés ntre.ses mains. Pourrais-je ne pas faire remar- -quer combien, pendant trois années employées à des opérations géodésiques, laspect de la na- ture féconde dans les plaines, sauvage et souvent grandiose sur le sommet des montagnes; com- bien la couleur des eaux agitées de POcéan, la -bauteur variable des nuages, le mirage :sur les plages arides et dans les couches atmosphéri- ques oùles signaux de nuit se multipliaient et se balancaient verticalement; combien enfin la VII INTRODUCTION. vie à l'air libre, bienfaisante sous tant de rap- ports, ont dû agrandir la pensée, émouvoir l'imagination, exciter la curiosité de M. Arago au milieu des continuelles perturbations qui se produisent dans la succession pourtant régulière des phénomènes ! Un voyageur dont la vie est consacrée aux sciences, s’il est né sensible aux grandes scènes de la nature, rapporte d’une course lointaine et aventureuse non-seulement un trésor de souvenirs, mais un bien plus pré- cieux encore, une disposition de l’âme à élargir Vhorizon , à contempler dans leurs. liaisons mutuelles un grand nombre d'objets à la fois. M. Arago avait une préférence marquée pour les phénomènes d’optiquüe météorologique; il ‘aimait surtout à rechercher les lois qui règlent les variations perpétuelles de la couleur de la mer, l'intensité de la lumière réfléchie sur la surface des nuages, et le jeu des “réfractions aériennes. * S'il m'était permis ici d'entrer dans quelques détails, je rappellerais combien le jeune astro- nome avait été frappé de la facilité avec laquelle sa vue, lorsqu'il se trouvait assis sur une mon- tagne taillée à pic du côté du rivage, pénétrait jusqu’au fond de la mer hérissé d’écueils. Cette INTRODUCTION. IX simple observation le conduisit dans la suite à des discussions remplies d'intérêt sur le rapport de la lumière réfléchie par la surface de l’eau, sous des angles aigus, avec celle qui vient du fond de l’eau ; elle le conduisit également à l’idée ingénieuse de proposer, pour découvrir les ré- cifs, l'emploi d’une lame de tourmaline, taillée parallèlement à l'axe de double réfraction et pla- cée devant la pupille, dans une position où elle élimine les rayons réfléchis par la surface de l’eau sous un angle de 37°, et par conséquent com- plétement polarisés. C'était, ainsi qu’il le disait dans les instructions rédigées pour le voyage au- tour du monde de la corvette /a Bonite, « tenter d'introduire la polarisation dans l'art nautique. » Le nombre et la variété des travaux de M. Arago, qui ont eu également pour objet la physique du ciel et de la terre, rendront très- difficile un jour la tâche de raconter sa vie, Dans tous ces travaux, on retrouve la même pénétration, la même ardeur à faire avancer la science, mais aussi la même réserve et la même tempérance dans les conjectures. On a dit ail- leurs, et avec beaucoup de justesse, que M. Arago «avait puisé dans l’étude approfondie qu’il avait faite des mathématiques, cette méthode rigou- X INTRODUCTION. reuse, cetie sûreté de vues qu’il apportait dan ses propres recherches expérimentales et. l'appréciation de celles de.ses contemporains. Généralement le public se croit.en droit de se méfier un peu de la solidité des travaux ttrè variés; le mot fastueux de connaissances :uni- verselles est surtout très-dangereux:: il est tou- jours mal appliqué. Bacon, Newton, Leïbnitz M. Cuvier, ont eu des connaissances très-va— riées ; ils n’ont pas eu de connaissances univer- selles. Par l’étendue et. la variété de ses connais- sances, M. Arago se. place à côté des «esprits les plus éminents dont la science: s’honore. Pour mettre dans son véritable jour le mé! rite des hommes supérieurs qui ont laissé une” trace lumineuse de leur passage, il faut s'ar-" rêter d’abord à ce qu’ils ont produit de plus: saillant. Les grandes découvertes .de M. Arago appartiennent aux années 1811,.1820 et 1824. . Elles ont rapport à l’optique, aux phénomènes de la physique céleste, à l'électricité .en mouve- ment, au développement du magnétisme par la rotation. Ce sont, pour les spécifier encore da- vantage-: 1° la découverte de la polarisation colorée ou chromatique ; 2 l'observation. précise du déplacement des franges causées par la ren- P 5 INTRODUCTION. XI ontre de deux rayons lumineux, dont l’un ira- erse une.lame mince transparente, comme par xemple du verre : phénomène qui indique une diminution de vitesse, un retard dans la route, + est-en-opposition directe avec la théorie de émission; 3° la première observation de la opriété d'attirer la limaille de fer que pos- sède le fil conducieur de lélectricité dans les xpériences d’OErsted, autrement dit, le rhéo- vhore de la pile; l’heureuse idée de faire tourner psourani en hélice autour d’une aiguille, et de manter aussi bien par le passage de la dé- parge de la. bouteille de Leyde que par celui x courant. électrique d’une pile de Volta ; 4 le magnétisme de rotation. . La-découverte de la polarisation chromatique iconduit M. Arago à l’mvention du polariscope, | lun photomètre, du cyanomètre, et de plu- sieurs appareils usuels pour étudier divers phé- homènes d'optique. Cest par des expériences e polarisation chromatique que M. Arago a constaté physiquement, avant l’année 1820, que a lumière solaire n’émane pas d’une masse solide ou liquide incandescente, mais d’une enveloppe gazeuse. Lie moyen étant trouvé de istinguer la lumière directe de la lumière réflé- XII INTRODUCTION. chie, on a pu s'assurer que la queue des comète offre dans la lumière qui en émane une portiot polarisée, et qu’elle doit nécessairement bril ler, au moins en partie, d’un éclat d'emprunt La polarisation chromatique a fourni aussi M. Arago le moyen de reconnaître que la lumiàr diffuse de l’atmosphère est en partie polarisé par réflexion , et qu’en examinant progressive ment les couches de l’atmosphère à différentes hauteurs et en différents azimuts, on découvré un point neutre de polarisation, situé dans 16 vertical du soleil, à environ 30° au-dessus di point opposé à cet astre, Ce point appelé neutre} parce que la polarisation y est insensible, diffèr des deux autres points neutres de Babinet et d Brewster, qui n’ont été découverts que plus tard: Il me reste à parler, dans cette belle série de travaux optiques, de deux objets sur lesquel M. Arago et son constant ami Fresnel, maître et législateur en plusieurs parties de l Optique ont jeté une vive clarté, et dont on né saurai nier l'importance, puisqu'ils touchent au! grands phénomènes de linterférence et de K diffraction de la lumière. Le premier de ces objets est la scintillation des étoiles, phésotnéal que l'illustre Thomas Young, auquel on doit les INTRODUCTION. XIE pis fondamentales des interférences lumineuses, vait cru inexplicable. La scintillation est tou- urs accompagnée d’un changement de cou- ur et d'intensité. Les rayons des étoiles, après voir traversé une atmosphère où il existe des jouches différant entre elles de température, le densité, d'humidité et par conséquent de frmgence, se réunissent pour former une mage, vibrent d'accord ou en désaccord, s’a- outent ou se détruisent par interférence. Je rappelle avec orgueil que des extraits de cette belle théorie de la scintillation ont été pu- liés pour la première fois, en 1814, dans le atrième livre de mon Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent. Le Mémoire même , plein de curieuses recherches histo- riques, est un des principaux ornements de la > des OEuvres de mon illustre ami. autres extraits, relatifs au même sujet, mais lirés de manuscrits plus récents et datant de l'année 1847, ont été insérés dans la partie astro- nomique du Cosmos. - L'interférence, sur laquelle Grimaldi (de Bo- logne) avait eu déjà, vers la seconde moitié du xvn° siècle, de vagues apercus, a donné lieu à Vénonciation d’une vérité fondamentale et déjà XIV INTRODUCTION. souvent proclamée, à savoir ::« que; sous cer: taines conditions, de la lumière ayoutée à:de: lumière, produit les ténèbres. » Dans ce peu de mots est inscrite sans doute la victoire du sys- ième des vibrations sur celui: de. lémissior mais cette victoire-n’a pu être:regardée comme assurée et complète que: lorsqu'elle à été ap: puyée sur des expériences simples et irrécusa= bles. M. Arago avait déjà,.commege l'ai indiqué plus haut, découvert ,.en 1818, le.remarqu: effet que produit dans les pliénomènesde linters férence une lame très-mince, placéesur läroute de l’un des deux: rayons interférents. H':ya alorsk déplacement des franges et retard: dans la: lu- mière, qui se meut plus lentementà traversune* substance plus dense. « La propriété: de-deux: rayons de s’entre-détruire par interférence une fois constatée, dit M. Arago en faisant allusion! à d’autres expériences faites conjointement'avec# Fresnel, n'est-il pas bien plus extraordinair 1) encore qu'on puisse les priver à volonté de cette“ propriété, que tel rayon la perde momentané-" ment, et que tel'autre, au contraire; en soit dé- pouillé à jamais? » Lorsque M. Wheaistone fut parvenu, dans ses: belles: recherches sur la vitesse: de: la: lumière! ps a cé cé de INTRODUCTION. XY électrique (1835), à,se servir avec un grand suc cès de son: ingénieux: appareil rotatif, M. Arago mtrevit' aussitôt la possibilité de mesurer, par xs: déviations angulaires,, en appliquant le même: principe de rotation, la différence de vitesse dela Iumière-dans un liquide et dans Pair, Ilrendit compte à l’Institut, vers la fin de 1838, de l'expérience qu’il se proposait de faire. Aïdé par: un: artisie expérimenté. et. habile, 1. Breguet fils, il parvint, après bien des .chan- gements d'appareils, à réaliser son projet. Dans le cours de:ces essais, M. Breguet était parvenu à faire-tourner un axe, en le déchargeant du perfectionné pouvait être mis en fonction; mais la funeste et profonde altération qu’avait éprou- Vée presque subitement là vue de M: Arago, ne lui donnait plus: Pespoir de pouvoir prendre part aux observations. Il: dit, avec une noble simplicité, dans une Note présentée à l’Institut 1e 29 avril 1850 : « Mes prétentions doivent se borner à avoir posé le: problème et avoir indi- qué*(en lès publiant) des moyens certains. de le résoudre: Je: ne puis, dans l’état: actuel de ma vue, qu'accompagner de mes vœux les expé- AVI INTRODUCTION. rimentateurs qui veulent suivre mes idées, et ajouter une nouvelle preuve en faveur du sys- tème des ondes, aux preuves que J'ai déduites d’un phénomène d’interférence, trop bien connu des physiciens pour que j'aie besoin de le rappe- ler ici. » M. Arago a pu voir ses vœux exaucés. Deux expérimentateurs, également distingués par leur talent et par la délicatesse de leurs pro cédés d’observation, M. Foucault, à qui l’on doit la démonstration physique de la rotation de la terre au moyen du pendule, et M. Fizeau, qui a déterminé par une méthode ingénieuse law vitesse de la lumière dans l’atmosphère, sont parvenus, en apportant quelques perfectionne-# ments aux moyens proposés par M. Arago, à résoudre la question dans le sens qui renver le système de l'émission. MM. Foucault et Fizeau: ont présenté les résultats de leurs travaux à. l’Académie dés Sciences, le premier en mai 1850, le second en septembre 1851. Si J'ai développé longuement les recherches principales de M. Arago sur la lumière, c’est que ce sont les travaux auxquels il s’est voué avec le plus de suite, durant un espace de plus de quarante années. Ses découvertes en électricité: et en magnétisme, si importantes qu’elles soients sai radiée À INTRODUCTION. - . XVI par elles-mêmes, ne l’ont occupé, pourainsi dire, que passagérement. L’attraction exercée par le filrhéophore, qui joint les deux pôles de la pile de Volta, sur la limaille de fer, et l’aimantation au moyen d'un fil de métal roulé en hélice, soit d’une manière continue, soit avec des interrup- tions et en sens divers, avaient été observées par M. Arago avant les magnifiques travaux d’Am- père, et ces observations avaient déjà donné une vive impulsion aux recherches électro-magné- tiques. Le magnétisme par rotation fut découvert par M. Arago sur la pente de la belle colline de Greenwich, pendant le séjour que nous fimes en Angleterre pour comparer, conjointement avec M. Biot, la longueur du pendule, Les résultats de nos observations ne furent pas aussi satisfaisants que nous l’eussions désiré; mais M. Arago , en déterminant avec moi l'intensité Magnétique, au moyen du nombre des oscil- Kitions d’une aiguille d’inclinaison, fit lui seul cette importante remarque : qu’une aiguille magnétique, mise en mouvement, atteint plus tôt le repos, quand elle est placée dans la proxi- - mité de substances métalliques ou non métal- liques que lorsqu’elle en est éloignée. Ce premier L—1 b LE XVII . INTRODUCTION. aperçu, fécondé par d’ingénieuses combinai- sons, le conduisit, en 1825, à expliquer les phénomènes produits par la rotation des disques agissant sur des aiguilles en repos, ainsi que l'influence qu’exercent sur les aiguilles Peau, la glace et le verre. Pendant six ans, Pexcitation du magnétisme par le mouvement fut l’objet, 4 d’ardentes discussions entre Nobili, Antinori, 4 Seebeck, Barlow, sir John Herschel, Babbage et. Baumgariner, jusqu’à l’année 1831, où la bril- lante découverte de Faraday rattacha tous, les M phénomènes du magnétisme par rotation aux : principes féconds des courants d'induction. Telle: est la marche des sciences, à ces époques mal- heureusement irop courtes où elles avancent. d’un pas rapide, où les idées tendent à se géné- 4 raliser, où les esprits s'élèvent par degrés à des conceptions d’un. ordre supérieur. Pour tracer celte esquisse des travaux les plus importants de M. Arago, et de l’influence qu'ils * ont. exercée, J'ai dû compléter mes propres, sou- * venirs par ceux de deux hommes déyoués à sa mémoire : le, célèbre professeur de Genève, « M. Auguste de La Rive, et le savant chargé par ! M. Arago lui-même de diriger la publication de * ses OEuvres, M. Barral, chimiste et physicien * INTRODUCTION. xæ d’un rare mérite, répétiteur à cette École poly- technique dont il m'est resté un reconnaïssant souvenir, pour y avoir travaillé longtemps sous la direction de M. Gay-Lussac. Ce tableau général achevé, il me reste à entrer dans quelques détails sur la distribution des matières qui compose- ront les OEuvres de Francois Arago. Mais avant tout, je dois prévenir qu’il sera difficile desuivre toujours un ordre bien déterminé, tant sont étroits les rapports qui unissent les différentes sciences et que des découvertes nouvelles mul- tiplient de jour en jour, tant sont incertaines les limites qui les séparent! Éloigné de la France, qui a été longtemps pour moi comme une se- conde patrie, et n'ayant pas les manuscrits de M. Arago sous les yeux, je ne puis présenter que de vagues aperçus. Je divise en six groupes en . semble des travaux de mon illustre ami. L PARTIE LITTÉRAIRE ET BIOGRAPHIQUE. Je crois être l'interprète de la voix publique, au milieu de toutes les dissidences des opi- _nions, en vantant, dans les É/oges académiques _de M. Arago, le soin critique qu’il apporte à la _ recherche des faits, l’impartialité des jugements, la lucidité des expositions scientifiques, une cha- xx; INTRODUCTION. leur qui grandit à mesure que le sujet s’élève. Ces mêmes qualités distinguent les divers dis- cours qu’il a prononcés dans les assemblées poli- tiques où il occupait un rang si éminent par la noblesse et la pureté de ses convictions, et les rapports qu’il a rédigés afin de faire rendre aux sciences, dans les personnes de quelques inventeurs célèbres, un hommage éclatant. Pour faire apprécier avec justesse le mérite des hommes dont il veut retracer la vie et carac- tériser les travaux, M. Arago débute générale-. ment par un tableau de l’état des connaissances | à l’époque où ils ont commencé à se produire. 4 M. Arago apportait au travail autant de patience « que d’ardeur; aussi ses éloges sont-ils d’une! haute importance pour l’histoire des sciences, M et en particulier pour l’histoire des grandes dé- # couvertes. Des convictions profondes, acquises ! par de longues et pénibles recherches, ont quel- : quefois rendu ses jugements sévères et l'ont « “exposé lui-même à d’injustes critiques. La décou- * verte de la décomposition de l’eau, par exemple, « et l’invention de la machine à vapeur à haute « pression, qui a si puissamment secondé la domi- « nation de l’homme sur la nature, sont de ces : faits pour lesquels, comme pour plusieurs 1 J 3 À 4 INTRODUCTION. «XI ‘autres encore, le sentiment national n’est point J'unique cause de la divergence d’opinion qui existe entre les savants. Défenseur zélé des intérêts de la raison, M. Arago nous fait souvent sentir dans ses Éloges combien l’élévation du caractère ajoute de no- blesse et de gravité aux œuvres de esprit. Dans Pexposition des principes de la science, sur la- quelle il sait répandre une admirable et persua- sive clarté, le style de l’orateur est d’autant plus expressif, qu'il offre plus de simplicité et de précision. Il atteint alors à ce que Buffon a nommé la vérité du style. IL. PARTIE RELATIVE A L'ASTRONOMIE ET À LA PHYSIQUE CÉLESTE. Travaux de la méridienne de France dans sa partie la plus méridionale, accomplis conjoin- . tement avec M. Biot. — Figure de la terre. — Recherches sur la détermination précise des . diamètres des planètes. — Nouveau micromètre oculaire et nouvelle lunette prismatique diffé- rente de celle de Rochon.— Solstices d’été et d'hiver ; équinoxes de printemps et d'automne; déclinaisons d'étoiles australes et circumpo- laires ; position absolue de la polaire en 1813; XXII INTRODUCTION. latitude de Paris; parallaxe de la 61° du cygne (recherches faites avec M. Mathieu). — Obser- vations géodésiques faites sur les côteside France et d'Angleterre, avec M. Mathieu et des-savants | anglais, pour déterminer la différence de longi- tude entre Greenwich et Paris.—Recherches sur la déclinaison de quelques étoiles de première et de seconde grandeur, faites avec MM. Mathieu et Humboldi. — Nouvelles recherches photomé- | triques sur l’intensité comparative de la lumière des astres, ei de la lumière qui émane du bord.et du centre du disque solaire.— Intensité lumi- neuse dans les différentes parties de la lune. — . Variabilité de la lumière cendrée du disque lu- naire. — Régions polaires de Mars.— Bandes de ! Jupiter et de Saturne. — Lumière des satellites * de Jupiter comparée à celle de la planètecentrale | du petit système, — Constitution physique du soleil et de ses diverses enveloppes.— Lumière qui émane des parties gazeuses dusoleil.—Phé- | nomènes singuliers que présentent les éclipses | totales de soleil.— Proéminences rougeñtres qui | se montrent sur le contour de la lune pendant la durée d’une éclipse solaire totale. — Rayons de lumière polarisée dans la lumière qui émane des comètes.—Cause de la scintillation des étoiles.— à | | INTRODUCTION. XXII RES dé mfradti on; héradiation: Effet des ‘lunettes sur la visibilité des étoiles pendant le jour.—Considérations sur la lumière atmosphé- rique diffuse. — Vitesse de la lumière des étoiles vers lesquelles la terremarche,et des étoiles dont la terre s'éloigne. — Vitesse de transmission des rayons de différentes couleurs. — Moyen fourni par les phases d’Algol pour mesurer la vitesse de transmission des rayons lumineux. L’ Astronomie populaire qui offre l'exposé des cours publics faits par M. Arago, de 1812 à 1845, dans le magnifique amphithéätre de l'Observa- toire, et suivis avec le plus vif intérêt par toutes les classes de la société, sera le principal orne- ment de cette seconde partie de ses OEuvres. La lecture du traité d’ Astronomie populaire réveil- _lera des souvenirs bien doux et bien tristes à la _ fois chez ceux qui ont eu le bonheur d’assister _aux leçons de M. Arago, d'admirer ce débit si simple, si persuasif, si attachant. III, PARTIE OPTIQUE. Diversité de la nature de la lumière qui émane des corps incandescents , solides ou gazeux. — … Moyen dedistinguer par le polariscope la lumière _polarisée de la lumière naturelle. — Rapport XXIV INTRODUCTION. constant entre la proportion de lumière pola- risée qui se trouve dans le faisceau transmis où réfracté et celle qui existe dans le faisceau ré- fléchi. — M. Arago a aussi trouvé, conjointe- ment avec Fresnel, que les rayons polarisés n’exercent plus d'influence les uns sur les au- tres quand leurs plans de polarisation sont per- pendiculaires entre eux, et que par conséquent | ils ne peuvent plus alors produire de franges, : quoique toutes les conditions nécessaires à Vapparition de ce phénomène, dans le cas. ordinaire, soient scrupuleusement remplies, — : Traité de photométrie, fondé sur la théorie : des ondes (travail expérimental et théorique, | dont une grande partie se trouvait contenue en sept Mémoires, présentés à l'Académie des Sciences en 1850).—Réfraction des rayons lumi- neux dans différents gaz et sous différents an- gles. — Mémoire sur la possibilité de déterminer les pouvoirs réfringents des corps d’après leur | composition chimique. — Recherches sur les affinités des corps pour la lumière, faites con- Jointement avec M. Biot. — Polarisation chro- matique ; fécondité de ses applications dans la physique céleste et terrestre. — Polarisation cir- culaire (rotatoire), ou phénomènes de colora- 4 INTRODUCTION. XxXV tion, découverts dès 1811 par M. Arago, dans des plaques de quartz coupées perpendiculaire- ment à l’axe du cristal (le rayon blanc qui tra- verse offre les plus vives couleurs, lorsqu'on le regarde à travers un prisme biréfringent). —An- neaux colorés réfléchis et transmis. — Applica- tion de la double réfraction à la photométrie. — Formation de tables photométriques offrant les quantités de lumière réfléchie et transmise _ par une lame de verre, pour les inclinaisons - comprises entre 4° et 26°, et continuées jusqu’à l'incidence perpendiculaire par un procédé par- ticulier. — Évaluation de la perte de lumière qui _ s'opère par la réflexion à la surface des métaux, et démonstration de ce fait important qu’il n’y a pas de perte de lumière dans l’acte de la ré- {lexion totale. — La loi de Malus, dite loc du » Cosinus, sur le partage de la lumière polarisée, -« qui n’était d’abord qu’un moyen empirique | de représenter les apparences », a été démontrée _expérimentalement par M. Arago, pour le cas où _ Je faisceau polarisé traverse, soit un prisme doué de la double réfraction, soit une tourma- linetaillée parallèlement à l’axe. (Le polarimètre de M. Arago, employé dans ces genres d’expé- - riences , était d’une telle sensibilité, qu’il accu- 6 xxYI INTRODUCTION. sait sans équivoque, dans un faisceau , un qua- tre-vingtième de lumière polarisée. Pour toutes ces recherches relatives à la photométrie, les ex- périences et Les calculs ont été faits par MM. Lau- gier et Petit, sous la direction de M. Arago.)— Démonstration de la possibilité de construire un baromètre, un thermomètre et un réfracteur. interférentiels. — Vues sur la mesure des mon- tagnes par le polariscope et sur celle de la hau- teur des nuages à l’aide d’un polarmètregradué, IV. PARTIE ÉLECTRO-MAGNÉTIQUE, Découverte de la propriété d’attirer la limaille. de fer que possède le fil rhéophore, qui unit les« pôles de la pile. — Aïmantation d’une aiguille: au moyen du passage du courant électrique en« hélice; points conséquents qui en résultent. — Magnétisme de rotation, par lequel il a été constaté d’une manière rigoureuse que tous les corps sont susceptibles d'acquérir du magné-! tismre, fait déjà deviné par William Gilbert, et. rendu probable par les ingénieuses expériences de Coulomb. — Observations des variations : horaires de la déclinaison magnétique à Paris depuis 1818; changements séculaires du même. | | | | phénomène. — Discussion sur le mouvement, . INTRODUCTION. xxvIt de l’est à l’ouest, des nœuds ou points d’inter- “section de l'équateur magnétique avec l'équateur “géographique. — Perturbations qu’éprouve, par Lsnérancé des aurores polaires, la marche des variations horaires de la déclinaison magné- tique dans des endroits où l’aurore polaire n’est pas visible. — Simultanéité des perturbations de déclinaison (orages magnétiques), prouvée par des observations correspondantes entre Paris et Kasan, entre Paris et Berlin, entre Paris, Berlin et les mines de Freïberg , en Saxe. — Observation de la déviation qu’éprouve, par Papproche d’un aimant, le jet de lumière qui réunit les deux bouts du charbon conducteur, dans un courant électrique fermé; analogies qu'offre cette expérience avec les phénomènes de l'aurore boréale. — Découverte faite en 1827 de la variation horaire de l’inclinaison et de mens ve _ V. PARTIE RELATIVE À LA MÉTÉOROLOGIE ET AUX PRINCIPES GÉNÉRAUX DE PHYSIQUE ATMOSPHÉRIQUE, Détermination du poids spécifique de Pair, faite conjointement avec M. Biot. — Expériences _ faites avec M. Dulong, à l’effet de constater _ que la loi de Mariotte n’éprouve aucune varia- XXVIIE INTRODUCTION. tion essentielle jusqu’à la pression de vingt-sept atmosphères et bien au delà.— Expériences dan-! gereuses, faites avec le même physicien, sur! les forces élastiques de la vapeur d’eau à de très-hautes températures. — Table des forces! élastiques de la vapeur d’eau et des températures | correspondantes. — Formation des halos et lu- mière polarisée que les halos reflètent.— Cyano- mètre. — Recherches optiques sur les causes de la couleur des eaux de la mer et des rivières. —. Froid produit par Pévaporation. — Recherches sur les quantités de pluie qui tombent à diverses . hauteurs et en différents lieux. — Explication : des effets nuisibles atiribués à la lune rousse. — Un Mémoire irès-étendu sur le tonnerre, la fou- dre et les éclairs de chaleur, augmenté de nom- : breuses additions que M. Arago, pendant sa ! dernière maladie, dictait à un secrétaire savant ! et dévoué, M. Goujon, jeune astronome dé « l'Observatoire de Paris, qui a écrit de la même manière, sous la dictée de son illustre maître, | lé traité d’Astronomie populaire. — Expériences M sur la vitesse du son, faites en 1822, conjointe- « ment avec MM. Gay-Lussac, Bouvard, Prony, Mathieu et Humboldt, avec laide de Partillerie : de la garde royale, entre Montlhéry et Villejuif. » D ; à 4 INTRODUCTION. XXIX VI. PARTIE RELATIVE À LA GÉOGRAPHIE PHYSIQUE. Niveau des mers. — État thermométrique du “globe. — Température de la surface des mers à différentes latitudes, et dans les différentes couches superposées jusqu'aux plus profondes. — Courants d’eau chaude et d’eau froide. — Les eaux de l'Océan comparées à l’atmosphère qui les recouvre, sous le rapport de la tem- _pérature. — Couleur du ciel et des nuages à _ différentes hauteurs au-dessus de l’horizon. _— Point neutre de polarisation dans l’atmo- sphère. — Emploi d’une plaque de tour- _maline taillée parallèlement aux arêtes du prisme, pour voir les écueils et le fond de la mer. — Température de lair autour du pôle . boréal. — Température moyenne de l'intérieur _ de la terre à des profondeurs accessibles à l'homme (les observations faites sur la tem- pérature des puits forés, de différentes pro- _ fondeurs, ont conduit à la loi qui donne Vaccroissement de chaleur à mesure que l’on s'enfonce dans l’intérieur de la terre). | Telest le tableau, encore bien incomplet mal- … gré les richesses immenses qu’il renferme, des XXX INTRODUCTION. travaux de M. Arago. Ils l’ont élevé au rang des hommes les plus éminents du x1x° siècle. Son nom sera honoré partout où se conser- vent le respect pour les services rendus aux sciences, le sentiment de la dignité de l’homme: et de indépendance de la pensée, l'amour des, libertés publiques. Mais ce n’est pas seulement. autorité d’une puissante intelligence qui a donné à M. Arago la popularité dont il a joui:. ce qui a contribué encore à mettre son nom en: honneur, c’est le zèle consciencieux qui ne s’est. : point démenti à l’approche de la mort, ce sont. ses efforts désespérés pour remplir jusqu’au der nier moment les devoirs les plus minutieux. IL ne faut pas non plus oublier le charme de sa 4 diction , l’aménité de ses mœurs, la bienveil- lance de son caractère. Capable du plus tendre! | dévouement, modérant toujours par sa bonté naturelle la vivacité d’une âme ardenite, M. Arago! a goûté, au centre d’une famille spirituelle et aimante, les paisibles douceurs de la vie domes- « tique. Ce qu’une touchante assiduité, l’exercicé « d’une intelligente prévoyance, et le zèle le plus « tendre et le plus inventif ont pu offrir de conso- lation et de soulagement, M. Arago l’a trouvé pendant le lent épuisement de ses forces, dans | INTRODUCTION. XXXI >. cercle, malheureusement trop étroit, des pa- qui lui étaient chers. Il est mort environné ses fils ; d’une sœur, madame Mathieu, digne de la tendre affection d’un tel frère; d’une nièce, madame Laugier, qui s’est consacrée à lui avec la plus touchante abnégation, et qui, au dernier moment, s’est montrée aussi grande dans Ja douleur que noble dans le dévouement. * Éloigné du lit de souffrance de M. Arago, je n’ai pu faire entendre que de loin les accents de ma vive aflliction.. La certitude même d’une perte prochaine n’a pu en diminuer lamer- tume. Pour rendre un dernier hommage à celui qui vient de descendre dans la tombe, je consi- gnerai ici quelques lignes qui déjà ont été pu- bliées ailleurs. « Ce qui caractérisait, disais-je, cet homme unique, ce n’était pas seulement la puissance du génie qui produit et féconde, ou cette rare lucidité qui sait développer des aper- .Cus nouveaux et compliqués, comme choses longuement acquises à l'intelligence humaine; c'était aussi le mélange attrayant de la force et de l'élévation d’un caractère passionné, avec la douceur affectueuse du sentiment. Je suis fier de penser que, par mon tendre dévoue- . ment et par la constante admiration que j'ai _ XXXH INTRODUCTION. exprimée dans tous mes ouvrages, je lui appartenu pendant paint: 6e ans, et que. mon nom sera parfois prononcé à côté de son Fr grand nom, » ALEXANDRE DE HUMBOLDT, Potsdam, novembre 1853, = HISTOIRE DE MA JEUNESSE" I, Je n’ai pas la sotte vanité de m’imaginer que quel- “qu'un, dans un avenir même peu éloigné , aura la curio- | sité de rechercher comment ma première éducation s’est faite, comment mon intelligence s’est développée; mais _ des biographes improvisés et sans mission, ayant donné -à ce sujet des détails complétement inexacts, et qui im- | pliqueraient la négligence de mes parents, je me crois obligé de les rectifier. sf Le mn. ox FsLJe naquis le 26 février 1786, dans la commune d’Es- _tagel, ancienne province du Roussillon (département des Pyrénées-Orientales). Mon père, licencié en droit, avait _de petites propriétés en terres arables, en vignes et en : 1. OEuvre posthume. ‘4 L À — 1 1 2 ; HISTOIRE champs d’oliviers, dont le revenu faisait vivre sa nom- breuse famille. ÿ J'avais donc trois ans en 4789, quatre ans en 1790, ” cinq ansen 1791, six ans en 1799, et sept ansen 1798, etc. Le lecteur a par devers lui les moyens de juger si, comme on l’a dit, comme on l’a imprimé, j'ai trempé: dans les excès de notre première révolution. : | LIL. Mes parents m’envoyèrent à l’école primaire d’Estagel, | où j'appris de bonne heure à lire et à écrire. Je recevais en outre, dans la maison paternelle, des leçons particu- lières de musique vocale, Je n'étais, du reste, ni plus « ni moins avancé que les autres enfants de mon âge. Je“ n’entre dans ces détails que pour montrer à quel point se sont trompés ceux qui ont imprimé que, à l’âge de qua- torze à quinze ans, je n’avais pas encore appris à lire. Estagel était une étape pour une portion des troupes | qui, venant de l’intérieur , allaient à Perpignan ou se rendaient directement à l’armée des Pyrénées. La maison de mes parents se trouvait donc presque constamment remplie d'officiers et de soldats. Ceci, joint à la vive | irritation qu'avait fait naître en moi l'invasion espagnole, « m'avait inspiré des goûts militaires si décidés, que ma « famille était obligée de me faire surveiller de près pour: ! empêcher que je ne me mélasse furtivement aux soldats qui partaient d’Estagel. Il arriva souvent qu'on m'attei- « gnit à une lieue du village, faisant déjà route avec les troupes, DE MA JEUNESSE. 3 Une fois, ces goûts guerroyants faillirent me coûter cher. C'était la nuit de la bataille de Peires-Tortes. Les troupes espagnoles, en déroute, se trompèrent en partie de chemin. J'étais sur la place du village, avant que le jour se levât ; je vis arriver un brigadier et cinq cava- liers qui, à la vue de larbre de la liberté, s’écrièrent : Somos perdidos ! Je courus aussitôt à la maison m’armer d'une lance qu'y avait laissée un soldat de la levée en masse, et, m’embusquant au coin d’une rue, je frappai d’un coup de cette arme le brigadier placé en tête du peloton. La blessure n’était pas dangereuse; un coup de sabre allait cependant punir ma hardiesse, lorsque des _ paysans, venus à mon aide et armés de fourches, renver- Sèrent les cinq cavaliers de leurs montures et les firent prisonniers. J’avais alors sept ans. IV. Mon père étant allé résider à Perpignan , comme tréso- rier de la monnaie, toute la famille quitta Estagel pour _ Vy suivre. Je fus alors placé comme externe au collége communal de la ville, où je m’occupai presque exclusive ment d’études littéraires. Nos auteurs classiques étaient devenus l’objet de mes lectures de prédilection. Mais la direction de mes idées changea tout à coup, par une circonstance singulière que je vais rapporter. En me promenant un jour sur le rempart de la ville, je vis un officier du génie qui y faisait exécuter des répa- _ rations. Cet officier, M. Cressac, était très-jeune ; j'eus . la hardiesse de m’en approcher et de lui demander com- “# 4 HISTOIRE ment il était arrivé si promptement à porter l’épaulette, « Je sors de l’École polytechnique, répondit-il. — Qu'’est- ce que cette école-là? — C’est une école où l’on entre par examen, — Exige-t-on beaucoup des candidats? — Vous le verrez dans le programme que le Gouverne- ment envoie tous les ans à l'administration départemen- tale; vous le trouverez d’ailleurs dans les numéros du Journal de l’École, qui existe à la bibliothèque de l’école . centrale, » Je courus sur-le- es à cette bibliothèque; et c'est . là que, pour la première fois, je lus le programme des connaissances exigées des candidats. À partir de ce moment, j'abandonnai les classes de l'école centrale, où l’on m'enseignait à admirer Cor- neille, Racine, La Fontaine, Molière, pour ne plus fré- quenter que le cours de mathématiques. Ce cours était. confié à un ancien ecclésiastique, l’abbé Verdier, homme . fort respectable, mais dont les connaissances n’allaient : pas au delà du cours élémentaire de La Caille, Je vis d’un coup d'œil que les leçons de M. Verdier ne suffi- raient pas pour assurer mon admission à l’École poly- technique ; je me décidai alors à étudier moi-même les ouvrages les plus nouveaux, que je fis venir de Paris. C'étaient ceux de Legendre, de Lacroix etde Garnier. | En parcourant ces ouvrages, je rencontrai souvent des difficultés qui épuisaient mes forces. Heureusement, chose étrange et. peut-être sans exemple dans tout le reste dé la : France, il y avait à Estagel un propriétaire, M. Raynal, | qui faisait ses délassements de l'étude des mathématiques transcendantes. C’était dans sa cuisine, en donnant ses ! Y DE MA JEUNESSE. 5 ordres à de nombreux domestiques , pour les travaux du lendemain, que M. Raynal lisait avec fruit l'Architecture hydraulique de Prony, la Mécanique analytique et la Mé- canique céleste. Cet excellent homme me donna souvent des conseils utiles; mais, je dois le dire, mon véritable maître , je le trouvai dans une couverture du traité d’al- gèbre de M. Garnier. Cette couverture se composait d’une feuille imprimée sur laquelle était collé extérieure- ment du papier bleu. La lecture.de lapage non recou- verte me fit naître l’envie de connaître ce que me cachait le papier bleu. J'enlevai ce papier avec soin, après l'avoir humecté, et je pus lire dessous ce conseil donné par d’Alembert à un jeune homme qui lui faisait part des difficultés qu'il rencontrait dans ses études : «Allez, Monsieur, allez, et la foi vous viendra. » ”"CeMfut pour moi un trait de lumière : au lieu-de m’ob- stiner à comprendre du premier coup les propositions qui se présentaient à moi, j'adinettais provisoirement leur vérité , je passais outre, et j'étais tout surpris, le lende- main, de comprendre parfaitement ce qui, la veille, me paraissait entouré d’épais nuages. # Je m'étais ainsi rendu maître , en un an et demi, de toutes les matières contenues dans le programme d’ad- mission , et j'allai à Montpellier pour subir l'examen. J'avais alors seize ans. M. Monge le jeune, examinateur, fut retenu à Toulouse par une indisposition, et écrivit aux candidats réunis à Montpellier qu’il les examinerait à Paris. J'étais moi-même trop indisposé pour entre- prendre ce long voyage, et je rentrai à Perpignan. Là, je prêtai l'oreille, un moment, aux sollicitations 6 HISTOIRE de ma famille, qui tenait à me faire renoncer aux car- rières que l’École polytechnique alimentait. Mais, bientôt, mon goût pour les études mathématiques l’emporta ; j'augmentai ma bibliothèque de l’Introduction à l'analyse infinitésimale d’Euler, de la Résolution des équations nu- mériques , de la Théorie des fonctions analytiques et de la Mécanique analytique de Lagrange, enfin de la Méca- nique céleste de Laplace, Je me livrai à l'étude de ces ouvrages avec. une grande ardeur, Le journal de l’École renfermant des travaux tels que le Mémoire de M. Pois- son sur l'élimination, je me figurais que tous les élèves étaient de la même force que ce géomètre , et qu’il fal- lait s'élever jusqu’à sa hauteur pour réussir, À partir de ce moment, je me préparaï à la carrière d’artilleur, point de mire de mon ambition; et comme j'avais entendu dire qu’un officier devait savoir la mu- sique, faire des armes et danser, je consacrai les pre- mières heures de chaque journée à la culture de ces trois arts d'agrément. Le reste du temps, on me voyait me promenant dans les fossés de la citadelle de Perpignan, et cherchant, par des transitions plus ou moins forcées, à passer d’une question à l’autre, de manière à être assuré de pouvoir montrer à l’examinateur jasqu’où mes études s'étaient étendues :. 4. Méchain, membre de l’Académie des Sciences et de l’Institut, fut chargé en 1792 d'aller prolonger la mesure de la méridienne en Espagne, jusqu’à Barcelone. Pendant ses opérations dans les Pyré- nées, en 1794, il avait connu mon père qui était un des adminis- trateurs du département des Pyrénées-Orientales. Plus tard, en 1803, lorsqu'il s'agissait de continuer la mesure de la méridienne DE MA JEUNESSE. 7 Ye Le moment de examen arriva enfin, et je me rendis à Toulouse, en compagnie d’un candidat qui avait étudié au collége communal. C'était la première fois que des élèves venant de Perpignan se présentaient au concours. Mon camarade, intimidé, échoua complétement. Lorsque, après lui, je me rendis au tableau, il s’établit entre M. Monge, l’examinateur, et moi, la conversation la plus étrange : | _ « Si vous devez répondre comme votre camarade, il est inutile que je vous interroge. — Monsieur, mon camarade en sait beaucoup plus qu ‘il ne l’a montré; j'espère être plus heureux que lui; jusqu'aux îles Baléares, M. Méchain passa de nouveau à Perpignan et vint rendre visite à mon père. Comme j'allais partir pour subir l'examen d'admission à l'École polytechnique, mon père se hasarda à lui demander s’il ne pourrait pas me recommander à M. Monge. «Volontiers, répondit-il; mais, avec la franchise qui me caracté- - rise, je ne dois pas vous laisser ignorer que, livré à lui-même, il k me paraît peu probable que votre fils se soit rendu complétement . maître des matières dont se compose le programme. Au reste, s’il _estreçu, qu’il se destine à l'artillerie ou au génie, la carrière des - sciences, dont vous m'avez parlé, est vraiment trop difficile à par- courir, et à moins d’une vocation spéciale, votre fils n’y trouverait que des déceptions. » En anticipant un peu sur l’ordre des dates, rapprochons ces conseils de ce qu’il advint : J'allai à Toulouse, je subis l'examen et je fus reçu ; une année et demie après je remplis- sais à l'Observatoire la place de secrétaire devenue vacante par la démission du fils de M. Méchain; une année et demie plus tard, c’est-à-dire quatre ans après l’horoscope de Perpignan, je rempla- _çais en Espagne, avec M. Biot, le célèbre académicien qui y était “mort, victime de ses fatigues. 8 HISTOIRE mais ce que vous venez de me dire pourrait bien m'’inti- mider et me priver de tous mes moyens. — La timidité est toujours l’excuse des ignorants; c’est pour vous éviter la honte d’un échec que je vous fais la proposition de ne pas vous examiner. — Je ne connais pas de honte plus grande que celle que vous m'infligez en ce moment. Veuillez m AÉEROBE ; : c'est votre devoir. — Vous le prenez de bien haut, Monsieur! Nous allons voir tout à l'heure si cette fierté est légitime, — Allez, Monsieur, je vous attends! » M. Monge m’adressa alors une question de géométrie à laquelle je répondis de manière à affaiblir ses préven- tions. De là, il passa à une question d’algèbre, à la réso- . lution d’une équation numérique. Je savais l’ouvrage de Lagrange sur le bout du doigt; j'analysai toutes les méthodes connues en en développant les avantages et les défauts : méthode de Newton, méthode des séries récur- rentes, méthode des cascades, méthode des fractions ! continues, tout fut passé en revue; la réponse avait duré une heure entière, Monge, revenu alors à des sentiments d’une grande bienveillance, me dit : « Je pourrais, dès ce « moment, considérer l'examen comme terminé : je veux cependant, pour mon plaisir, vous adresser encore deux questions, Quelles sont les relations d’une ligne courbe et de la ligne droite qui lui est tangente? » Je regardai la question comme un cas particulier de la théorie des osculations que j'avais étudiée dans le Traité des fonc- tions analytiques de Lagrange. « Enfin, me dit l’exami- nateur, comment déterminez-vous la tension des divers ie « DE MA JEUNESSE 9 cordons dont se compose une machine funiculaire? » Je traitai ce problème suivant la méthode exposée dans _ la Mécanique analytique. On voit que Lagrange avait fait tous les frais de mon examen. J'étais depuis deux heures et quart au tableau; M. Monge, passant d’un extrême à l’autre, se leva, vint . m’embrasser, et déclara solennellement que j’occuperais le premier rang sur sa liste. Le dirai-je? pendant l’exa- men de mon camarade, j'avais entendu les candidats toulousains débiter des sarcasmes très-peu aimables pour - les élèves de Perpignan : c’est surtout à titre,de répara- tion pour ma ville natale que la démarche de M. Monge à et sa déclaration me transportèrent de joie. VL Venu à l’École polytechnique, à la fin de 1803, je fus placé dans la brigade excessivement bruyante des Gas- . cons et des Bretons. J'aurais bien voulu étudier à fond la - physique et la chimie, dont je ne connaissais pas même ; les premiers rudiments; mais c’est tout au plus si les - allures de mes camarades m’en laissaient lé temps. Quant - à l'analyse, j'avais appris, avant d’entrer à l’École, beau- . coup au delà de ce qu’on exige pour en sortir. Je viens de rapporter les paroles étranges que M. Monge le jeune m’adressa à Toulouse en commen- çant mon examen d'admission. Îl arriva quelque chose _ d’analogue au début de mon examen de mathématiques . pour le passage d’une division de l'École dans l’autre. L’examinateur, cette fois, était l’illustre géomètre 10 HISTOIRE Legendre, dont j’eus l'honneur, peu d'années après , de devenir le confrère et l’ami, E J'entrai dans son cabinet au moment Fr M. T..., qui. devait subir l’examen avant moi, était emporté, complé- . tement évanoui, dans les bras de deux garçons de salle. Je croyais que cette circonstance aurait ému et adouci . M. Legendre; mais il n’en fut rien, « Comment vous ap- pelez-vous ? me dit-il brusquement. — Arago, répondis-je. — Vous n'êtes donc pas Français? — Si je n’étais pas Français, je ne serais pas devant vous, car je n’ai pas appris qu’on ait été jamais reçu à l'École sans avoir fait preuve de nationalité, — Je maintiens, moi, qu’on n’est pas Français quand on s'appelle Arago, — Je soutiens, de mon côté, que je suis Français, et très-bon Français, ” quelque étrange que mon nom puisse vous paraître, — C’est bien; ne discutons pas sur ce point CE et 1 passez au tableau. » Je m'étais à peine armé de la eraïe, que M. Lost revenant au premier objet de ses préoccupations, me dit : « Vous êtes né dans les départements récemment réunis à la France? — Non, Monsieur ; je suis né dans le dépar- tement des Pyrénées-Orientales, au pied des Pyrénées. — Eh, que ne me disiez-vous cela tout de suite; tout s’expli- que maintenant. Vous êtes d’origine espagnole, n’est-ce pas? — C'est présumable; mais, dans mon humble fa- mille, on ne conserve pas de pièces authentiques qui aient pu me permettre de remonter à l’état civil de mes ancêtres : chacun y est fils de ses œuvres. Je vous déclare de nouveau que je suis Français, et cela doit vous suffire. » La vivacité de cette dernière réponse n’avait pas dis- DE MA JEUNESSE, - 44 osé M. Legendre en ma faveur. Je le reconnus aussitôt ; , ayant fait une question qui exigeait l'emploi d’in- tégrales doubles, il m’arrêta en me disant : « La mé- hode que vous suivez ne vous a pas été donnée par le ofesseur. Où l’avez-vous prise ?— Dans un de vos émoires. — Pourquoi l’avez-vous choisie ? Était-ce pour > séduire ? — Non, rien n’a été plus loin de ma pen- se. Je ne l'ai adoptée que parce qu’elle m'a paru préfé- able. — Si vous ne parvenez pas à m'expliquer les rai- sons de votre préférence, je vous déclare que vous serez mal noté, du moins pour le caractère. » - J'entrai alors dans des développements établissant, elon moi, que la méthode des intégrales doubles était, en ous points, plus claire et plus rationnelle que celle dont acroix nous avait donné l'exposé à l’'amphithéâtre. Dès ce moment, Legendre me parut satisfait et se radoucit. . Ensuite, il me demanda de déterminer le centre de gravité d’un secteur sphérique. « La question est facile, i dis-je. — Eh bien, puisque vous la trouvez facile, je vais la compliquer : au lieu de supposer la densité con- S ante, j'admettrai qu’elle varie du centre à la surface, suivant une fonction déterminée. » Je me tirai de ce cal- xl assez heureusement ; dès ce moment, j'avais entière- nent conquis la bienveillance de l’examinateur. Il m’a- dressa, en effet, quand je me retirai, ces paroles, qui, dans sa bouche, parurent à mes camarades d’un augure ès onenbe : pour mon rang de promotion. «Je vois que vous avez bien employé votre temps ; continuez de nême la seconde année, et nous nous quitterons très- DONS amis. » 12 HISTOIRE Il y avait, dans les modes d’examen adoptés à l’Ecole polytechnique de 1804, qu’on cite toujours pour loppo ser à l’organisation actuelle; des bizarreries inquali- fiables. Croirait-on, par exemple, que le vieux M. Barruë examinait sur la physique deux élèves à la fois, et leu donnait, disait-on, à l’un et à l’autre la note moyenne! Je fus associé, pour mon compte, à un camarade plein d'intelligence, mais qui n'avait pas étudié cette branche de l’enseignement. Nouswçonvinmes qu’il me laisserait le soin de répondre, et nous nous trouvâmes bien l’un et l’autre de cet arrangement, Puisque j'ai été amené à parler de l'École de 1804, je dirai qu’elle péchait moins par l’organisation que par le personnel ; que plusieurs des professeurs étaient fort au dessous de leurs fonctions, ce qui donnait lieu à des scènes! passablement ridicules. Les élèves s'étant aperçus , par exemple, de l'insuffisance de M. Hassenfratz, firent une démonstration des dimensions de l’arc-en-ciel remplie d'erreurs de calcul qui se compensaient les unes les autres, de telle manière que le résultat final était vrai. Le professeur, qui n’avait que ce résultat pour juger de la bonté de la réponse, ne manquait pas de s’écrier, quand il le voyait apparaître au tableau : Bien, bien, parfaite ment bien ! ce qui excitait des éclats de rire sur tous les, bancs de l’amphithéâtre. | Quand un professeur a perdu la consid sans laquelle il est impossible qu’il fasse le bien, on se permet envers lui des avanies incroyables dont je vais citer un“ seul échantillon. À Un élève, M. Leboullenger, rencontra un soir dans le È 4 DE MA JEUNESSE. 43 Lie le même M. Hassenfratz et eut avec lui une dis- eussion. En rentrant le matin à l’École, il nous fit part de ee circonstance. — Tenez-vous sur vos gardes, lui dit v m de nos camarades, vous serez interrogé ce soir ; jouez serré, car le professeur a certainement préparé | APRES EM difficultés, afin de faire rire à vos dépens. … Nos prévisions ne furent pas trompées. À peine les élèves étaient-ils arrivés à l’amphithéâtre, que M. Hassen- fratz appela M. Leboullenger qui se rendit au tableau. + « M. Leboullenger, lui dit le > professeur, vous avez vu la June? - — Non, Monsieur ! — Comment Monsieur, vous dites que vous n’avez jamais vu la lune? — Je ne puis que ré- éter ma réponse; non, Monsieur. » Hors de lui, et Lu sa proie lui échapper à cause de cette réponse inat- tendue, M. Hassenfratz s’adressa à l’inspecteur, chargé ce jour-là de la police, et lui dit : « Monsieur, voilà M. Leboullenger qui prétend n’avoir jamais vu la lune. — Que voulez-vous que j'y fasse? » répondit stoïquement M. Lebrun: Repoussé de ce côté, le professeur se re- tourna encore une fois vers M. Leboullenger, qui restait alme et sérieux au milieu de la gaieté indicible de tout -lamphitéâtre, et il s’écria avec une colère non déguisée : « Vous persistez à soutenir que vous n’avez jamais vu la June? —Monsieur, repartit l'élève, je vous tromperais si je _vous disais que je n’en ai pas entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue. — Monsieur, retournez à votre place. » Après cette scène, M. Hassenfratz n’était plus profes- seur que de nom, son enseignement ne pouvait plus avoir aucune utilité. LE HISTOIRE VII. Au commencement de la deuxième année, je fus nomme chef de brigade. Hachette avait été professeur d’hydro- graphie à Collioure; ses amis du Roussillon me recom- mandèrent à lui ; il m’accueillit avec beaucoup de bonté et me donna même une chambre dans son appartement. C’est là que j’eus le plaisir de faire la connaissance de. Poisson, qui demeurait à côté. Tous les soirs, le grand géomètre entrait dans ma chambre, et nous passions des heures entières à nous entretenir de politique et de mathé- matiques, ce qui n’est pas précisément la même chose. Dans le courant de 1804, l’École fut en proie aux passions politiques, et cela, par la faute du gouverne ment. On voulut d’abord forcer les élèves à signer une adresse de félicitations sur la découverte de la conspira- tion dans laquelle Moreau était impliqué. Ils s’y refu- sèrent, en disant qu'ils n’avaient pas à se prononcer sur une cause dont la justice était saisie. 41 faut, d’ailleurs, | remarquer que Moreau ne s'était pas encore déshonoré en prenant du service dans l’armée russe qui vint m6 | les Français sous les murs de Dresde. Les élèves furent invités à faire une manifestation en faveur de l’institution de la Légion d'Honneur : ils s’y refusèrent encore; ils virent bien que la croix donnée sans enquête et:sans contrôle serait, en bien des cas, la récompense de la charlatanerie et non du vrai mérite, La transformation du gouvernement consulaire en gou- DE MA JEUNESSE. 455 vermement impérial donna lieu , dans le sein de l’École, ; à de très-vifs débats, … Beaucoup d'élèves refusèrent de Lu leurs félicita- _tions aux plates adulations des corps constitués. Le général Lacuée, nommé gouverneur de l’École, ren- dit compte de cette opposition à l'Empereur. A « Monsieur Lacuée, s’écria Napoléon au milieu d’un groupe de courtisans qui applaudissaient de la voix et du geste, vous ne pouvez conserver à l’École les élèves qui ont montré un républicanisme si ardent ; vous les renverrez. Puis, se reprenant : « Je veux connaître auparavant leurs noms et leurs rangs de promotion. » Voyant la liste, le lendemain, il n’alla pas au delà du premier nom, qui était le premier de l'artillerie. « Je ne chasse pas les pre- «miers de promotion, dit-il; ah! s'ils avaient été à la queue pee M. Lacuée, restez-en là. » Rien ne fut plus curieux que la séance dans laquelle le général Lacuée vint recevoir le serment d’obéissance des élèves. Dans le vaste amphithéâtre qui les réunissait, on ne remarquait aucune trace du recueillement que devait “inspirer une telle cérémonie. La plupart, au lieu de ré- P ondre à l'appel de leurs noms : Je le jure, s’écriaient : . Tout à coup, la monotonie de cette scène fut interrom- pue par un élève, le fils de Brissot le conventionnel, qui s’écria d'une voix de stentor : « Non, je ne prête pas ser- ment d’obéissance à l'Empereur. » Lacuée, pâle et très-peu de sang-froid , ordonna à un détachement d’élèves armés placé derrière lui, d’aller arrêter le récalcitrant. Le dé- tachement, à la tête duquel jee trouvais, refusa d’obéir. 16 HISTOIRE Brissot, s’adressant au général, avec le plus grand calme, lui dit : « Indiquez-moi le lieu où vous voulez que je me rende ; ne forcez pas les élèves à se déshonorer en met- tant la main sur un camarade qui ne veut pas résister, » Le lendemain, Brissot fut expulsé, VIII. Vers cette époque , M. Méchain, qui avait été envoyé | en Espagne pour prolonger la méridienne jusqu’à For-. mentera, mourut à Castellon de la Plana, Son fils, secré-- taire de l'Observatoire, donna incontinent sa démission, | Poisson m'offrit cette place ; je résistai à sa première ou- verture : je ne voulais pas renoncer à la carrière militaire, objet de toutes mes prédilections, et dans laquelle j'étais. d’ailleurs assuré de la protection du maréchal Lannes, ! ami de mon père. J’acceptai toutefois, à titre d’essai, après une visite que je fis à M. de Laplace, en compagnie de. M. Poisson, la position qu’on m'offrait à l'Observatoire, avec la condition expresse que je pourrais rentrer dans l'artillerie si ça me convenait. C'est par ce motif que mon nom resta inscrit sur la liste des élèves de l’École : j'étais seulement détaché à l'Observatoire pour un service spécial. J’entrai donc dans cet établissement sur la désignation ! de Poisson, mon ami, et par l'intervention de Laplace. Celui-ci me combla de prévenances. J'étais heureux et ! fier quand je diînais dans la rue de Tournon chez le grand géomètre. Mon esprit et mon cœur étaient très-disposés | à tout admirer, à tout respecter, chez celui qui avait DE MA JEUNESSE. | 47 | vert la cause de l'équation séculaire de la lune, trouvé dans le mouvement de cet astre les moyens de cal- iler l’aplatissement de la terre, rattaché à l'attraction grandes inégalités de Jupiter et de Saturne , etc. , etc. Mais, quel ne fut pas mon désenchantement, lorsque, un jour, j'entendis madame de Laplace s’approcher de son mari, et lui dire : « Voulez-vous me confier la clef du sucre? » . Quelques jours après, un second incident m’affecta plus vivement encore. Le fils de M. de Laplace se pré- perait pour les examens de l’École polytechnique. Il venait quelquefois me voir à l'Observatoire. Dans une de ses visites, je lui expliquai la méthode des fractions continues, à l’aide de laquelle Lagrange obtient les racines des équations numériques. Le jeune homme en parla à son père avec admiration. Je n’oublierai jamais la fureur qui suivit les paroles d'Émile de Laplace, et l’âpreté des reproches qui me furent adressés pour m'être i e patron d’un procédé qui peut être très-long en , mais auquel on ne peut évidemment rien repro- du côté de l'élégance et de la rigueur. Jamais une préoccupation jalouse ne s’était montrée plus à nu et sous des formes plus acerbes. « Ah ! me disais-je, queles anciens furent bien inspirés lorsqu'ils attribuèrent des faiblesses à celui qui cependant faisait trembler l'Olympe en fron- çant le sourcil. » IX. [54 Ici se place, par sa date, une circonstance qui aurait L —1. . 18 HISTOIRE pu avoir pour moi les conséquences les plus fatales ; voici le fait. J’ai raconté plus haut la scène qui fit expulser le filsde Brissot de PÉcole polytechnique. Je l'avais totalement perdu de vue depuis plusieurs mois, lorsqu'il vint me rendre visite à l'Observatoire, :et me plaça dans la posi- tion la plus délicate, la plus terrible où un honnête homme se soit jamais trouvé. 4 « Je ne vous ai pas vu, me dit-il, parce que, dobtial ma sortie de l'École, je me suis exercé chaque jour à tirer le pistolet; je suis maintenant d’une habileté peu: commune , et je vais employer mon adresse à débarrasser la France du tyran qui a confisqué ‘toutes ‘ses libertés. Mes mesures sont prises; j'ai loué une petite chambre” sur le Carrousel, tout près de l’endroit où Napoléon, après être sorti de la cour, vient passer da revue dé-la® cavalerie : c’est de l’humble fenêtre de mon appartement que partira la balle qui lui traversera la tête.» Je laisse à deviner avec quel désespoir je reçus cette confidence. Je fis tous les efforts imaginables pour détour ner Brissot de son sinistre projet ; je lui fis remarquer que! tous ceux qui s'étaient lancés dans des entreprises de cette nature avaient été qualifiés par l’histoire du mom odieux d’assassin. Rien ne parvint à -ébranler sa fatale* résolution ; j’obtins seulement de lui, sur l'honneur ,- la promesse que l'exécution serait quelque peu ajour née, et je me mis en quête des moyens de la fairet avorter. ; L'idée de dénoncer le projet de Brissot à l’autorité ne’ traversa pas même ma pensée. C'était une fatalité qui DE MA JEUNESSE. 19 fenait me frapper, et dont je devais subir les consé- quences , quelque graves qu’elles pussent être, . Je comptais beaucoup sur les sollicitations de la mère de Brissot, déjà si cruellement éprouvée pendant la révo- lution ; je me rendis chez elle, rue de Condé , et la priai à mains jointes de se réunir à moi pour empêcher son douceur, si Sylvain (c'était le nom de l’ancien élève de l'École) croit qu’il accomplit un devoir patriotique, je nai ni l'intention, ni le désir de le détourner de ce … C'était en moi-même que je devais désormais puiser ke tes mes ressources. J'avais remarqué que Brissot s’adonnait à la composition de romans et de pièces de vers, Je caressai cette passion, et tous les dimanches, surtout.quand je savais qu’il devait y avoir une revue, j'allais le chercher, et l’entraînais à la campagne .dans »s environs de Paris. J’écoutais alors complaisamment a lecture des chapitres de ses romans qu’il avait com- po sés dans la semaine. . Les premières courses m'effrayèrent un peu, car, art mé de ses pistolets, Brissot saisissait toutes les occa- ions de montrer sa grande habileté ; et je réfléchissais que cette circonstance me ferait considérer comme .son complice, si jamais il réalisait son projet. Enfin, sa -pré- ention à la-gloire littéraire, que je flattai de mon mieux, es espérances que je lui fis concevoir sur la réussite d'une passion amoureuse dont il m’avait confié le secret, êt à laquelle je ne croyais nullement, lui firent recevoir 20 HISTOIRE avec attention les réflexions que je lui présentais sans cesse sur son entreprise. Il se détermina à faire un voyage d'outre-mer, et me tira ainsi de la plus grave préoccupation que j'ai éprouvée dans ma vie. Brissot est mort après avoir couvert les murs de Paris d'affiches imprimées en faveur de la restauration bour- bonnienne. X. A peine entré à l'Observatoire, je devins le collabora- teur de Biot dans des recherches sur la réfraction des’ gaz, jadis commencées par Borda. | Durant ce travail, nous nous entretinmes souvent, le célèbre académicien et moi, de l'intérêt qu'il y aurait à. reprendre en Espagne la mesure interrompue par la mort de Méchain. Nous soumîmes notre projet à Laplace, qui l'accueillit avec ardeur, fit faire les fonds nécessaires, et le Gouvernement nous confia, à tous deux, cette mis- sion importante. Nous partimes de Paris, M. Biot et moi, et le com missaire espagnol Rodriguez, au commencement d 4806. Nous visitämes, chemin faisant, les stations indi- quées par Méchain; nous fimes à la triangulation pro= jetée quelques modifications importantes, et nous nou mîmes aussitôt à l’œuvre. Une direction inexacte donnée aux réverbères établi à Iviza, sur la montagne Campvey, rendit les observa tions faites sur le continent extrêmement difficiles. L lumière du signal de Campvey se voyait très-rarement et je fus, pendant six mois, au Desierto de las Palmas DE MA JEUNESSE. 21 s l'apercevoir, tandis que plus tard la lumière établie au Desierto, mais bien dirigée, se voyait, tous les soirs, le Campvey. On concevra facilement quel ennui devait éprouver un astronome actif et jeune, confiné sur un pic élevé, n'ayant pour promenade qu’un espace d’une ving- aine de mètres carrés, et pour distraction que la con- ersation de deux chartreux dont le couvent était situé au pied de la montagne, et qui venaient en cachette en- freindre la règle de leur ordre. , Au moment où j'écris ces lignes, vieux et infirme, avec des jambes qui peuvent à peine me soutenir, ma pensée > reporte involontairement sur cette époque de ma vie D, jeune et vigoureux, je résistais aux plus grandes el et marchais jour et nuit dans les contrées mon- tagneuses qui séparent les royaumes de Valence et de Catalogne du royaume d’Aragon, pour aller rétablir nos signaux géodésiques que les ouragans avaient renversés. XI. 4 J'étais à Valence vers le milieu d’octobre 1806. Un matin, de bonne heure, je vis entrer chez moi le consul de France, tout effaré : « Voici une triste nouvelle, me dit M. Lanusse, faites vos préparatifs de départ; la ville est toute en émoi; une déclaration de guerre contre la France vient d’être publiée; il paraît que nous avons éprouvé un grand désastre en Prusse. La reine, assure- t-on, s’est mise à la tête de la cavalerie et de la garde royale; une partie de l’armée française a été taillée en ièces ; le resté est en complète déroute, Nos vies ne 22 HISTOIRE seraient pas en sûreté si nous restions ici; l'ambassadeur de France à Madrid me préviendra quand un bâtime américain, à l’ancre au Grao de Valence, pourra nou prendre à son bord, et moi, je vous avertirai dès que moment sera venu. » Ce moment ne vint pas, Car, peu de jours après, la fausse nouvelle qui, on doit le sappo- ser, avait dicté la proclamation du prince de la Paix, fut remplacée par le bulletin de la bataille d’Iéna. Les gens qui d’abord faisaient les fanfarons et menaçaient de tou pourfendre, étaient subitement devenus d’une platitudt honteuse; nous pouvions nous promener dans la ville, tête levée, sans craindre désormais d’être insultés. Cette proclamation, dans laquelle on parle des cir- constances critiques où était la nation espagnole, des dif- ficultés qui entouraient ce peuple, du salut de la patrie,. des palmes et du Dieu de la victoire, d’ennemis avec lesquels on devait en venir aux mains, ne renfermait pas le nom de la France. On en profita, le eroirait-on? pour soutenir qu’elle était dirigée contre le Portugal. Napoléon fit semblant de croire à cette burlesque interprétation ; mais, dès ce moment, il fut. évident que l'Espagne serait tôt ou tard obligée de rendre un compte: sévère des intentions guerroyantes qu’elle avait subite- ment montrées.en 1806 : ceci, sans justifier les événements de Bayonne, les explique d’une manière fort naturelle. » XHL J’attendais à Valence M. Biot, qui s'était chargé d'ap-] porter de nouveaux instruments avec. lesquels. nous de-" Rd. Rs td St DE MA JEUNESSE. 23 \xionsmesurer. la latitude de Formentera. Je profiterai de ces courts instants de repos pour consigner ici quelques “détails de mœurs qu’on lira peut-être avee intérêt. … Je rapporterai d’abord une aventure qui faillit me coù- ter la vie dans des circonstances assez singulières. - Un jour, par délassement, je crus pouvoir aller, avec sun compatriote, à la foire de Murviedro, l’ancienne Sa- gonte, qu’on me disait être très-curieuse. Je rencontrai, dans la ville, la fille d’un Français résidant à Valence, mademoiselle B***, Toutes les hôtelleries étaient com- bles; mademoiselle B*** nous invita à aller prendre une collation. chez sa grand’mère; nous acceptâmes. Mais, peser de la maison, elle nous apprit que notre visite n'avait pas été du goût de son fiancé, et que nous devions nous attendre à quelque guet-apens de sa façon. Nous allämes incontinent acheter des pistolets chez un armu- rier, et nous nous remîmes en route pour Valence. Chemin faisant, je dis au calezero, homme que j'em- ployais depuis longtemps et qui m'était très-dévoué : n « [sidro, j'ai quelques raisons de croire que nous serons arrêtés; je vous en avertis, afin que vous ne soyez is par les coups de feu qui partiront de la caleza.» 1 Isidro, assis sur le brancard, saivant l'habitude du pays, répondit : . «Vos pistolets sont parfaitement inutiles, Messieurs : laissez-moi faire; il suffira d’un cri pour que ma mule nous débarrasse de deux, de trois et même de quatre hommes. » … Une minute s’était à peine écoulée depuis que le cale- zero avait prononcé ces paroles, lorsque deux hommes 7 24 HISTOIRE se présentèrent devant la mule et la saisirent par les na- seaux. À l'instant, un cri formidable, qui ne s’effacera jamais de mon souvenir, le cri de capitana! fut poussé par Isidro. La mule se cabra presque verticalement, en soulevant l’un des deux hommes, retomba et partit au grand galop. Le cahot qu'éprouva la voiture nous fit trop bien comprendre ce qui venait d'arriver. Un long silence succéda à cet événement; il ne fut interrompu que par ces mots du calezero : « Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que ma mule vaut mieux que des pistolets?» : Le lendemain, le capitaine général, don Domingo Izquierdo me raconta qu'on avait trouvé un homme écrasé sur la route de Murviedro. Je lui rendis comptes de la prouesse de la mule d’Isidro, et tout fut dit. XIIL Une anecdote prise entre mille, et l’on verra quelle vie aventureuse menait le délégué du Bureau des longitudes. Pendant mon séjour sur une montagne voisine de Cullera, au nord de l'embouchure du rio Xucar, et au sud de l’Albuféra, je conçus, un moment, le projet! d'établir une station sur les montagnes élevées qui se voient en face. J’allai la visiter. L’alcade d’un des vil-! lages voisins m’avertit du danger auquel j'allais m’ex-. poser. « Ces montagnes, me dit-il, servent de repaire à. une foule de voleurs de grand chemin. » Je requis la garde | nationale, comme j'en avais le pouvoir. Mon escorte fut” prise par les voleurs pour une expédition dirigée contre . eux, et ils se répandirent aussitôt dans la riche plaine que“ DE MA JEUNESSE. 25 le Xucar arrose. À mon retour, je trouvai le combat en- gagé entre eux et les autorités de Cullera. Il y eut des blessés des deux parts, et si je me le rappelle bien, un alguazil resta même sur le carreau. Le lendemain matin, je regagnai ma station. La nuit suivante fut horrible ; il tombait une pluie diluvienne. Vers minuit, on frappa à la porte de ma cabane. Sur la ques- tion : « Qui va là? on répondit : Un garde de la douane, qui vous demande un refuge pour quelques heures. » Mon domestique ayant ouvert, je vis entrer un homme magni fique, armé jusqu'aux dents. Il se coucha par terre et s'endormit. Le matin, pendant que je causais avec lui, à la porte de ma cabane, ses yeux s’animèrent en voyant sur le penchant de la montagne deux personnes, l’alcade de Cullera et son principal alguazil, qui venaient me rendre visite. « Monsieur, s’écria-t-il, il ne faut rien moins que la reconnaissance que je vous dois, à raison du service que vous m’avez rendu cette nuit, pour que je he saisisse pas cette occasion de me débarrasser, par un coup de carabine, de mon plus cruel ennemi. Adieu, Monsieur ! » Et il partit, léger comme une gazelle, sau- tant de rocher en rocher. Arrivés à la cabane, l’alcade et son dirteit reconnu- rent dans le fugitif le chef de tous les voleurs de grands chemins de la contrée. Quelques jours après, le temps étant redevenu très- mauvais, je reçus une seconde visite du prétendu garde de la douane, qui s’endormit profondément dans ma cabane. Je vis que mon domestique , vieux militaire, qui avait entendu le récit des faits et gestes de cet homme, 26 HISTOIRE s’apprêtait à le tuer. Je sautai à bas demon. lit de camp. et prenant mon domestique à la gorge :. « Êtes-vous fou? lui dis-je; est-ce que. nous sommes chargés de: faire. la police dans le pays? Ne voyez-vous pas d’ailleurstque ce: serait nous exposer au. ressentiment. de. tous: ceux qui obéissent. aux ordres de ce chef redouté? Et: nous. nous. mettrions dans l'impossibilité de terminer nos opéra tions, » Le matin, au lever du soleil, j’eus avec. mon hôte une. conversation que je. vais essayer de reproduire: fidèle ment. : « Votre. situation m'est. parfaitement. connue, je sais. que vous n'êtes pas un. garde de la douane; j'ai appris de science certaine que vous êtes le chef des voleurs de-la contrée. Dites-moi si j'ai quelque chose à redouter de. vos affidés? 3 — L'idée de vous voler nous est. venue; mais.nous avons songé que tout votre argent était dans. les villes. voisines ; que. vous ne portiez pas de fonds sur le: sommet des montagnes, où. vous ne sauriez qu’en faire, et.que: notre expédition contre vous n'aurait: aucun - résultat fructueux. Nous n’avons pas d’ailleurs.la prétention.d’être aussi forts que le roi d’Espagne. Les troupes du roi nous laissent assez tranquillement exercer notre. industries, mais le jour où nous aurions molesté un.envoyé de. l'em- pereur des Français, on dirigerait contre nous plusieurs régiments, et nous aurions bientôt succombé.. Permettez- : moi d'ajouter que la reconnaissance que je vous. dois est. votre plus sûre garantie. — Eh bien, je veux avoir confiance dans vos paroles; DE MA JEUNESSE. 27 je réglerai ma conduite sur votre réponse. Dites-moi si je puis voyager la nuit? IL m’est pénible de me trans- porter, le jour, d’une station à l’autre, sous l'action brû- lante du soleil! — Vous le pouvez, Monsieur; j'ai déjà donné des ordres en conséquence : ils ne seront pas-enfreints. » _ Quelques jours après, je partais pour Denia ; il était minuit, lorsque je vis accourir à moi des hommes à cheval qui m’adressèrent ce discours : « Halte-là! señor ; les temps sont. durs : il faut que ceux qui possèdent viennent au secours de ceux qui n’ont rien. Donnez-nous les clefs de vos malles; nous ne pren- drons que votre superflu. » J'avais déjà déféré à leurs ordres, lorsqu'il me vint à l'esprit. de m’écrier : «On m'avait dit cependant que je pourrais voyager — Comment vous appelez-vous, Monsieur ? — Don Francisco Arago. —Hombre! vaya usted con Dios. (que Dieu vous accompagne). » Et nos cavaliers, piquant des deux, se perdirent rapi- dement dans un champ d’algarrobos. Lorsque mon ami le voleur de Cullera m’assurait que je n'avais rien à redouter de ses subordonnés, il m’ap- prenait.en même temps. que son autorité ne s’étendait pas au. nord de Valence. Les détrousseurs de grand chemin de la partie septentrionale du royaume obéissaient à d’autres chefs, à celui, par exemple, qui, après avoir été pris, condainné et pendu, fut partagé en quatre quartiers 28 HISTOIRE qu’on attacha à des poteaux sur quatre routes royales, mais non sans les avoir préalablement fait bouillir dans de l’huile afin d’assurer leur plus longue conservation. Cette coutume barbare ne produisait aucun effet; car à peine un chef était abattu qu’il s’en présentait un autre pour le remplacer. De tous ces voleurs de grand chemin, ceux qui avaient la plus mauvaise réputation opéraient dans les environs | d'Oropeza. Les propriétaires des trois mules sur les- . quelles nous chevauchions un soir dans ces parages , . M. Rodriguez, moi et mon domestique, nous racontaient . des hauts faits de ces voleurs qui, même en plein jour, : auraient fait dresser les cheveux sur la tête, lorsque, à . la lueur de la lune, nous aperçûmes un homme qui se . cachait derrière un arbre ; nous étions six, et cependant cette vedette eut l’audace de nous demander la bourse . ou la vie; mon domestique lui répondit sur-le-champ : ” « Tu nous crois donc bien lâches ; retire-toi, ou je t’abats d’un coup de ma carabine. — Je me retire, repartit ce . misérable ; mais vous aurez bientôt de mes nouvelles, » Encore pleins d’effroi au souvenir des histoires qu’ils ve- naient de nous raconter, les trois arieros nous supplièrent de quitter la grande route et de nous jeter dans un bois . qui était sur notre gauche. Nous déférâmes à leur invita- tion; mais nous nous égarâmes. « Descendez, dirent-ils, les mules ont obéi à la bride et vous les avez mal diri- gées. Revenons sur nos pas jusqu’à ce que nous soyons | dans le chemin, et abandonnez les mules à elles-mêmes; elles sauront bien retrouver la route. » À peine avions- « nous effectué cette manœuvre, qui nous réussit à mer- DE MA JEUNESSE. 29 veille, que nous entendîmes une vive discussion qui avait lieu à peu de distance. Les uns disaient : « Il faut suivre la grande route, et nous les rencontrerons. » Les autres prétendaient qu’il fallait se jeter à gauche dans le bois, Les aboïements des chiens dont ces individus étaient ac- compagnés ajoutaient au vacarme. Pendant ce temps, nous cheminions silencieusement, plus morts que vifs. Il était deux heures du matin. Tout à coup nous vimes une faible lumière dans une maison isolée ; c'était pour le navigateur comme un phare au milieu de la tempête, et le seul moyen de salut qui nous restât. Arrivés à la porte de la ferme, nous frappâmes et demandâmes l'hospitalité. Les habitants, très-peu rassurés, craignaient que nous ne _fussions des voleurs, et ne s’empressaient pas d’ouvrir. Impatienté du retard, je m’écriai, comme j'en avais reçu l'autorisation : « Au nom du roi, ouvrez ! » On obéit à un ordre ainsi formulé ; nous entrâmes pêle-mêle et en toute hâte, hommes et mules, dans la cuisine qui était au rez-de-chaussée, et nous nous empressâmes d’éteindre _les lumières, afin de ne pas éveiller les soupçons des “bandits qui nous cherchaient. Nous les entendimes, en eflet, passer et repasser près de la maison, vociférant de -toute la force de leurs poumons contre leur mauvaise chance. Nous ne quittämes cette maison isolée qu’au grand jour, et nous continuâmes notre route pour Tor- tose, non sans avoir donné une récompense convenable à nos hôtes. Je voulus savoir par quelles circonstances pro- videntielles ils avaient tenu une lampe allumée à une heure indue. « C’est, me dirent-ils, que nous avions tué un cochon dans la journée, et que nous nous occupions 30 HISTOIRE de la préparation du boudin.» Faites vivre le cochon un | jour de plus ou supprimez les boudins, je ne serais cer- tainement plus de ce monde, et je n’aurais pas l'occasion de raconter l’histoire des voleurs d'Oropeza. XIV. Jamais je n’ai mieux apprécié la mesure intelligente par laquelle Assemblée constituante supprima l’ancienne -division de la France en provinces, ‘ét lui substitua la di- vision en départements, qu’en parcourant pour ma trian- gulation les royautés espagnoles limitrophes , de Cata- logne, de Valence et d'Aragon. Les habitants de ces trois provinces se détestaient cordialement, ‘et il ne fallut rien | moins que le lien d’une haine commune pour les faire agir: simultanément contre les Français. Telle était leur animo= : sité, en 1807, que je pouvais à peine me servir à la fois de | Catalans, d’Aragonais et de Valenciens, lorsque je me. transportais avec mes instruments d’une-station à l’autre, Les Valenciens en particulier étaient traités de peuple léger, futile, inconsistant, par les Catalans. Ceux-ci avaient l'habitude de me dire : En el reino de Valencia la | carne es verdura, la verdura agua, los honibres muge= res, las mugeres nada; ce qui peut se traduire ainsi : « Dans le royaume de Valence, la viande est légume, les légumes de l’eau, les hommes des femmes, et Îles femmes rien. » | D'autre part, les Valenciens, parlant des Aragonais, « les appelaient schuros. Ayant demandé à un pâtre de cette province, qui. Sn ARS de DE MA JEUNESSE. 31 raitmené des chèvres près d’une de mes stations, quelle triotes se montraient si offensés : « Je ne sais, me dit-il en souriant finement, si je dois vous répondre. — Allez, allez, lui dis-je, je puis tout entendre sans me fàcher. — Eh bien, le mot de schuros veut dire qu’à notre grande honte, nous avons quelque- fois été gouvernés par des rois français. Le souverain, avant de prendre le pouvoir, était tenu de promettre sous serment de respecter nos franchises et d’articuler à haute voix les mots solennels Lo Juro ! Comme il ne savait s prononcer la Jofa, il disait schuro. Êtes-vous satisfait, señor? — Je lui répondis : Oui, oui! Je vois que la Ve nité, que l’orgueil ne sont pas morts danse pays-ci. » Puisque je viens de parler d’un pâtre, je dirai qu’en Espagne, la classe d'individus des deux sexes préposée à la garde des troupeaux m’apparut toujours moins éloi- pe qu'en France des peintures que les poëtes anciens as-ont laissées des bergers et des bergères, dans leurs — pastorales. Les chants par lesquels ils cherchent à er les ennuis de lear vie monotone sont plus distin- jeiins à forme et dans le fond que chez les autres mations de l'Europe auprès desquelles J'ai eu accès. Je ne me rappelle jamais sans surprise qu'étant sur une montagne située au point de jonction des royaumes de Fr d'Aragon et de Catalogne, je fus tout à coup enveloppé dans un violent orage qui me força de me ré- #ugier sous ma tente et de m'y tenir tout blotti. Lorsque H'orage se fut dissipé et que je sortis de ma retraite, F “enter dis, à mon grand étonnement, sur un pic isolé 32 HISTOIRE qui dominait ma station, une bergère qui chantait une chanson dont je me rappelle seulement ces huit vers, qui donneront une idée du reste : CCR A los que amor no saben : Ofreces las dulzuras »+ Y a mi las amarguras Que sé lo que es amar. Las gracias al me certé Eran cuadro de flores Te cantaban amores Por hacerte callar. Oh! combien il y a de sève dans cette nation espa- gnole! quel dommage qu’on ne veuille pas lui faire Fe duire des fruits ! XV. En 1807, le tribunal de l’inquisition existait encore à Valence et fonctionnait quelquefois. Les révérends Père ne faisaient, il est vrai, brûler personne; mais ils pr nonçaient des sentences où le ridicule le disputait l’odieux. Pendant mon séjour dans cette ville, le saint office eut à s'occuper d’une prétendue sorcière ; il la fi promener dans tous les quartiers, à califourchon sur u âne, la figure tournée vers la queue ; la partie supérie du corps, depuis la ceinture, n’offrait aucun vêtement ; seulement, pour obéir aux règles les plus vulgaires de la décence, la pauvre femme avait été enduite d’une sub stance gluante, de miel, me dit-on, sur laquelle adhé- rait une énorme quantité de petites plumes; en sorte que, DE MA JEUNESSE. 33 à vrai dire, la victime ressemblait à une poule ayant une tête humaine. Le cortége, je laisse à deviner s’il y avait foule, stationna quelque temps sur la place de la cathé- ale, où je demeurais. On me rapporta que la sorcière fut frappée sur le dos d’un certain nombre de coups de pelle ; mais je n’oserais ps l’affirmer, car j'étais absent au moment où cette hideuse procession passa devant mes fenêtres. Voilà cependant quels spectacles on donnait au peuple, commencement du xix° siècle, dans une des princi- pales villes d’Espagne, siége d’une université célèbre, et patrie de nombreux citoyens distingués par leur savoir, eur courage et leurs vertus. Que les amis de l’humanité de la civilisation ne se désunissent pas; qu’ils forment, au contraire, un faisceau indissoluble, car la supersti- tion veille toujours et guette le moment de ressaisir sa proie. XVI » J'ai raconté, dans le cours de ma relation, que deux Chartreux quittaient souvent leur couvent du Desierto de las palmas, et venaient, en contrebande, me voir à ma station, située environ deux cents mètres plus haut. Quelques détails pourront donner une idée de ce qu’étaient certains moines, dans la Péninsule, en 1807. : L’un des deux, le père Trivulce, était vieux: l'autre, au contraire, était très-jeune. Le premier, d’origine rançaise, avait joué un rôle à Marseille, dans les événe- ments contre-révolutionnaires dont cette ville fut le EL —1, 3 PPS QT 34 HISTOIRE théâtre au commencement de notre première révolution. Son rôle avait été très-actif ; on en voyait la preuve aux cicatrices de coups de sabre qui sillonnaient sa poitrine. Ce fut lui qui vint le premier. En voyant monter son jeune camarade, il se cacha; mais, dès que celui-ci fut entré en pleine conversation avec moi, le père Trivulce se montra {out à coup. Son apparition fit l'effet de la tête de Méduse. « Rassurez-vous , dit-il à son jeune confrères ne nous dénonçons pas réciproquement, car notre prieu n’est pas homme à nous pardonner d’être venus ici e freindre notre vœu de silence, et nous recevrions tous les deux une punition dont nous conserverions longtemps le souvenir. » Le traité fut conclu aussitôt, et à partir de ce jour, les deux chartreux vinrent très-souvent s’en” tretenir avec moi. ; Le plus jeune de nos deux visiteurs était Aragonais! sa famille l'avait fait moine contre sa volonté. Il mé racontait un jour, devant M. Biot, revenu de Tarra gone, où il s'était réfugié pour se guérir de la fièvre, dess détails qui, suivant lui, prouvaient qu'il n’y avait plus en Espagne que des simulacres de religion. Ces détai étaient surtout empruntés au mystère de la confession: M. Biot témoigna brusquement le déplaisir que cette co versation lui causait ; il y eut rnême, dans ses paroles, que | ques mots qui portèrent le moine à supposer que M. Bid le prenait pour ‘une sorte d’espion. Dès que ce soupçoï eut traversé son esprit, il nous quitta sans mot dire, et ll lendemain matin je le vis monter de bonne heure, armé] d’un fusil. Le moine français l'avait précédé, et m’avail} dit à l'oreille quel danger menaçait mon confrère. « Jo} DE MA JEUNESSE. 25 gnez-vous à moi, ajouta-t-il, pour détourner le jeune moine aragonais de son projet homicide. » Je n’ai pas besoin de dire que je m’employai avec ardeur dans cette négociation, où j’eus le bonheur de réussir. Il y avait là, comme on le voit, l’étoffe d’un chef de guerilleros. Je serais bien étonné que mon jeune moine n’eût pas joué un rôle dans la guerre de l'indépendance. XVI. L’anecdote que je vais raconter prouvera amplement que la religion était, pour les moines chartreux du Desierto de las Palmas, non la conséquence de senti- ments élevés, mais une simple réunion de pratiques su- perstitieuses. La scène du fusil , toujours présente à mon esprit, me semblait établir que le jeune moine aragonais, poussé par ses passions , serait capable des actions les plus cri- minelles. Aussi, je fus très-désagréablement impressionné, lorsqu'un dimanche, étant descendu pour entendre la messe, je rencontrai ce moine qui, sans mot dire, me con- - duisit, par une série de sombres corridors, dans une cha- pelle où le jour ne pénétrait que par une très-petite fenêtre. Là je trouvai le père Trivulce, qui se mit-en mesure de dire la messe pour moi seul. Le jeune moine la servait. Tout à coup, un instant avant la consécration, le père Trivulce, se tournant de mon côté, me dit ces propres paroles : « Nous avons la permission de dire la messe avec du vin blanc; nous nous servons pour cela de celui que nous recueillons dans nos vignes : ce vin est très-bon. 36 HISTOIRE Demandez au prieur de vous en faire goûter, lorsque, en sortant d'ici, vous irez déjeuner avec lui. Au surplus, vous pouvez vous assurer à l’instant de la vérité de ce que je vous dis. » Et il me présenta la burette pour me faire boire. Je résistai fortement, non-seulement à cause de ce que je trouvai d’indécent dans cette invitation jetée au milieu de la messe, mais encore parce que, je dois l'avouer, je conçus un moment la pensée que les moines voulaient, en m’empoisonnant, se venger sur moi de : l’avanie que M. Biot leur avait faite. Je reconnus que je m'étais trompé, que mes soupçons n’avaient aucun fonde- ment; car le père Trivulce reprit la messe interrompue, : but, et but largement le vin blanc renfermé dans une des . burettes. Quoi qu’il en soit, lorsque je fus sorti des. mains des deux moines, et que je pus respirer lair pur de la campagne, j’éprouvai une vive satisfaction. XVIIL Le droit d’asile accordé à quelques églises était un des plus hideux priviléges parmi ceux dont la révolution de 89 débarrassa la France. En 1807, ce droit existait encore en Espagne, et appartenait, je crois, à toutes les. cathédrales. J'appris, pendant mon séjour à Barcelone, : qu'il y avait, dans un petit cloître attenant à la plus grande église de cette ville, un voleur de grand chemin , un homme coupable de plusieurs assassinats, qui ÿ vivait: tranquillement, garanti contre toute poursuite par la sain, teté du lieu. Je voulus m’assurer par mes veux de la réa- lité du fait, et je me rendis avec mon ami Rodriguez DE MA JEUNESSE. 37 _ dans le petit cloître en question. L’assassin prenait alors un repas qu’une femme venait de lui apporter. Il devina aisément le but de notre visite, et fit incontinent des dé- monstrations qui nous prouvèrent que si l’asile était sûr pour le détrousseur de grands chemins, il ne le serait guère pour nous. Nous nous retirâmes sur-le-champ, en déplorant que dans un pays qui se disait civilisé, il existät encore des abus aussi criants, aussi monstrueux. XIX. Pour réussir dans nos opérations géodésiques, pour obtenir le concours des habitants des villages voisins de nos stations, nous avions besoin d’être recommandés aux curés. Nous allâmes donc, M. Lanusse, vice-consul de France, M. Biot et moi, rendre visite à l’archevêque de Valence, afin de solliciter sa protection. Cet archevêque, homme de très-haute taille, était alors général des Éfrangiscains; son costume, plus que négligé, sa robe : zrise, couverte de tabac, contrastaient avec la magnifi- zence du palais archiépiscopal. Il nous reçut avec bonté, et nous promit toutes les recommandations désirables : mais, au moment de prendre congé de lui, nos affaires -semblèrent se gâter. M. Lanusse et M. Biot sortirent de x salle de réception sans baiser la main de Monseigneur, quoiqu'il l’eût présentée à chacun d’eux très-gracieuse- ment. L'archevêque se dédommagea sur ma pauvre per- sonne. Un mouvement qui faillit me casser les dents, un . geste que je pourrais justement appeler un coup de poing, | me prouva que le général des franciscains, malgré son 38 HISTOIRE vœu d’humilité, avait été choqué du sans-façon de mes deux compagnons de visite. J’allais me plaindre de la brusquerie dont il usait à mon égard; mais j'avais devant les yeux les nécessités de nos opérations trigono- métriques , et je me tus. D'ailleurs, à l’instant où le poing serré de l’arche- vêque s’appliqua sur mes lèvres, je songeais encore aux belles expériences d'optique qu'il eût été possible de | faire avec la magnifique pierre qui ornait son anneau pastoral. Cette idée, je le dis franchement, m'avait pré- occupé pendant toute la durée de la visite. XX. M. Biot étant enfin venu me retrouver à Valence, où j'attendais, comme je l'ai dit, de nouveaux instruments, nous nous rendîimes à Formentera, extrémité méridio- nale de notre arc, dont nous déterminâmes la latitude. M. Biot me quitta ensuite pour retourner à Paris, pen- dant que je joignais géodésiquement l’île Mayorque à ! Iviza et à Formentera, obtenant ainsi, à l’aide d’un seul ! triangle, la mesure d’un arc de parallèle de un degré et : demi. Je me rendis ensuite à Mayorque, pour y mesurer la : latitude et l’azimut. À cette époque, la fermentation politique, engendrée : par l'entrée des Français en Espagne, commençait à : envahir toute la Péninsule et les îles qui en dépendent. Cette fermentation n’atteignait encore, à Mayorque, que « les ministres, les partisans et les parents du prince de la * DE MA JEUNESSE. 39 Paix. Tous les soirs, je voyais traîner en triomphe , sur la place de Palma, capitale de l’île Mayorque , tantôt les voitures en flammes du ministre Soller, tantôt les voi- tures de l’évêque, et même celles de simples particuliers soupçonnés d’être attachés à la fortune du favori Godoï. J'étais loin de soupçonner alors que mon tour allait bien- tôt arriver. Ma station mayorquine, le Clop de Galazo, montagne très-élevée, était située précisément au-dessus du port où débarqua don Jayme el Conqustador lorsqu'il alla enlever les îles Baléares aux Maures. Le bruit se répan- dit dans la population que je m'étais établi là pour favo- riser l’arrivée de l’armée française, et que tous les soirs je Jui faisais des signaux. Ces bruits toutefois ne devinrent menaçants pour moi qu’au moment de l’arrivée à Palma, le 27 mai 1808, d’un officier d'ordonnance de Napoléon. Cet officier était M. Berthemie; il portait à l’escadre espagnole, à Mahon, l’ordre de se rendre en toute hâte à Toulon. Un soulèvement général, qui mit la vie de cet officier en danger, suivit la nouvelle de sa mission. Le | capitaine-général Vivès ne parvint même à lui sauver la vie qu’en le faisant enfermer dans le château fort de Belver. On se souvint alors du Français établi au Clop de Galazo, et l’on forma une expédition populaire pour aller s’en saisir. M: Damian, patron du mistic que le gouvernement espagnol avait mis à ma disposition, prit les devants et m'apporta un costume à l’aide duquel je me déguisai. En _me dirigeant vers Palma, en compagnie du brave marin, nous rencontrâmes l’attroupement qui allait à ma re- 40 HISTOIRE cherche. On ne me reconnut pas, car je parlais parfaite- ment le mayorquin. J’encourageai fortement les hommes de ce détachement à continuer leur route , et je m’achemi- nai vers Palma. La nuit, je me rendis à bord du mistic, commandé par don Manuel de Vacaro, que le gouverne- ment espagnol avait placé sous mes ordres. Je demandai à cet officier s’il voulait me conduire à Barcelone, occupé par les Français, lui promettant que, si l’on faisait mine de le retenir, je reviendrais sur-le-champ me constituer prisonnier, Don Manuel, qui jusqu'alors avait montré envers moi une obséquiosité extrême , n’eut que des paroles de ru- desse et de défiance. Il se fit, sur le môle, où le mistic était amarré, un mouvement tumultueux que Vacaro m’as- sura être dirigé contre moi. « Soyez sans inquiétude, me dit-il; si l’on pénètre dans le navire, vous vous cache- | rez dans ce bahut. » J’en fis l'essai; mais la caisse qu’il me montrait était si exiguë que mes jambes étaient tout . entières en dehors, et que le couvercle ne pouvait pas . se fermer. Je compris parfaitement ce que cela voulait dire, et je demandai à M. Vacaro de me faire enfermer aussi au château de Belver. L'ordre d’incarcération du capitaine-général étant arrivé, je descendis dans la cha- : loupe où les matelots du mistic me reçurent avec effusion. Au moment où ils traversaient la rade, la populace : m’aperçut, se mit à ma poursuite, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que j'atteignis Belver sain et sauf. Je : n'avais, en effet, reçu dans ma course qu’un léger coup : de poignard à la cuisse. On a vu souvent des prison- : niers s'éloigner à toutes jambes de leur cachot; je suis le DE MA JEUNESSE. 41 emier, peut-être, à qui il ait été donné de faire l'in- verse. Cela se passait le 4° ou le 2 juin 1808. - Le gouverneur de Belver était un personnage très- traordinaire. S'il vit encore, il pourra me demander un Lestiicat de priorité sur les hydropathes modernes : le capitaine grenadin soutenait que l’eau pure, administrée convenablement, était un moyen de traiter toutes les ma- ladies, même les amputations. En écoutant ses théories très-patiemment et sans jamais l’interrompre, je conquis ses bonnes grâces. Ce fut sur sa demande, et dans l'inté- rêt de notre sûreté, qu’une garnison suisse remplaça la troupe espagnole qui jusque-là avait été employée à la garde de Belver. Ce fut aussi par lui que j'appris un jour qu'un moine avait proposé aux soldats qui allaient cher- -cher ma nourriture en ville, de verser du poison dans l'un des plats. | - Tous mes anciens amis de Mayorque m'avaient aban- donné au moment de ma détention. J'avais eu avec don Manuel de Vacaro une correspondance très-acerbe pour “obtenir la restitution du sauf-conduit que l’amirauté an- “glaise nous avait délivré. M. Rodriguez seul osait venir me visiter en plein jour, et m'apporter toutes les conso- lations qui étaient en son pouvoir. + $ XXL L’excellent M. Rodriguez, pour tromper les ennuis de mon incarcération, me remettait de temps en temps les “journaux qui se publiaient alors sur divers points de la Péninsule. 11 me les envoyait souvent sans les lire. Une 42 HISTOIRE fois, je vis dans ces journaux le récit des horribles mas- : sacres dont la ville de Valence, je me trompe, dont la place des Taureaux avait été le théâtre, et dans lesquels disparut, sous la pique du toréador, la presque totalité des Français établis dans cette ville (plus de 350). Un autre journal renfermait un article portant ce titre : Rela- cion de la ahorcadura del señor Arago e del señor Ber- themie ; littéralement : Relation du supplice de M. Arago | et de M. Berthemie. Cette relation parlait des deux suppliciés dans des termes très-différents. M. Berthemie - était un huguenot, il avait été sourd à toutes les exhorta- tions ; il avait craché à la figure de l’ecclésiastique qui | l’assistait, et même sur l’image du Christ. Pour moi, je : m'étais conduit avec beaucoup de décence et m'étais laissé pendre sans soulever aucun scandale. Aussi, l’auteur . de la relation témoignait ses regrets de ce qu'un jeune astronome avait eu la faiblesse de s’associer à une trahi- son , en venant, sous le couvert de la science, favoriser l'entrée de l’armée française dans un royaume ami. Après la lecture de cet article, je pris immédiatement mon parti: « Puisqu’on parle de mon supplice, dis-je à mon | ami Rodriguez, l'événement ne tardera pas à arriver ; : j'aime mieux être noyé que pendu; je veux m’évader de cette forteresse ; c’est à vous de m’en fournir les moyens. » Rodriguez, sachant mieux que personne combien mes appréhensions étaient fondées, se mit aussitôt à l’œuvre, Il alla chez le capitaine-général, et lui fit sentir tous les dangers de sa position si je disparaissais dans une émeute populaire, ou même s’il avait la main forcée pour se dé- : barrasser de moi. Ses observations furent d'autant mieux DE MA JEUNESSE.- 43 comprises , que personne ne pouvait alors prévoir quelle serait l'issue de la révolution espagnole. « Je prends ‘engagement, dit le capitaine-général Vivès à mon colla- dorateur Rodriguez, de donner au commandant de la eresse l’ordre de laisser sortir, quand le moment sera renu, M. Arago et même les deux ou trois autres Français qui sont avec lui dans le château de Belver. [ls n'auront nullement besoin des moyens d'évasion qu'ils se sont procurés; mais j'entends rester en dehors de tous les préparatifs qui deviendront nécessaires pour faire sortir de l'île les fugitifs ; je laisse tout cela sous votre respon- Rodriguez s’entendit immédiatement avec le brave patron Damian; il fut convenu entre eux que Damian prendrait le commandement d’une barque à demi pon- ée que le vent avait poussée sur la plage, qu'il léquipe- rait comme s’il voulait aller à la pêche, qu’il nous porterait à Alger, après quoi sa rentrée à Palma, avec ou sans pois- son, n’inspirerait aucun soupçon. F Les choses furent exécutées suivant ces conventions, et malgré la surveillance inquisitoriale que don Manuel de Vacaro exerçait sur le patron de son mistic. - Le 28 juillet 1808, nous descendions silencieusement là colline sur laquelle Belver est bâtie, au moment même où la famille du ministre Soller entrait dans la forteresse pour se soustraire aux fureurs de la populace. Parvenus Isur le rivage, nous y trouvâmes Damian, sa barque et trois matelots. Nous nous embarquâmes sur-le-champ et mîmes à la voile; Damian avait eu la précaution de réunir aussi sur ce frêle navire les instruments de prix qu'il 44 - HISTOIRE avait enlevés à ma station du Clop de Galazo. La mer était mauvaise; Damian crut prudent de s'arrêter à la petite île de Cabrera, destinée à devenir, peu de temps après, si tristement célèbre par les souffrances qu'y éprouvèrent les soldats de l’armée de Dupont, après la honteuse capitulation de Baylen. Là, un incident singu- lier faillit tout compromettre. Cabrera, assez voisine de: l'extrémité méridionale de Mayorque, est souvent visitée. par des pêcheurs venant de cette partie de l’île. M. Ber= themie craignait assez justement que, le bruit de l’évasior étant répandu, on ne dépêchât quelques barques pour se saisir de nous. Il trouvait notre relâche inopportune; je: soutenais qu’il fallait s’en rapporter à la prudence du patron. Pendant cette discussion, les trois marins que Damian avait enrôlés virent que M. Berthemie, que j’avai fait passer pour mon domestique, soutenait son opinion! contre moi sur le pied d'égalité. Ils s jaduessèment alors en ces termes au patron : « Nous n’avons consenti à prendre part à cette pi dition qu’à la condition que l’aide de camp de l'Empe- reur, renfermé à Belver, ne figurerait pas au nombre des personnes que nous enlèverions. Nous ne voulions nous prêter qu’à la fuite de l’astronome. Puisqu’il en est au- trement, il faut que vous laissiez cet officier ici, à moins que vous ne préfériez le jeter à la mer. » | Damian me fit part aussitôt des dispositions impéra- tives de son équipage. M. Berthemie convint avec moï qu'il souffrirait quelques brutalités qui ne pouvaient être tolérées que par un domestique menacé par son maître; tous les soupçons disparurent. Rosa nl RMS DE MA JEUNESSE- 45 17 Damian, qui craignait aussi pour lui-même l’arrivée de quelques pêcheurs mayorquains, s’empressa de mettre à la voile, le 29 juillet 4808, dès le premier moment favorable, et nous arrivâämes à Alger le 3 août. XXIL ke » Nos regards se portaient avec anxiété sur le port pour deviner la réception qui nous y attendait. Nous fûmes rassurés par la vue du pavillon tricolore qui flottait sur deux ou trois bâtiments. Mais nous nous trompions; ces bâtiments étaient hollandais. Dès notre entrée, un Espa- fgnol que nous primes, à son ton d'autorité, pour un fonc- tivnnaire supérieur de la régence, s’approcha de Damian et lui demanda : « Que portez-vous? — Je porte, ré- pondit le patron, quatre Français. — Vous allez les rem- porter sur-le-champ; je vous défends de débarquer. » Comme nous faisions mine de ne pas obtempérer à son ordre, notre Espagnol, c'était l'ingénieur constructeur des navires du dey, s’arma d’une perche, et se mit à nous “assommer de coups. Mais, incontinent, un marin génois, monté sur un bateau voisin, s’arma d’un aviron et frappa d’estocet de taille notre assaillant. Pendant ce combat animé, nous descendimes à terre sans que personne s’y opposât. Nous avions conçu une singulière idée de la ma- nière dont la police se faisait sur la côte d’Afrique. |. Nous nous rendîmes chez le consul de France, M. Du- bois-Thainville; il était à sa campagne. Escortés par le janissaire du consulat, nous nous acheminâmes vers cette Campagne, l’une des anciennes résidences du dey, située 46 HISTOIRE non loin de la porte de Bab-Azoun. Le consul et sa famille nous reçurent avec une grande aménité et nous donnèrent l'hospitalité. Transporté subitement sur un continent nouveau, j'at- tendais avec anxiété le lever du soleil pour jouir de tout. ce que l'Afrique devait offrir de curieux à un Européen, - lorsque je me crus engagé dans une aventure grave. À la | lueur du crépuscule, je vis un animal qui se mouvait au" pied de mon lit. Je donnai un coup de pied; tout mou- vement cessa, Après quelque temps, je sentis le même mouvement s’exécuter sous mes jambes; une brusque. secousse le fit cesser aussitôt. J’entendis alors les écla de rire du janissaire, couché, sur un canapé, dans las rême chambre que moi, et je vis bientôt qu'il avait sim plement, pour s'amuser de non inquiétude, placé sur mon lit un gros hérisson. Le consul s’occupa, le lendemain, de nous procurer! le passage sur un bâtiment de la Régence qui devait: partir pour Marseille. M. Ferrier, chancelier du consulat! français était en même temps consul d'Autriche. 11 nous procura deux faux passe-ports qui nous transformaient,, M. Berthemie et moi, en deux marchands ambulants, l’un de Schwekat, en Hongrie, l’autre de Leoben. XXII Le moment du départ était arrivé ; le 13 août 1808, nous. étions à bord ; l'équipage n’était pas encore embar= qué. Le capitaine en titre, Raï Braham Ouled Mustaphe Goja, s'étant aperçu que le dey était sur sa terrasse, et DE MA JEUNESSE. #7 4 craignant une punition s’il tardait à mettre à la voile, _ compléta son équipage aux dépens des curieux qui regar- daient sur le môle, et dont la plupart n'étaient pas ma- _rins; ces pauvres gens demandaient en grâce la permis- _ sion d’aller informer leurs familles de ce départ précipité, et de prendre quelques vêtements. Le capitaine resta sourd à ces réclamations. Nous levâmes l’ancre. Le navire appartenait à l’émir de Seca, directeur de la Monnaie. Son commandant réel était un capitaine grec, appelé Spiro Calligero. La cargaison consistait en un grand nombre de groupes. Parmi les passagers se trouvaient cinq membres de la famille à laquelle les . Bakri avaient succédé comme rois des Juifs ; deux mar- chands de plumes d’autruche, Marocains; le capitaine Krog, de Berghen en Norvége, qui avait vendu son bâti- ment à Alicante; deux lions que le dey envoyait à l’em- pereur Napoléon, et un grand nombre de singes. Les premiers jours de notre navigation furent très-heureux. - Par le travers de la Sardaigne nous rencontrâmes un bä- timent américain qui sortait de Cagliari. Un coup de canon (nous étions armés de quatorze pièces de petit _ calibre) avertit le capitaine de venir se faire reconnaître. Hi apporta à bord un certain nombre de talons de passe- "ports, dont l’un s’ajusta parfaitement avec celui dont _ nous étions porteurs. Le capitaine se trouvait ainsi en règle, et ne fut pas médiocrement étonné lorsque je lui “ordonnai, au nom du capitaine Braham, de nous fournir _ du thé, du café et du sucre. Le capitaine américain pro- - testa; il nous appela brigands, écumeurs de mer, for- > bans; le capitaine Braham adinit sans difficulté toutes 48 HISTOIRE 1 4 ces qualifications, et n’en persista pas moins à exiger du À sucre, du café et du thé. L’Américain, poussé alors jusqu’au dernier terme de l'exaspération, s'adressant à moi, qui servais d’inter- | prète : « Oh! coquin de renégat ! s’écria-t-il, si jamais je … te rencontre en terre sainte, je ferai sauter ta tête en . éclats. — Croyez-vous donc, lui répondis-je, que je sois . ici pour mon plaisir, et que, malgré votre menace, je ne : m'en irais pas avec vous, si je le pouvais? » Ces paroles : le calmèrent ; il apporta le sucre, le café et le thé récla- . més par le chef maure, et nous remîmes à la voile, mais. sans nous être donné le farewell d'usage. XXIV. Nous étions déjà entrés dans le golfe de Lyon, et nous approchions de Marseille, lorsque, le 16 août 1808 , nous rencontrâämes un corsaire espagnol de Palamos, armé … à la proue de deux canons de 24. Nous fimes force de. voiles ; nous espérions lui échapper; mais un coup de : canon, dont le boulet traversa nos voiles, nous apprit : qu’il marchait beaucoup mieux que nous. : Nous obéîmes à une injonction ainsi formulée, et su dimes la chaloupe du corsaire. Le capitaine déclara qu'il nous faisait prisonniers, quoique l'Espagne fût en paix avec les Barbaresques, sous le prétexte que nous violions le blocus qu'on venait de mettre sur toutes les ! côtes de France; il ajouta qu’il allait nous mener à Ro-. sas, et que là les autorités décideraient de notre sort. J'étais dans la chambre du bâtiment ; j'eus la curiosité DE MA JEUNESSE. 49 de regarder furtivement l'équipage de la chaloupe, et j'y aperçus, avec un déplaisir que tout le monde concevra, des matelots du mistic commandé par don Manuel de Vacaro, le nommé Pablo Blanco, de Palamos, qui ’avait souvent servi de domestique pendant mes opéra- ions géodésiques. Mon faux passe-port devenait dès ce oment inutile, si Pablo me reconnaissait. Je me cou- hai aussitôt, j'enveloppai ma tête dans ma couverture, et je ne bougeai pas plus qu’une statue. Dans les deux jours qui s’écoulèrent entre notre cap- re et notre entrée dans la rade de Rosas, Pablo, que a curiosité conduisait souvent dans la chambre, s’écriait : Voilà un passager dont je n’ai pas encore réussi à voir a figure. » Lorsque nous fûmes arrivés à Rosas, on décida que ous serions mis en quarantaine dans un moulin à vent émantelé, situé sur la route qui conduit à Figueras. eus le soin de m’embarquer sur une chaloupe à laquelle Pablo n’appartenait pas, Le corsaire partit pour une nou- elle croisière, et je fus un moment débarrassé des pré- ccupations que me donnait mon ancien domestique. f XX V. Notre bâtiment était richement chargé ; les autorités pagnoles désiraient dès lors beaucoup le déclarer de nne prise ; ils firent semblant de croire que j'en étais le ropriétaire, et voulurent, pour brusquer les choses, m’in- rroger, même sans attendre la fin de la quarantaine. On tendit deux cordes entre le moulin et la plage, et un > L—L 4 50 HISTOIRE . juge se plaça en face de moi. Comme l’interrogatoire sem faisait de très-loin, le nombreux public qui nous entou-. rait prenait une part directe aux questions et aux ré | ponses. Je vais essayer de reproduire ce dialogue avec” toute la fidélité possible : F « Qui êtes-vous? — Un pauvre marchand ambulant. — D'où êtes-vous? — D'un pays où certainement vous n’avez jamais été. — Enfin, quel est ce pays? » Je craignais de répondre, car les passe-ports, trempés: dans le vinaigre, étaient dans les mains du juge instruc- teur, et j'avais oublié si j'étais de Schwekat ou de Leo= ben. Je répondis, enfin, à tout hasard : | « Je suis de Schwekat. » Et cette indication se trouvait heureusement conforme à celle du passe-port. « Vous êtes de Schwekat comme moi! me répondit le juge. Vous êtes espagnol, et même espagnol du royaume de Valence, comme je le vois à votre accent. | — Vous allez me punir, Monsieur, de ce que la nature n’a donné le don des langues. J'apprends avec facilité les dialectes des contrées où je vais exercer mon com merce : j'ai appris, par exemple, le dialecte d'Iviza. — Eh bien, vous serez pris au mot... J’apercois ici un soldat d’'Iviza; vous allez lier conversation ave lai. 54 — J'y consens; je vais même chanter la chanson de chèvres. ». , Les vers de ce chant (si vers il y a) sont séparés dé’ DE MA JEUNESSE. 51 deux en deux par une imitation du bêlement de la chèvre. Je me mis aussitôt, avec une audace dont je suis ac- tuellement étonné, à entonner cet air chanté par tous les bergers de l’île : Ah‘graciada señora Una canzo bouil canta Bè bè bè bè. No sera gaira pulida, Nosé si vos agradara Bè bè bè bè. Voilà mon Ivizanero, pour qui cet air faisait l'effet du ranz des vaches sur les Suisses, déclarant, tout en pleurs, que je suis originaire d'Iviza. … Je dis alors au juge que s’il veut me mettre en contact | avec une personne sachant la langue française, on arri- “vera à une solution tout aussi embarrassante. Un officier émigré, du régiment de Bourbon, s'offre incontinent pour faire l'expérience, et, après quelques phrases échangées entre nous, affirme sans hésiter que je suis Français. … Le juge, impatienté, s’écrie : « Mettons fin à ces épreu- ves qui ne décident rien. Je vous somme, Monsieur, de me dire qui vous êtes. Je vous promets la vie sauve si vous me répondez avec sincérité. — Mon plus grand désir serait de vous faire une ré- ponse qui vous satisfit. Je vais donc essayer ; mais je vous préviens que je ne vais pas dire la > Je suis le fils de l’aubergiste de Mataro. - — Je connais cet aubergiste : vous n’êtes pas son fils. » — Vous avez raison. Je vous ai annoncé que je varie- 52 HISTOIRE rais mes réponses jusqu’à ce qu’il y en eût une qui vous convint. Je reprends donc, et je vous dis que je suis un : titiritero (joueur de marionnettes), et que j’exerçais à . Lerida, » | Un énorme éclat de rire de tout le public qui nous en- tourait accueillit cette réponse, et mit fin aux questions. i « Je jure par le diable, s’écria le juge, que je décou- vrirai tôt ou tard qui vous êtes !» Et il se retira. XX VI. Les Arabes, les Marocains, les Juifs, témoins de cet interrogatoire, n’y avaient rien compris; ils avaient vu seulement que je ne m'étais pas laissé intimider. A la fin de l’entretien, ils vinrent me baiser la main, et m’accor- dèrent,dès ce moment, leur entière confiance. | Je devins leur secrétaire pour toutes les séeirihetial individuelles ou collectives qu’ils se croyaient en droit d'adresser au gouvernement espagnol; et ce droit était. incontestable, Tous les jours j'étais occupé à rédiger des | pétitions, surtout au nom des deux marchands de plumes d’autruche, dont l’un se disait assez proche parent de l'empereur de Maroc. Émerveillé de la rapidité avec la- quelle je remplissais une page de mon écriture, ils ima- ginèrent sans doute que j’écrirais aussi vite en caractères arabes, lorsqu'il s’agirait de transcrire les passages du Koran ; que ce serait là pour moi et pour eux la source d’une brillante fortune, et ils me sollicitèrent, à mains jointes, de me faire mahométan, DE MA JEUNESSE. 53 _ Très-peu rassuré par les dernières paroles du juge instructeur, je cherchai momentanément mon salut d’un autre côté. J'étais possesseur d’un sauf-conduit de l’amirauté an- glaise ; j’écrivis donc une lettre confidentielle au capitaine d’un vaisseau anglais, l’Aigle, je crois, qui avait jeté l'ancre depuis quelques jours dans la rade de Rosas. Je lui expliquai ma position. «Vous PARVE: lui disais-je, me réclamer, puisque j'ai un passe-port ang :& Si cette dé- marche vous coûte trop, ayez la bontédef nuscrits et de les envoyer à la Société royale de Londres.» Un des soldats qui nous gardaient et à qui j'avais eu Je bonheur d’inspirer quelque intérêt, se chargea de re- mettre ma lettre. Le capitaine anglais vint me voir; il s'appelait, si j’ai bonne mémoire, George Eyre. Nous eûmes une conversation particulière sur le bord de là plage. George Eyre croyait peut-être que les manuscrits de mes observations étaient contenus dans un registre relié en maroquin et doré sur tranche. Lorsqu'il vit que ces manuscrits se composaient de feuilles isolées, couvertes de chiffres, que j'avais cachées sous ma chemise, le dé- dain succéda à l'intérêt, et il me quitta brusquement. Revenu à son bord, il m’écrivit une lettre que je retrou- werais au besoin, et dans laquelle il me disait : « Je ne puis pas me mêler de votre affaire. Adressez-vous au gouvernement espagnol ; j'ai la persuasion qu’il feradroit à votre réclamation, et ne vous molestera pas. » Comme je n'avais pas la même persuasion que le capitaine George Eyre, je pris le parti de ne tenir aucun compte de ses conseils. 54 HISTOIRE Quelque temps après, je dois dire qu'ayant raconté ces détails en Angleterre, chez sir Joseph Banks, la con- duite de George Eyre fut sévèrement blâmée; mais, lorsqu'on déjeune et dîne au son d’une musique harmo- nieuse, peut-on accorder son intérêt à un pauvre diable couché sur la paille et rongé de vermine, eût-il des ma- nuscrits sous sa chemise? Je puis ajouter que j'eus le malheur d’avoir affaire à un capitaine d’un caractère exceptionnel. Quelques jours plus tard, en effet, un nou- veau vaisseau, le Colossus, étant arrivé en rade, et le ca- pitaine norvégien Krog , quoiqu'il n’eût pas comme moi de passe-port de l’amirauté, s'étant adressé au com- mandant de ce nouveau bâtiment, fut immédiatement réclamé, et arraché à notre captivité. XXVII. Le bruit que j'étais un Espagnol transfuge et proprié- taire du bâtiment s’accréditant de plus en plus, et cette position étant la plus dangereuse de toutes, je résolus d’en sortir. Je priai le commandant de la place, M. Alloy, de venir recevoir ma déclaration, et je lui annonçai que j'étais Français. Pour lui prouver la vérité de mes pa- roles, je l’invitai à faire venir Pablo Blanco, matelot embarqué sur le corsaire qui nous avait pris, et qui était depuis peu de temps rentré de sa croisière. Cela fut fait ainsi que je le désirais. En descendant sur la plage, Pablo Blanco, qui n’avait pas été prévenu, s’écria avec surprise : «Quoi! vous, don Francisco, mêlé à tous ces mécréants ! » Ce matelot donna au gouverneur des ren- DE MA JEUNESSE. 55 _seignements circonstanciés sur la mission que je remplis- | sais avec deux commissaires espagnols. Ma nationalité _ se trouvait ainsi constatée. _ Le jour même, Alloy fut remplacé dans le commande- _ ment de la forteresse par le colonel irlandais du régiment d'Ultonia; le corsaire partit pour une nouvelle croisière, | emmenant Pablo Blanco, et je redevins le marchand am- _ bulant de Schwekat. | _ … Du moulin à vent où nous faisions notre quarantaine, ;" voyais flotter le pavillon tricolore sur la forteresse de _ Figueras. Des reconnaissances de cavalerie venaient _ quelquefois jusqu’à la distance de cinq à six cents mè- _ tres; il ne m’eût donc pas été très-difficile de m’échapper. | Cependant, comme les règlements contre ceux qui violent _ les lois sanitaires sont très-rigoureuses en Espagne, . comme ils prononcent la peine de mort contre celui qui . les enfreint, je ne me déterminai à m’évader que la veille _ de notre entrée en libre pratique. . La nuit étant venue, je me glissai à quatre pattes le _ long des broussailles, et j’eus bientôt dépassé la ligne des - sentinelles qui nous gardaient. Une rumeur bruyante que - j'entendis parmi les Maures me détermina à rentrer, et je trouvai ces pauvres gens dans un état d'inquiétude indi- … cible : ils se croyaient perdus, si je partais; je restai donc. « Le lendemain, un fort piquet de troupes-se présenta devant le moulin. Les manœuvres qu’il faisait nous inspi- - rèrent à tous des inquiétudes, notamment au capitaine … Krog : « Que veut-on faire de nous? s’écria-t-il. — 3 _« Hélas! vous ne le verrez que trop tôt, » répliqua l’offi- … cier espagnol. Cette réponse fit croire à tout le monde 56 HISTOIRE qu’on allait nous fusiller. Ce qui aurait pu me fortifier dans cette idée, c'était l’obstination que le capitaine Krog et deux autres individus de petite taille mettaient à se cacher derrière moi. Un maniement d’armes nous fit pen- ser que nous n’avions plus que quelques secondes à vivre. En analysant les sensations que j’éprouvai dans cette circonstance solennelle, je suis arrivé à me persuader qu'un homme que l’on conduit à la mort n’est pas aussi malheureux que le public se l’imagine. Cinquante idées se présentaient presque simultanément à mon esprit, et je n’en creusais aucune ; je me rappelle seulement les deux suivantes, qui sont restées gravées dans mon souvenir : en tournant la tête vers ma droite, j'apercevais le drapeau national flottant sur les bastions de Figueras, et je me disais : « Si je me déplaçais de quelques centaines de mètres, je serais entouré de camarades, d'amis, de con- citoyens, qui me serreraient affectueusement les mains ; ici, Sans qu’on puisse m’imputer aucun crime, je vais, à vingt-deux ans, recevoir la mort. » Mais voici ce qui m’é- mut le plus profondément : en regardant les Pyrénées, j'en voyais distinctement les pics, et je réfléchis que ma mère, de l’autre côté de la chaîne, pouvait en ce mo- ment suprême les regarder paisiblement. XX VIIL Les autorités espagnoles, reconnaissant que pour ra- cheter ma vie je ne me déclarais pas le propriétaire du bâtiment, nous firent conduire, sans autre molestation, à la forteresse de Rosas. Ayant à défiler devant presque dc er 5t hs 2 Sn DE MA JEUNESSE. 87 tous les habitants de la ville, j'avais d’abord voulu, par un sentiment de fausse honte, laisser dans le moulin les restes de nos repas de la semaine. Mais M. Ber- themie, plus prévoyant que moi, portait sur l’épaule une ._ grande quantité de morceaux de pain noir passés dans | une ficelle; je l’imitai ; je me munis bravement de notre _ vieille marmite, la mis sur mon épaule, et c’est dans cet accoutrement que je fis mon entrée dans la fameuse for- teresse. On nous plaça dans une casemate où nous avions à peine l’espace nécessaire pour nous coucher. Dans le moulin à vent, on nous apportait, de temps en temps, quelques provisions venant de notre navire. Ici, le gou- vernement espagnol pourvoyait à notre nourriture ; nous recevions tous les jours du pain et une ration de riz; mais, comme nous n’avions aucun moyen de cuisson, nous étions en réalité réduits au pain sec. Le pain sec était une nourriture bien peu substantielle pour qui voyait à la porte de sa prison, de sa casemate, une vivandière vendant des raisins à deux liards la livre et faisant cuire, à l'abri d’un demi-tonneau, du lard et des harengs; mais nous n’avions pas d’argent pour nous mettre en rapport avec cette marchande. Je me déci- dai alors, quoique avec un très-grand regret, à vendre une montre que mon père m'avait donnée. On m'en offrit à peu près le quart de sa valeur ; il fallut bien accepter, _ puisqu'il n’y avait pas de concurrents. Possesseurs de soixante francs, nous pûmes, M. Ber- . themie et moi, assouvir la faim dont nous souffrions de- « puis longtemps; mais nous ne voulûmes pas que ce re- 58 HISTOIRE tour de fortune ne profität qu’à nous seuls, et nous fimes des libéralités qui furent très-bien accueillies par nos compagnons de captivité. Si cette vente de ma montre nous apportait quelque soulagement, elle devait plus tard plonger une famille dans la douleur. La ville de Rosas tomba au pouvoir des Français, après une courageuse résistance. La garnison prisonnière fut en- voyée en France, et passanaturellement à Perpignan. Mon père, en quête de nouvelles, allait partout où des Espagnols se trouvaient réunis. Il entra dans un café au moment où un officier prisonnier tirait de son gousset la montre que j'avais vendue à Rosas. Mon bon père vit dans ce fait la preuve de ma mort et tomba évanoui. L’officier tenait la montre de troisième main, et ne put donner aucun détail sur le sort de la personne à qui elle avait appartenu. XXIX. La casemate étant devenue nécessaire aux défenseurs de la forteresse, on nous transporta dans une petite cha- pelle où l’on déposait pendant vingt-quatre heures les morts de l'hôpital. Là, nous étions gardés par des paysans venus, à travers la montagne, de divers villages et parti- culièrement de Cadaquès. Ces paysans, très-empressés de raconter ce qu’ils avaient vu de curieux pendant leur campagne d’un jour, me questionnaient sur les faits et gestes de tous mes compagnons d’infortune. Je satisfaisais amplement leur curiosité, étant le seul de la troupe qui sût parler l'espagnol. Pour capter leur bienveillance, je les questionnais moi- DE MA JEUNESSE. 59 même longuement sur ce qu'était leur village, sur les tra- _ vaux qu’on y exécutait, sur la contrebande, leur princi- pale industrie, etc., etc. Ils répondaient à mes questions avec la loquacité ordinaire aux campagnards. Le lende- main, nos gardiens étaient remplacés par d’autres habi- tants du même village. « En ma qualité de marchand ambulant, dis-je à ces derniers, j'ai été jadis à Cada- | quès, » et me voilà leur parlant de ce que j'avais appris _ la veille, de tel individu , qui se livrait à la contrebande | avec plus de succès que les autres, de sa belle habitation, des propriétés qu’il possédait près du village, enfin d’une _ foule de particularités qui ne semblaient pouvoir être . connues que d’un habitant de Cadaquès. Ma plaisanterie produisit un effet inattendu. Des détails si circonstanciés , se dirent nos gardiens, ne peuvent pas être connus d’un marchand ambulant ; ce personnage que nous trouvons ici, dans une si singulière société, est certainement origi- naire de Cadaquès; et le fils de Fapothicaire doit avoir à peu près son âge. Il était allé en Amérique tenter la for- tune : c’est évidemment lui qui craint de se faire con- _ maître, ayant été rencontré avec toutes ses richesses sur un bâtiment qui se rendait en France. Le bruit gran- dit, prend de la consistance, et parvient aux oreilles - d’une sœur de l’apothicaire, établie à Rosas. Elle accourt, croit me reconnaître et me saute au cou. Je proteste - contre l'identité : « Bien joué! me dit-elle; le cas est - grave, puisque vous avez été trouvé sur un bâtiment qui 4 + & | se rendait en France; persistez toujours dans vos déné- _gations ; les circonstances deviendront peut-être plus Eu * favorables, et j'en profiterai pour assurer votre délivrance. 60 HISTOIRE En attendant, mon cher neveu, je ne vous laisserai man- quer de rien. » Et, en effet, nous recevions, tous les matins, M. Berthemie et moi, un repas confortable, XXX. L'église étant devenue nécessaire à la garnison pour en faire un magasin, on nous transporta, le 25 sep- tembre 1808, dans un fort de la Trinité, dit le Bouton de Rosas, citadelle située sur un monticule à l’entrée de la rade, et nous fûmes déposés dans un souterrain profond, où la lumière du jour ne pénétrait d'aucun côté. Nous ne restâmes pas longtemps dans ce lieu infect; non parce qu’on eut pitié de nous, mais parce qu'il offrit un refuge à une partie de la garnison attaquée par les Français. On nous fit descendre la nuit jusqu’au bord de la mer, et l’on nous transporta, le 17 octobre, au port de Palamos. Nous fûmes renfermés dans un ponton; nous jouissions cependant d’une certaine liberté; on nous laissait aller à terre pendant quelques heures et promener nos misères et nos haillons dans la ville. C’est là que je fis la connais- sance de la duchesse douairière d'Orléans, mère de Louis-Philippe. Elle avait quitté la ville de Figueras, où elle résidait, parce que, me dit-elle, trente-deux bombes, parties de la forteresse, étaient tombées dans son habita- tion. Elle avait alors le projet de se réfugier à Alger, et elle me demanda de lui amener le capitaine du bâtiment dont elle aurait peut-être à invoquer la protection. Je ra- contai à mon raïs les malheurs de la princesse; il en fut ému, et je le conduisis chez elle. En entrant, il ôta par DE MA JEUNESSE. 61 respect ses babouches, comme s’il avait pénétré dans une mosquée, et, les tenant à la main, il alla baiser un pan de la robe de madame d'Orléans. La princesse fut effrayée à l'aspect de cette mâle figure portant la plus longue barbe que j'aie jamais vue; elle se remit bientôt, et tout se passa avec un mélange de politesse française et de cour- toisie orientale. | Les soixante francs de Rosas étaient dépensés. Madame d'Orléans aurait bien voulu nous venir en aide; mais elle _ était elle-même sans argent. Tout ce dont elle put nous gratifier fut un morceau de sucre en pain. Le soir de notre visite, j'étais plus riche que la princesse. Pour soustraire à la fureur du peuple les Français qui avaient échappé aux premiers massacres, le gouvernement espa- gnol les renvoyait en France sur de frêles bâtiments. L'un des cartels vint jeter l’ancre à côté de notre pon- ton. Un des malheureux expatriés me reconnut et m’of- frit une prise de tabac. En ouvrant la tabatière, j'y trouvai una onza de oro (une once d’or), l'unique débris de sa fortune. Je lui remis cette tabatière, avec force remerciements, après y avoir renfermé un papier contenant ces mots : « Le compatriote porteur de ce bil- let m'a rendu un grand service; traitez-le comme un de vos enfants. » Ma demande, comme de raison, fut exau- cée; c'est par ce morceau de papier, grand comme la onza de oro, que ma famille apprit que j’existais encore, et que ma mère, modèle de piété, put cesser de faire dire . des messes pour le repos de mon âme. Cinq jours après, un de mes hardis compatriotes arri- vait à Palamos, après avoir traversé les lignes des postes 62 HISTOIRE français et espagnos en présence, portant à un négociant qui avait des amis à Perpignan l'invitation de me fournir tout ce dont j'aurais besoin. L’Espagnol se montra très- disposé à déférer à l'invitation; mais je ne profitai pas de sa bonne volonté, à cause des événements que je rap- porterai tout à l’heure. L'Observatoire de Paris est très-près de la barrière : dans ma jeunesse, curieux d'étudier les mœurs du peu- ple, j'allais me promener en vue de ces cabarets que le besoin de se soustraire au paiement de l'octroi a multi- pliés hors des murs de la capitale; dans mes courses, | J'étais souvent humilié de voir des hommes se disputer un morceau de pain, comme l’eussent fait des animaux. Mes sentiments ont bien changé à ce sujet depuis que j'ai été personnellement en butte aux tortures de la faim. J’ai reconnu, en effet, qu’un homme, quelles qu’aient été son origine, son éducation et ses habitudes, se laisse gouverner, dans certaines circonstances, bien plus par son estomac que par son intelligence et son cœur. Voici le fait qui m'a suggéré ces réflexions. Pour fêter l’arrivée inespérée d’una onza de oro, nous nous étions procuré, M. Berthemie et moi, un immense plat de pommes de terre; l'officier d'ordonnance de l'empereur le dévorait déjà du regard, quand un Maro- cain qui faisait ses ablutions près de nous avec un de ses compagnons, le remplit involontairement d’ordures. M. Berthemie ne put maîtriser sa colère, s’élança sur le. maladroit Musulman, et lui infligea une rude punition. Je restais spectateur impassible du combat, lorsque le second Marocain vint au secours de son compatriote. La DE MA JEUNESSE. 63 partie n’étant plus égale, je pris moi-même part à la lutte en saisissant le nouvel assaillant par la barbe. Le combat cessa à l'instant parce que le Marocain ne voulut pas porter la main sur un homme qui écrivait si rapide- ment une pétition. Le conflit, comme les luttes dont j'a- vais été souvent témoin hors des barrières de Paris, n’en avait pas moins eu pour cause un plat de pommes de terre. XXXI. Les Espagnols caressaient toujours l’idée que le bâti- ment et sa cargaison pourraient être confisqués; une commission vint de Girone pour nous interroger. Elle se composait de deux juges civils et d’un inquisiteur. Je servais d’interprète. Lorsque le tour de M. Berthemie fut arrivé, j'allai le chercher, et lui dis : « Faites semblant de parler styrien, et soyez tranquille, je ne vous com- promettrai pas en traduisant vos réponses. » Il fut fait ainsi qu’il avait été convenu; malheureuse- | ment, la langue que parlait M. Berthemie était très-peu = # 4 variée , et les sacrement der teufel qu’il avait appris en | Allemagne lorsqu'il était aide de camp de d’Hautpoul, . dominaient trop dans ses discours. Quoi qu’il en soit, les : juges reconnurent qu’il y avait une trop grande confor- mité entre ses réponses et celles que j'avais faites moi- même pour qu’il fût nécessaire de continuer un interroga- . toire qui, pour le dire en passant, m’inquiétait beaucoup. : Le désir de le terminer fut encore plus vif de la part des » juges, lorsque arriva le tour d’un matelot, nommé Méhé- met. Au lieu de le faire jurer sur le Koran de dire la 64 HISTOIRE vérité, le juge s’obstina à lui faire placer le pouce sur l'index de manière à figurer la croix. Je l’avertis qu’il allait en résulter un grand scandale ; et, en effet, lorsque Méhémet s’aperçut de la signification de ce signe, il se mit à cracher dessus avec une inconcevable violence. La séance fut levée incontinent. Le lendemain, les choses avaient totalement changé de face; un des juges de Girone vint nous déclarer que nous étions libres de partir, et de nous rendre avec notre bâtiment où bon nous semblerait. Quelle était la cause de ce brusque revirement? La voici. Pendant notre quarantaine dans le moulin à vent de Rosas, j'avais écrit, au nom du capitaine Braham, une lettre au dey d'Alger. Je lui rendais compte de l’arresta- tion illégale de son bâtiment et de la mort d’un des lions que le dey envoyait à l'Empereur. Cette dernière circon- stance transporta de fureur le monarque africain. Il manda sur-le-champ le consul d’Espagne, M. Onis, réclama des dédommagements pécuniaires pour son cher lion, et menaça de la guerre si l’on ne relâchait pas sur- le-champ son bâtiment. L'Espagne avait alors à pourvoir à trop de difficultés pour s’en mettre, de gaieté de cœur, une nouvelle sur les bras, et l’ordre de relâcher le navire si vivement convoité arriva à Girone et de là à Palamos. XXXII. Cette solution , à laquelle notre consul d’Alger , M. Du- bois Thainville, n’était pas resté étranger, nous parvint au moment où nous nous y attendions le moins. Nous fimes DE MA JEUNESSE. 65 sur-le-champ nos préparatifs de départ, et, le 28 no- vembre 1808, nous mîmes à la voile le cap sur Marseille. Mais il était écrit là-haut, comme disaient les Musulmans à bord du navire, que nous n’entrerions pas dans cette ville. Nous apercevions déjà les bâtisses blanches qui couronnent les collines voisines de Marseille, lorsqu'un coup de mistral d’une violence extrême nous poussa du nord au sud. Je ne sais quelle route nous suivimes, car j'étais cou- ché dans la chambre, abimé par le mal de mer; je puis donc, quoique astronome, avouer sans honte qu’au mo- ment où nos inhabiles pilotes se prétendaient par le tra- vers des Baléares, nous abordions, le 5 décembre, à . Bougie. _ Là on prétendit que pendant les trois mois d’hivernage . toute communication avec Alger, par les petites barques . nommées sandales, serait impossible, et je me résignai à la pénible perspective d’un si long séjour dans un lieu Pr presque désert. Un soir, je promenais mes tristes Rpéeiis sur le pont du navire, lorsqu'un coup de fusil _ parti de la côte vint frapper le bordage à côté duquel je passais. Ceci me suggéra la pensée de me rendre à Alger ÿ par terre. À J'allai le lendemain, accompagné de M. Berthemie - et du capitaine Spiro Calligero, chez le caïd de la ville : « Je veux, lui dis-je, me rendre à Alger par terre. » » Cet homme, tout effrayé, s’écria : «Je ne puis vous le permettre; vous seriez certainement tué en route; votre consul porterait plainte au dey, et je serais dé } capité. L—L 5 66 HISTOIRE —Qu'à cela ne tienne! je vais vous donner une dé- charge. » Elle fut immédiatement rédigée en ces termes : « Nous, soussignés, certifions que le caïd de Bougie « a voulu nous détourner de nous rendre à Alger par « terre; qu’il nous a assuré que nous serions massacrés «en route; que, malgré ses représentations vingt fois renouvelées, nous avons persisté dans notre projet. Nous « prions les autorités algériennes, particulièrement notre « consul, de ne pas le rendre responsable de cet événe- « ment, s'il arrive. Nous le répétons de nouveau, c’est « contre son gré que le voyage a été entrepris. « Signé : ARAGO et BERTHEMIE. » 2 Cette déclaration remise au caïd, nous croyions être quittes envers ce fonctionnaire; mais il s’approcha de moi, défit, sans mot dire, le nœud de ma cravate, la détacha et la mit dans sa poche. Tout cela se fit si vite, que je n’eus pas le temps, je dirai même que je n’eus ne l'envie de réclamer. Au sortir de cette audience , terminée d'une manière si singulière, nous fimes marché avec un marabout qui nous promit de nous conduire à Alger pour la somme de vingt piastres fortes et un manteau rouge. La journée fut … employée à nous déguiser tant bien que mal, et nous partimes le lendemain matin, accompagnés de plusieurs matelots maures appartenant à l'équipage du bâtiment, et après avoir montré au marabout que nous n'avions pas « un sou vaillant; en sorte que, si nous étions tués sur la : route , il perdrait inévitablement tout salaire. a a lue es en ls. DE MA JEUNESSE. 67 _ J'étais-allé, au dernier moment, prendre congé du seul lion qui fût encore vivant, et avec lequel j'avais vécu en très-bonne harmonie; je voulais aussi faire mes adieux aux singes qui, pendant près de cinq mois, avaient élé également mes compagnons d’infortune *. Ces singes, dans notre affreuse misère, nous avaient rendu un service que j'ose à peine mentionner, et dont ne se doutent guère les habitants de nos cités, qui prennent ces animaux comme objet de divertissement : ils nous déli- vraient de la vermine qui nous rongeait, et montraient particulièrement une habileté remarquable à chercher les hideux insectes qui se logeaient dans nos cheveux. Pauvres animaux, ils me paraissaient bien malheu- . reux d’être renfermés dans l’étroite enceinte du bâti- É ment, lorsque, sur la côte voisine, leurs pareils, comme pour les narguer, venaient sur les branches des arbres _ faire des preuves sans nombre d’agilité. | . Au commencement de la journée, nous vimes sur la + route deux Kabyles, semblables à des soldats de Jugur- _tha, et dont la mine rébarbative tempéra assez forte- ment notre humeur vagabonde. Le soir, nous fûmes té- moins d’un tumulte effroyable qui semblait dirigé contre _ mous. Nous sûmes plus tard que le marabout en avait été l'objet, de la part de quelques Kabyles que, dans un 4. De retour à Paris, je m'empressai d’aller au Jardin des Plantes . rendre visite au lion, mais il me reçut avec un grincement de dents pers amical. Croyez ensuite à cette merveilleuse histoire du - lion de Florence, dont la gravure s’est emparée, et qui est offerte, sur l'étalage de tous les marchands d’estampes, aux yeux des pas- sants étonnés et émus, 68 HISTOIRE de leurs voyages à Bougie, il avait fait désarmer. Cet incident, qui semblait devoir se renouveler, nous inspira un moment la pensée de rétrograder; maïs les matelots insistèrent, et nous continuâmes notre hasardeuse entre- prise. À mesure que nous avancions, notre troupe s’augmen- tait d’un certain nombre de Kabyles, qui voulaient se rendre à Alger, pour y travailler en qualité de manœu- vres, et qui n’osaient entreprendre seuls ce dangereux voyage. Le troisième jour, nous campâmes à la belle étoile, à l'entrée d’un fourré. Les Arabes allumèrent un très- grand feu disposé en cercle, et se placèrent au milieu. Vers les onze heures, je fus réveillé par le bruit que fai- saient les mules, essayant toutes de rompre leurs liens. Je demandai quelle était la cause de ce désordre. On me répondit qu’un sebâa était venu rôder dans le voisinage. J’ignorais alors qu'un sebâa fût un lion, et je me ren- dormis. Le lendemain, en traversant le fourré, la dispo sition de la caravane était changée : on l'avait massée dans le plus petit espace possible ; un Kabyle était en tête, le fusil en joue; un autre en queue, dans la même posture. Je m’enquis, auprès du propriétaire de ma mule, de la cause de ces précautions inusitées ; il me répondit qu’on craignait l'attaque d’un sebâæ, et que, si la chose arri- vait, l’un de nous serait emporté avant qu'on eût eu le temps de se mettre en défense. « Je voudrais, lui dis-je, être spectateur, et non acteur, dans la scène que vous m’annoncez; en conséquence, je vous donnerai deux piastres de plus, si vous maintenez toujours votre mule DE MA JEUNESSE. 69 au centre du groupe mobile. » Ma proposition fut accep- tée. C’est alors, pour la première fois, que je vis que mon Arabe portait sous sa tunique un yatagan, dont il se servit pour piquer sa mule pendant tout le temps que nous fûmes dans le fourré. Soins superflus! le sebd& ne se montra pas. Chaque village étant une petite république dont nous ne pouvions traverser le territoire sans obtenir la permis- sion et un passe-port du marabout président, le marabout conducteur de notre caravane nous abandonnait dans les champs et s’en allait quelquefois dans un village assez éloigné solliciter la permission sans laquelle il eût été dangereux de continuer notre route. Il restait des heures entières sans revenir, et nous avions alors l’occasion de réfléchir tristement sur l’imprudence de notre entreprise. Nous couchions ordinairement au milieu des habitations. Une fois, nous trouvämes les rues d’un village barrica- dées, parce qu’on y craignait l'attaque d’un village voi- sin. L’avant-garde de notre caravane écarta les obsta- cles; mais une femme sortit de sa maison comme une furie et nous assomma de coups de perches. Nous remar- quâmes qu'elle était blonde, d’une blancheur éclatante, et fort jolie. Une autre fois, nous couchâmes dans une cachette décorée du beau nom de caravansérail. Le matin, au lever du soleil, les cris de Roumi ! Roumi ! nous apprirent que nous avions été reconnus. Le matelot Méhémet, celui de la scène du serment de Palamos, entra tristement dans . le bouge où nous étions réunis, et nous fit comprendre . que les cris de Rowmi ! vociférés dans cette circonstance, 70 HISTOIRE étaient l’équivalent d’une condamnation à mort. « Atten- dez, dit-il, il me vient à l’idée un moyen de vous sauver. » Méhémet rentra quelques moments après, nous dit que son moyen avait réussi et m'invita à me joindre aux Kabyles, qui allaient faire la prière. Je sortis en effet, et me prosternant vers l’orient, j'imi- lai servilement les gestes que je voyais faire autour de moi, en prononçant les paroles sacramentelles : La elah ill Allah! oua Mohammed raçoul Allah! C'était la scène du Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme, que j'avais vu jouer si souvent par Dugazon, avec la seule différence que, cette fois, elle ne me faisait pas rire. J’ignorais ce- pendant la conséquence qu’elle pouvait avoir pour moi, à mon arrivée à Alger. Après avoir fait la profession de foi devant des mahométans : 1! n’y a qu'un Dieu, et Ma- homet est son prophèle, si j'avais été dénoncé au muphti, je serais devenu inévitablement musulman, et on ne m'aurait pas permis de sortir de la Régence. Je ne dois pas oublier de raconter par quel moyen Méhémet nous avait sauvés d’une mort inévitable. « Vous avez deviné juste, dit-il aux Kabyles : il y a deux chré- tiens dans le caravansérail, mais ils sont mahométans de cœur, et vont à Alger pour se faire affilier par le muphti à notre sainte religion. Vous n’en douterez pas, lorsque je vous dirai que j'étais, moi, esclave chez les chrétiens, et qu'ils m'ont racheté de leurs deniers. — In cha Allah!» s’écria-t-on tout d’une voix. Et c’est alors qu’eut lieu la scène que je viens de décrire. Nous arrivâmes en vue d'Alger, le 25 décembre 1808. Nous primes ccengé des Arabes propriétaires de nos à Lutte. visodlte pure + DE MA JEUNESSE. 71 mules, qui marchaient à pied à côté de nous, et nous piquèmes des deux, afin d’atteindre la ville avant la fer- meture des portes. En arrivant, nous apprîimes que le dey, à qui nous devions notre première délivrance, avait été décapité. La garde du palais, devant laquelle nous passämes, nous arrêta, en nous demandant d’où nous venions. Nous répondimes que nous venions de Bougie, par terre. « Ce n’est pas possible! s’écrièrent les janis- saires tout d’une voix ; le dey lui-même n’oserait pas en- treprendre un pareil voyage ! -— Nous reconnaissons que nous avons fait une grande imprudence; nous ne recom- mencerions pas ce voyage, nous donnât-on un million ; mais le fait que nous venons de déclarer est de la plus stricte vérité. » Arrivés à la maison consulaire, nous fûmes, comme la première fois, reçus très-cordialement ; nous eûmes la visite d’un drogman envoyé par le dey, qui demanda si nous persistions à soutenir que Bougie avait été notre point de départ, et non le cap Matifou, ou quelque lieu voisin. Nous affirmâmes de nouveau la réalité de notre récit ; il fut confirmé, le lendemain, à l’arrivée des pro- priétaires de nos mules. XXXITI. A Palamos, pendant les divers entretiens que j'eus avec la duchesse douairière d'Orléans, une circonstance m'avait particulièrement ému. La princesse me parlait sans cesse du désir qu’elle avait d’aller rejoindre un de ses fils qu'elle croyait plein de vie, et dont cependant j'avais 72 HISTOIRE appris la mort par une personne de sa maison; j'étais donc disposé à faire tout ce qui dépendrait de moi pour adoucir un malheur qu’elle ne pouvait tarder à connaître. Au moment où je quittai l'Espagne pour Marseille, la duchesse me confia deux lettres que je devais faire par- venir à leur adresse. L’une était destinée à l’impératrice mère , de Russie, l’autre à l’impératrice d'Autriche. À peine arrivé à Alger, je parlai de ces deux lettres à M. Dubois-Thainville, et le priai de les envoyer en France -par la première occasion. « Je n’en ferai rien, me répondit- il aussitôt. Savez-vous que vous vous êtes comporté dans cette circonstance comme un jeune homme sans expé- rience, tranchons le mot, comme un étourdi? Je m'étonne que vous n’ayez pas compris que l'Empereur, avec son esprit quinteux, pourrait prendre ceci en fort mauvaise part, et vous considérer, suivant le contenu des deux lettres, comme le fauteur d’une intrigue en faveur de la famille exilée des Bourbons. » Ainsi, les conseils pater- nels du consul de France m’apprirent que, pour tout ce qui touche de près ou de loin à la politique, on ne peut s’abandonner sans danger aux inspirations de son cœur et de sa raison. J’enfermai mes deux lettres dans une enveloppe, por- tant l’adresse d’une personne de confiance, et je les remis aux mains d’un corsaire qui, après avoir touché à Alger, se rendait en France, Je n’ai jamais su si elles par- vinrent. DE MA JEUNESSE. 73 XXXIV. Le dey régnant, successeur du dey décapité, remplis- sait antérieurement dans les mosquées l’humble office d’épileur de corps morts. Il gouvernait la Régence avec assez de douceur, ne s’occupant guère que de son harem. Cela dégoûta ceux qui l'avaient élevé à ce poste éminent, et ils résolurent de s’en défaire. Nous fûmes informés du danger qui le menaçait en voyant les cours et les vesti- bules de la maison consulaire se remplir, suivant l'usage en pareil cas, de juifs portant avec eux ce qu’ils avaient de plus précieux. Il était de règle, à Alger, que tout ce qui se passait dans l’intervalle compris entre la mort du dey et l’intronisation de son successeur ne pouvait pas être poursuivi en justice et restait impuni. On conçoit dès lors comment les fils de Moïse cherchaient leur sûreté dans les maisons consulaires, dont les habitants euro- péens avaient le courage de s’armer pour se défendre dès que le danger était signalé, et qui, d’ailleurs, avaient un _ janissaire pour les garder, _ Tandis que le malheureux dey épileur était conduit vers le lieu où il devait être étranglé, il entendit le ca- non qui annonçait sa mort et l'installation de son suc- cesseur. « On se presse bien, dit-il ; que gagnerez-vous à pousser les choses à bout? Envoyez-moi dans le Levant ; _ je vous promets de ne jamais revenir. Qu’avez-vous à me reprocher ? — Rien, répondit son escorte, si ce n’est votre nullité. Au reste, on ne peut pas vivre en simple parti- 74 HISTOIRE culier quand on a été dey d'Alger. » Et le malheureux expira par la corde. XXXV. Les communications par mer entre Bougie et Alger n'étaient pas aussi difficiles, même avec des sandales, que le caïd de cette première ville avait bien voulu me l’as- surer. Le capitaine Spiro fit débarquer des caisses qui m’appartenaient; le caïd chercha à découvrir ce qu’elles renfermaient; et, ayant aperçu par une fente quelque chose de jaunâtre, il s’'empressa de faire parvenir au dey la nouvelle que les Français qui s'étaient rendus à Alger par terre avaient dans leurs bagages des caisses remplies de sequins destinés à révolutionner la Kabylie. On fit expédier incontinent ces caisses à Alger, et à l'ouverture, devant le ministre de la marine, toute la fantasmagorie de sequins, de trésor, de révolution, disparut à la vue des pieds et des limbes de plusieurs cercles répétiteurs en cuivre. XXX VI. Nous allons maintenant séjourner plusieurs mois à Alger ; j'en profiterai pour rassembler quelques détails de mœurs qui pourront intéresser comme le tableau d’un état antérieur à celui de l’occupation de la Régence par les Français. Cette occupation, il faut le remarquer, a déjà altéré profondément les manières, les habitudes de la population algérienne. DE MA JEUNESSE. 75 Je vais rapporter un fait curieux et qui montrera que la politique, qui s’infiltre dans l’intérieur des familles les plus unies et y porte la discorde, était parvenue, chose extraordinaire, à pénétrer jusque dans le bagne d’Alger. Les esclaves appartenaient à trois nations; il y avait, en 1809, dans ce bagne, des Portugais, des Napolitains et des Siciliens ; dans ces deux dernières classes, on comp- tait les partisans de Murat et les partisans de Ferdinand de Naples. Un jour, au commencement de l’année, un drogman vint, au nom du dey, inviter M. Dubois-Thain- ville à se rendre sans retard au bagne, où les amis des Français et leurs adversaires se livraient un combat acharné ; déjà plusieurs avaient succombé. L’arme avec laquelle ils se frappaient était la grosse et longue chaîne attachée à leurs jambes. XXXVIL Chaque consul, ainsi que je l’ai dit plus haut, avait un janissaire préposé à sa garde; celui du consul de France était Candiote; on l’avait surnommé la Terreur. Toutes les fois que, dans les cafés, on annonçait quelque _ nouvelle défavorable à la France, il venait s'informer au consulat de la vérité du fait, et lorsque nous lui avions déclaré que les autres janissaires avaient propagé une nouvelle fausse, il allait les rejoindre, et là, le yatagan à la main, déclarait vouloir combattre en champ clos ceux qui soutiendraient encore l'exactitude de la nouvelle. Comme ces menaces incessantes pouvaient le compro- mettre, car elles ne s’appuyaient que sur son courage de 76 HISTOIRE bête fauve, nous avions voulu le rendre habile dans le maniement des armes, en lui donnant quelques leçons d'escrime; mais il ne pouvait endurer l’idée que des chré- tiens le touchassent à tout coup avec des fleurets ; alors il nous proposait de substituer au simulacre de duel un combat effectif avec le yatagan. On se fera une idée exacte de cette nature brute, lors- que je raconterai qu’un jour, ayant entendu un coup de pistolet-dont le bruit partait de sa chambre, on accourut, et on le trouva baigné dans son sang ; il venait de se tirer une balle dans le bras pour se guérir d’une douleur rhu- matismale. Voyant avec quelle facilité les deys disparaissaient, je dis un jour à notre janissaire : « Avec cette perspective devant les yeux, consentiriez-vous à devenir dey. — Oui, sans doute, répondit-il. Vous paraissez ne compter pour rien le plaisir de faire tout ce qu’on veut, ne fût-ce qu’un seul jour! » Lorsqu'on voulait circuler dans la ville d'Alger, on se faisait généralement escorter par le janissaire attaché à la maison consulaire; c'était le seul moyen d'échapper aux insultes, aux avanies et même à des voies de fait. Je viens de dire : c'était le seul moyen; je me suis trompé, il y en avait un autre, c'était d’aller en compagnie d’un lazariste français âgé de soixante-dix ans, et qui s’appe- lait, si j’ai bonne mémoire, le père Josué ; il résidait dans | ce pays depuis un demi-siècle. Cet homme, d’une vertu exemplaire, s'était voué avec ‘une abnégation admi- rable au service des esclaves de la Régence, abstraction faite de toutes considérations de nationalité. Le Por- DE MA JEUNESSE. 77 tugais, le Napolitain, le Sicilien, étaient également ses frères. _ Dans les temps de peste, on le voyait jour et nuit por- ter des secours empressés aux Musulmans ; aussi, sa vertu avait-elle vaincu jusqu'aux haïnes religieuses ; et partout où il passait, lui et les personnes qui l’accompagnaient recevaient des gens du peuple, des janissaires, et même des desservants des mosquées, les salutations les plus respectueuses. | XXXVIIL Pendant nos longues heures de navigation sur le bâti- ment algérien, de notre séjour obligé dans les prisons de Rosas et sur le ponton de Palamos, j'avais recueilli sur la vie intérieure des Maures ou des Coulouglous des rensei- gnements qui, même à présent qu’Alger est tombé sous la domination de la France, mériteraient peut-être d’être conservés. Je me bornerai cependant à rapporter à peu près textuellement une conversation que j’eus avec Raïs- . Braham, dont le père était un Turc fin, c’est-à-dire un _ Turc né dans le Levant : «Comment consentez-vous, lui dis-je, à vous marier . avec une jeune fille que vous n’avez jamais vue, et à trou- ver peut-être une femme excessivement laide, au lieu de ._ Ja beauté que vous aviez rêvée ? ._ — Nous ne nous marions jamais sans avoir pris des . informations auprès des femmes qui servent, en qualité . de domestiques, dans les bains publics. Les juives sont : d’ailleurs, dans ce cas, des entremetteuses très-utiles. - 78 HISTOIRE — Combien avez-vous de femmes légitimes ? — J'en ai quatre, c’est-à-dire le nombre autorisé par le Koran. * — Vivent-elles en bonne intelligence ? — Ah! Monsieur, ma maison est un enfer. Je ne ren- tre jamais sans les trouver au pas de la porte ou au bas de lescalier ; là, chacune veut me faire entendre la pre- mière les plaintes qu’elle a à porter contre ses compagnes. Je vais prononcer un blasphème, mais je crois que notre sainte religion devrait interdire la multiplicité des femmes à qui n’est pas assez riche pour donner à chacune une habitation à part. — Mais, puisque le Koran vous permet de répudier même les femmes légitimes, pourquoi ne renvoyez-vous pas trois d’entre elles à leurs parents? — Pourquoi ? parce que cela me ruinerait ; le jour du mariage, on stipule une dot avec le père de la jeune fille qu’on va épouser, et on en paie la moitié. L'autre moitié est exigible le jour où la femme est répudiée. Ge serait donc trois demi-dots que j'aurais à payer si je renvoyais trois de mes femmes. Je dois, au reste, rectifier ce qu’il y a d’inexact dans ce que je disais tout à l'heure, que jamais mes quatre femmes n’avaient été d'accord. Une fois, elles se trouvèrent unies entre elles dans le senti- ment d’une haine commune. En passant au marché, j'avais acheté une jeune négresse. Le soir, lorsque je me retirais pour me coucher, je m’aperçus que mes femmes ne lui avaient pas préparé une couche, et que la malheu- reuse était étendue sur le carreau ; je roulai mon panta- lon, et le mis sous sa tête en guise d'oreiller. Le matin, hatihioténnt its a 1 PT OT Le ds ratée unes: ES DE MA JEUNESSE. 79 les cris déchirants de la pauvre esclave me firent accou- rir, et je la trouvai succombant presque sous les coups de mes quatre femmes; cette fois, elles s’entendaient à merveille. » XXXIX. En février 1809, le nouveau dey, le successeur de l’épileur de corps morts, peu de temps après être entré en fonctions, réclama de deux à trois cent mille francs, je ne me rappelle pas exactement la somme, qu'il prétendait lui être dus par le gouvernement français. M. Dubois- Thainville répondit qu’il avait reçu de l'Empereur l’ordre de ne pas payer un centime. Le dey, furieux, décida qu’il nous déclarait la guerre. Une déclaration de guerre à Alger était immédiatement suivie de la mise au bagne de tous les nationaux. Cette fois, on ne poussa pas les choses jusqu’à cette limite extrême. Nos noms durent bien figurer dans la liste des _ esclaves de la Régence ; mais en fait, pour ce qui me con- cerne, je restai libre dans la maison consulaire. Sous . unegarantie pécuniaire contractée par le consul de Suède, . M. Norderling, on me permit même d’habiter sa cam- _ pagne, située près du fort de l'Empereur. XL. L'événement le plus insignifiant suffisait pour modifier les dispositions de ces barbares. J'étais descendu, un jour, en ville, et j'étais assis à table chez M. Dubois-Thainville, 80 HISTOIRE lorsque le consul d'Angleterre, M. Blankley, arriva en toute hâte, annonçant à notre consul l’entrée au port d’une prise française. «Je n’ajouterai jamais inutilement, dit-il avec bienveillance, aux rigueurs de la guerre; je viens vous annoncer , mOn collègue, que je vous rendrai vos prisonniers sur un reçu qui me permettra la délivrance d’un nombre égal d’Anglais détenus en France. — Je vous remercie, répondit M. Dubois-Thainville, maïs je n’en déplore pas moins cet événement qui retardera indé- finiment peut-être le règlement de compte dans lequel je suis engagé avec le dey. » Pendant cette conversation, armé d’une lunette, je regardais par la fenêtre de la salle à manger, cherchant à me persuader du moins que le bâtiment capturé n’avait pas une grande importance. Mais il fallut céder à l’évi- dence : il était percé d’un grand nombre de sabords. Tout à coup, le vent ayant déployé les pavillons, j'aper- çois avec surprise le pavillon français sur le pavillon an- glais. Je fais part de mon observation à M. Blankley ; il me répond sur-le-champ : « Vous ne prétendez pas sans doute mieux observer avec votre mauvaise lunette que je ne l’ai fait avec mon dollon. — Vous ne prétendez pas, lui dis-je à mon tour, mieux voir qu’un astronome de pro- fession ; je suis sûr de mon fait. Je demande à M. Thain- ville ses pouvoirs, et vais à l'instant visiter cette prise mystérieuse. » Je m'y rendis en effet, et voici ce que j’appris : Le général Duhesme, gouverneur de Barcelone, vou- lant se débarrasser de ce que sa garnison renfermait de plus indiscipliné, en forma la principale partie de l’équi- DE MA JEUNESSE. CEE page d’un bâtiment, dont il donna le commandement à un lieutenant de Babastro, célèbre corsaire de la Médi- lerranée. On voyait, parmi ces marins improvisés, un hussard, un dragon, deux vétérans, un sapeur avec sa longue barbe, etc., etc. Le bâtiment, sorti de nuit de Barcelone, échappa à la croisière anglaise, et se rendit à l'entrée du port de Mahon. Une lettre de marque anglaise sortait du port; la garnison du bâtiment français sauta à l’abor- dage, et il s’engagea sur le pont un combat acharné dans lequel les Français eurent le dessus. C'était cette lettre de marque qui arrivait à Alger. Investi des pleins pouvoirs de M. Dubois-Thainville, j'annonçai aux prisonniers qu’ils allaient être immédia- tement rendus à leur consul. Je respectai même la ruse du capitaine qui, blessé de plusieurs coups de sabre, s'était fait envelopper la tête de son principal pavillon. Je rassurai sa femme ; mais tous mes soins se portèrent particulièrement sur un passager que je voyais amputé d’un bras. « Où est le chirurgien, lui dis-je, qui vous a opéré ? — Ce n’est pas notre chirurgien, me dit-il; il a fui lächement avec une partie de l'équipage, et s’est sauvé à _ terre. — Qui donc vous a coupé le bras? — C’est le hussard que vous voyez ici. — Malheureux ! m'écriai-je, qui a pu vous porter, vous . dont ce n’est pas le métier, à faire cette opération ? — La demande pressante du blessé. Son bras avait acquis déjà un énorme volume ; il voulait qu’on le lui cou- L—1. 6 82 HISTOIRE pât d’un coup de hache. Je lui répondis qu'en Égypte, étant à l'hôpital, J'avais vu faire plusieurs amputations, que j'imiterais ce que j'avais vu, que peut-être réussirais- je; qu’en tout cas, cela vaudrait mieux qu’un coup de hache. Tout fut convenu ; je m’armai de la scie du char- pentier, et l'opération fut faite. » Je sortis sur-le-champ, et j’allai au consulat d'Amé- rique réclamer l'intervention du seul chirurgien digne de confiance qui fût alors à Alger. M. Triplet, je crois me rappeler que c’est le nom de l’homme de l’art distingué dont j'invoquai le concours, vint aussitôt à bord du bâti- ment, visita l’appareil, et déclara, à ina très-vive satis- faction, que tout était bien, et que l'Anglais survivrait à son horrible blessure. Le jour même nous fimes transporter sur des bran- : cards les blessés dans la maison de M. Blankléy ; cette . opération, exécutée avec un certain apparat, modifia un « | tant soit peu les dispositions du dey à notre égard, dis- F positions qui nous devinrent encore plus favorables à la suite d’un autre événement maritime, pourtant fort insi- ; gnifiant. On vit un jour , à l’horizon , une corvette armée d’un très-grand nombre de canons et se dirigeant vers le port 1 d’Alger : survint, immédiatement après, un brick de guerre Ë anglais, toutes voiles dehors; on s’attendait à un combat, # et toutes les terrasses de la ville se couvrirent de specta- teurs; le brick paraissait avoir une marche supérieure et nous semblait pouvoir atteindre la corvette ; mais celle-ci, 1 ayant viré de bord, sembla vouloir engager le combat ; le M bâtiment anglais fuit devant elle ; la corvette vira de bord DE MA JEUNESSE. 83 une seconde fois et dirigea de nouveau sa route vers Alger, où on aurait cru qu’elle avait une mission spéciale à remplir. Le brick changea de route à son tour, mais il se tint constamment hors de portée du canon de la cor- vette; enfin, les deux bâtiments arrivèrent successivement dans le port et y jetèrent l’ancre, au vif désappointement de la population algérienne, qui avait espéré assister sans danger à un combat maritime entre des chiens de chrétiens appartenant à deux nations également détestées au point de vue religieux ; mais elle ne put cependant réprimer de grands éclats de rire, en voyant que la corvette était un bâtiment marchand et qu’elle n’était armée que de simulacres de canons en bois. On dit dans la ville que les matelots anglais, furieux , avaient été au moment de se révolter contre leur trop prudent capitaine. J'ai bien peu de choses à rapporter en faveur des Algé- riens ; j’accomplirai donc acte de justice, en disant que la corvette partit le lendemain pour les Antilles, sa desti- nation, et qu’il ne fut permis au brick de mettre à la voile que le surlendemain. XLI. Bakri venait souvent au consulat de France traiter de . nos affaires avec M. Dubois-Thainville : « Que voulez- vous? disait celui-ci, vous êtes Algérien, vous serez la première victime de l’obstination du dey. J'ai déjà écrit . à Livourne pour qu’on se saisisse de vos familles et de vos biens. Lorsque les bâtiments chargés de coton, que vous avez dans ce port, arriveront à Marseille, ils seront 84 HISTOIRE immédiatement confisqués ; c’est à vous de voir s’il ne vous convient pas mieux de payer la somme que réclame le dey que de vous exposer à une perte décuple et certaine.» Le raisonnement était sans réplique, et quoi qu’il pût lui en coûter, Bakri se décida à payer la somme deman- dée à la France. La permission de partir nous fut immédiatement ac- cordée ; je m’embarquai, le 24 juin 1809, sur un bâti- ment dans lequel prenaient passage M. Dubois-Thainville et sa famille, XLIL La veille de notre départ d'Alger, un corsaire déposa, chez le consul, la malle de Mayorque qu’il avait prise sur un bâtiment dont il s'était emparé ; c'était la coilection complète des lettres que les habitants des Baléares écri- vaient à leurs amis du continent. « Tenez, me dit M. Du- bois-Thainville, voilà de quoi vous distraire pendant la traversée, vous qui gardez presque toujours la chambre à cause du mal de mer; décachetez et lisez toutes ces lettres, et voyez si elles renferment quelques renseignements dont on puisse tirer parti pour venir en aide aux malheureux « soldats qui meurent de misère et de désespoir dans la petite île de Cabrera. » 1% 1 A peine arrivé à bord de notre bâtiment, je me mis à M l'œuvre et remplis sans scrupule et sans remords le rôle 4 d’un employé du cabinet noir, avec cette seule différence A que les lettres étaient décachetées sans précaution. J'y % trouvai plusieurs dépêches dans lesquelles l’amiral Golling- | ; DE MA JEUNESSE. 85 wood signalait au gouvernement espagnol la facilité qu’on aurait à délivrer les prisonniers. Dès notre arrivée à Marseille, on envoya ces lettres au ministre de la marine, qui, je crois, n’y fit pas grande attention. Je connaissais presque tout le grand monde à Palma, capitale de Mayorque. Je laisse à deviner avec quelle curiosité je lisais les missives dans lesquelles les belles dames de la ville exprimaient leur haine contre los mal- ditos cavachios (Français), dont la présence en Espagne avait rendu nécessaire le départ pour le continent d’un magnifique régiment de hussards : combien de personnes j'aurais pu intriguer, si, sous le masque, je m'étais trouvé avec elles au bal de l'Opéra! Plusieurs de ces lettres, dans lesquelles il était ques- tion de moi, m'intéressèrent particulièrement ; j'étais sûr pour le coup que rien n’avait gêné la franchise de ceux qui les avaient écrites. C’est un avantage dont peu de gens peuvent se vanter d’avoir joui au même degré. Le bâtiment sur lequel j'étais, quoique chargé de balles de coton, avait des papiers de corsaire de la Régence, et était censé l’escorte de trois bâtiments marchands riche- ment chargés qui se rendaient en France. Nous étions devant Marseille le 4° juillet, lorsqu'une frégate anglaise vint nous barrer le passage : « Je ne vous prends pas, disait le capitaine anglais; mais venez devant les îles d’'Hyères, et l’amiral Collingwood décidera de votre sort. — J’ai reçu, répondait le capitaine barba- resque , la mission expresse de conduire ces bâtiments à Marseille, et je l’exécuterai. — Vous ferez individuelle- ment ce que bon vous semblera, reprit l'Anglais; quant 86 HISTOIRE aux bâtiments marchant sous votre escorte, ils seront, je vous le répète, conduits devant l’amiral Collingwoodi.» Et il donna sur-le-champ à ces bâtiments l’ordre de faire voile à l’Est. La frégate s'était déjà un peu éloignée, lorsqu'elle s’aperçut que nous nous dirigions vers Marseille. Ayant appris alors, des équipages des bâtiments marchands, que nous étions nous-mêmes chargés de coton, elle vira de bord pour s'emparer de nous. Elle allait nous atteindre, lorsque nous pûmes entrer dans le port de la petite île de Pomègue. La nuit, elle mit ses chaloupes à la mer pour tenter de nous enlever ; mais l’entreprise était trop périlleuse, et elle n’osa pas la tenter. Le lendemain matin, 2 juillet 1809, je débarquai au lazaret. XLIILI. On va aujourd’hui d'Alger à Marseille en quatre jours; j'avais employé onze mois pour faire la même traversée. Il est vrai que j'avais fait çà et là des séjours involontaires. Mes lettres, parties du lazaret de Marseille, furent con- sidérées par mes parents et mes amis comme des certifi- cats de résurrection ; car, depuis longtemps, on me sup- posait mort. Un grand géomètre avait même proposé au bureau des longitudes de ne plus payer mes appointements « à mon fondé de pouvoirs; ce qui peut sembler d'autant plus cruel que ce fondé de pouvoirs était mon père. La première lettre que je reçus de Paris renfermait \ M scan ed parti à nt: à étntllèer dodEhie d cé dd Sd de | | dE iv: DE MA JEUNESSE. 87 des témoignages de sympathie et des félicitations sur la fin de mes pénibles et périlleuses aventures; elle était d’un homme déjà en possession d’une réputation euro- péenne, mais que je n'avais jamais vu. M. de Hum- boldt, sur ce qu’il avait entendu dire de mes malheurs, m’offrait son amitié. Telle fut la première origine d’une liaison qui date de près de quarante-deux ans, sans qu'aucun nuage l'ait jamais troublée. M. Dubois-Thaïnville avait de nombreuses connais- sances à Marseille ; sa femme était née dans cette ville, et sa famille y résidait. Ils recevaient donc lun et l’autre de nombreuses visites au parloir. La cloche qui les y ap- pelait n’était muette que pour moi, et je restais seul, délaissé, aux portes d’une ville peuplée de cent mille de mes concitoyens comme je l'avais été au milieu de l'Afrique. Un jour , cependant, la cloche du parloir tinta trois fois (c'était le nombre de coups correspondant au numéro de ma chambre) ; je crus à une erreur. Je n’en fis rien paraître, toutefois; je franchis fièrement, sous l'escorte de mon garde de santé, le long espace qui sé- pare le lazaret proprement dit du parloir , et j'y trouvai, avec une très-vive satisfaction, M. Pons, concierge de l'observatoire de Marseille , le plus célèbre dénicheur de comètes dont les annales de l’astronomie aient eu à enre- gistrer les succès. En tout temps, la visite de l'excellent M. Pons, que j'ai vu depuis directeur de l’observatoire de Florence, - m’eût été très-agréable; mais, pendant ma quarantaine, elle fut pour moi d’une inappréciable valeur. Elle me prouvait que j'avais retrouvé le sol natal. 88 HISTOIRE Deux ou trois jours avant notre entrée en libre pra- tique, nous éprouvâmes une perte vivement ressentie par chacun de nous. Pour tromper les ennuis d’une sé- vère quarantaine, la petite colonie algérienne avait l’ha- bitude de se rendre dans un enclos voisin du lazaret, où était renfermée une très-belle gazelle appartenant à M. Dubois-Thainville ; elle bondissait là en toute liberté, avec une grâce qui excitait notre admiration. L'un de nous essaya d'arrêter dans sa course l’élégant animal; il le saisit malheureusement par la jambe et la lui cassa. Nous accourûmes tous, mais seulement, hélas! pour as- sister à une scène qui excita chez nous une profonde émotion. La gazelle, couchée sur le flanc, levait tristement la tête; ses beaux yeux (des yeux de gazelle!) répandaient des torrents de larmes; aucun cri plaintif ne s’échappait de sa bouche; elle fit sur nous cet effet que produit tou- jours une personne qui, frappée subitement d’un irrépa- rable malheur, se résigne et ne manifeste ses profondes angoisses que par des pleurs silencieux. XLIV. Après avoir terminé ma quarantaine, je me rendis d’abord à Perpignan, au sein de ma famille, où ma « mère, la plus respectable et la plus pieuse des femmes, fit dire force messes pour célébrer mon retour, comme « elle en avait demandé pour le repos de mon âme, lors- qu’elle me croyait tombé sous le poignard des Espagnols. Mais je quittai bientôt ma ville natale pour rentrer à DE MA JEUNESSE. 89 Paris, et je déposai au Bureau des Longitudes et à TAcadémie des Sciences, mes observations que j'étais parvenu à conserver, au milieu des périls et des tribula- tions de ma longue campagne. Peu de jours après mon arrivée, le 18 septembre 1809, je fus nommé académicien, en remplacement de Lalande. Il y avait cinquante-deux votants ; j’obtins quarante-sept voix, M. Poisson, quatre, et M. Nouet, une. J'avais alors vingt-trois ans. XLV. Une nomination faite à une telle majorité semble, au premier abord, n’avoir pu donner lieu à des difficultés sérieuses ; et, cependant, il n’en fut pas ainsi. L’inter- vention de M. de Laplace, avant le jour du scrutin, fut active et incessante pour faire ajourner. mon admission jusqu'à l’époque où une place vacante, dans la section de géométrie, permettrait à la docte assemblée de nom- mer M. Poisson en même temps que moi. L'auteur de la Mécanique céleste avait voué au jeune géomètre un atta- chement sans bornes, complétement justifié, d’ailleurs, par les beaux travaux que la science lui devait déjà. M. de Laplace ne pouvait supporter l’idée qu’un astro- nome, plus jeune de cinq ans que M. Poisson, qu’un élève, en présence de son professeur à l’École polytech- nique, deviendrait académicien avant lui. Il me fit donc _ proposer d’écrire à l’Académie que je désirais n’être élu que lorsqu'il y aurait une seconde place à donner à Pois- son; je répondis par un refus formel et motivé en ces 90 HISTOIRE termes : « Je ne tiens nullement à être nommé en ce moment; je suis décidé à partir prochainement pour le Thibet avec M. de Humboldt ; dans ces régions sauvages, le titre de membre de l’Institut n’aplanirait pas les diffi- cultés que nous devons rencontrer. Mais je ne me ren- drai pas coupable d’une inconvenance envers l’Académie. En recevant la déclaration qu’on me demande, les savants dont se compose ce corps illustre, n’auraient-ils pas le droit de me dire : Qui vous assure qu’on a pensé à vous ? Vous refusez ce qu’on ne vous a pas offert, » En voyant ma ferme résolution de ne pas me prêter à la démarche inconsidérée qu’il m'avait conseillée, M. de Laplace agit d’une autre façon ; il soutint que je n’avais pas assez de titres pour mon adinission à l’Académie. Je ne prétends pas qu’à l’âge de vingt-trois ans mon ba- gage scientifique fût très-considérable, à l’apprécier d'une manière absolue; mais, lorsque je jugeais par comparaison, je reprenais courage, surtout en songeant que les trois dernières années de ma vie avaient été con- sacrées à la mesure d’un arc de méridien dans un pays étranger ; qu’elles s'étaient passées au milieu des orages de la guerre d’Espagne : assez souvent dans les cachots, ou, ce qui était encore pis, dans les montagnes de la Kabylie et à Alger, séjour alors fort dangereux. Voici, au surplus, mon bilan de cette époque; je le livre à l'appréciation impartiale du lecteur : Au sortir de l’École polytechnique, j'avais fait, de concert avec M. Biot, un travail étendu et très-délicat sur la détermination du coefficient des tables de réfrac- tion atmosphérique. te ét sd à fus rt one dos bien tif DE MA JEUNESSE. EL à : Nous avions aussi mesuré la réfraction de différents _ gaz, ce qui, jusque là, n’avait pas été tenté. Une détermination, plus exacte qu’on ne l'avait alors, du rapport du poids de l’air au poids du mercure, avait fourni une valeur directe du coefficient de la formule ba- rométrique servant au calcul des hauteurs. J'avais contribué, d’une manière régulière et très- assidue, pendant près de deux ans, aux observations qui s'étaient faites de jour et de nuit à la lunette méridienne et au quart de cercle mural à l'Observatoire de Paris. J'avais entrepris avec M. Bouvard les observations re- latives à la vérification des lois de la libration de la lune. Tous les calculs étaient préparés; il ne me restait plus qu’à mettre les nombres dans les formules, lorsque je fus, par ordre du Bureau des longitudes, forcé de quitter Paris pour aller en Espagne. J'avais observé diverses comètes et calculé leurs orbites. J'avais, de concert avec M. Bouvard, calculé, d’après la formule de Laplace, la table de réfraction qui a été publiée dans le Recueil des tables du Bureau des longitudes et dans la Connaissance des temps. Un travail sur la vitesse de la lumière, fait avec un prisme placé devant l'objectif de la lunette du cercle mural, avait prouvé que les mêmes tables de ré- fraction peuvent servir pour le soleil et toutes les étoiles. Enfin, je venais de terminer dans des circonstances très-difficiles la triangulation la plus grandiose qu’on eût jamais exécutée, pour prolonger la méridienne de France _ jusqu’à l’île de Formentera. M. de Laplace, sans nier limportance et l'utilité de _ ces travaux et de ces recherches, n’y voyait qu’une espé- 92 HISTOIRE rance ; alors, M. Lagrange lui dit en termes formels : « Vous-même, monsieur de Laplace, quand vous en- trâtes à l’Académie, vous n’aviez rien fait de saillant ; vous donniez seulement des espérances. Vos grandes découvertes ne sont venues qu’après. » Lagrange était le seul homme en Europe qui pût avec autorité lui adresser une pareille observation. M. de Laplace ne répliqua pas sur le fait personnel ; mais il ajouta : « Je maintiens qu'il est utile de montrer aux jeunes savants une place de membre de l’Institut comme une récompense pour exciter leur zèle. » « Vous ressemblez, répliqua M. Hallé, à ce cocher de fiacre qui, pour exciter ses chevaux à la course, atta- chaït une botte de foin au bout du timon de sa voiture. Les pauvres chevaux redoublaient d’efforts, et la botte de foin fuyait toujours devant eux. En fin de compte, cette pratique amena leur dépérissement, et bientôt après leur mort. » Delambre, Legendre, Biot, insistèrent sur le dévoue- ment et ce qu'ils appelaient le courage avec lesquels j'avais combattu des difficultés inextricables, soit pour achever les observations, soit pour sauver les instruments et les résultats obtenus. Ils firent une peinture animée des dangers que j'avais courus. M. de Laplace finit par se rendre en voyant que toutes les notabilités de l’Académie m'’avaient pris sous leur patronage ; et, le jour de l’élec- tion, il m’accorda sa voix. Ce serait pour moi, je l'avoue, ? un sujet de regrets, même aujourd’hui, après quarante- deux ans, si j'étais devenu membre de l’Institut sans avoir obtenu le suffrage de l’auteur de la Mécanique céleste. TG > RE DE MA JEUNESSE. 93 XLVL Les membres de l’Institut devaient toujours être pré- sentés à l'Empereur après qu’il avait confirmé leurs nomi- nations. Le jour désigné, réunis aux présidents, aux secrétaires des quatre classes et aux académiciens qui avaient des publications particulières à offrir au chef de l'État, ils se rendaient dans un des salons des Tuileries. Lorsque l'Empereur revenait de la messe, il passait une sorte de revue de ces savants, de ces artistes, de ces litté- rateurs en habits verts. Je dois le déclarer, le spectacle dont je fus témoin le jour de ma présentation ne m'édifia pas. J’éprouvai même un déplaisir réel à voir l’empressement que mettaient les membres de l’Institut à se faire remarquer. « Vous êtes bien jeune, » me dit Napoléon en s’appro- chant de moi ; et, sans attendre une réplique flatteuse qu’il n’eût pas été difficile de trouver, il ajouta : « Comment vous appelez-vous ? » Et mon voisin de droite ne me lais- sant pas le temps de répondre à la question assurément très-simple qui m'était adressée en ce moment, s’em- pressa de dire : « Il s'appelle Arago. » « Quelle est la science que vous cultivez ? » Mon voisin de gauche répliqua aussitôt : « Il cultive l'astronomie. » « Qu'est-ce que vous avez fait ? » Mon voisin de droite, jaloux de ce que mon voisin de gauche avait empiété sur ses droits à la seconde question, se hâta de prendre la parole et dit : 94 HISTOIRE « Il vient de mesurer la méridienne d’Espagne. » L'Empereur, s’imaginant sans doute qu’il avait devant lui un muet ou un imbécile, passa à un autre membre de l’Institut, Celui-ci n’était pas un nouveau venu: c'était un naturaliste connu par de belles et importantes décou- vertes, c'était M. Lamarck. Le vieillard présente un livre à Napoléon. «Qu'est-ce que cela? dit celui-ci. C’est votre absurde Météorologie, c'est cet ouvrage dans lequel vous faites concurrence à Matthieu Lænsberg, cet annuaire qui dés- honore vos vieux jours ; faites de l’histoire naturelle, et je recevrai vos productions avec plaisir. Ce volume, je ne le prends que par considération pour vos cheveux blancs. — Tenez! » Et il passe le livre à un aide de camp. Le pauvre M. Lamarck, qui, à la fin de chacune des paroles brusques et offensantes de l'Empereur, essayait inutilement de dire : «C’est un ouvrage d'histoire natu- relle que je vous présente, » eut la faiblesse de fondre en larmes. L'Empereur trouva immédiatement après un jouteur plus énergique dans la personne de M. Lanjuinais. Celui- ci s'était avancé un livre à la main; Napoléon lui dit en ricanant : | «Le Sénat tout entier va donc se fondre à l’Institut? — Sire, répliqua Lanjuinais, c’est le corps de l’État auquel il reste le plus de temps pour s’occuper de littérature. » L'Empereur, mécontent de cette réponse, quitta brus- quement les uniformes civils et se mêla aux grosses épau- lettes qui remplissaient le salon, RE PA + nt 2 ne D ns DE MA JEUNESSE. g5 XLVITI. - Immédiatement après ma nomination, je fus en butte à d’étranges tracasseries de la part de l’autorité militaire. J'étais parti pour l'Espagne, en conservant le titre d'élève de l’École polytechnique. Mon inscription sur les contrôles pe pouvait pas durer plus de quatre ans; en conséquence, on m'avait enjoint de rentrer en France pour y subir les examens de sortie. Mais, sur ces entrefaites, Lalande mourut; et, par suite, une place devint vacante au Bu- reau des longitudes : je fus nommé astronome adjoint. Ces places étant soumises à la nomination de l'Empereur, M. Lacuée, directeur de la conscription, crut voir dans cette circonstance que j'avais satisfait à la loi, et je fus autorisé à continuer mes opérations. M. Matthieu Dumas, qui lui succéda, envisagea la ques- tion sous un point de vue tout différent : il m'enjoignit de fournir un remplaçant, ou de partir moi-même avec le contingent du 12° arrondissement de Paris. Toutes mes réclamations, toutes celles de mes amis . ayant été sans effet, j’annonçai à l'honorable général que - je me rendrais sur la place de l’Estrapade, d’où les con- . scrits devaient partir, en costume de membre de l’Institut, et que c’est ainsi que je traverserais à pied, la ville de - Paris. Le général Matthieu Dumas fut effrayé de l’effet . que produirait cette scène sur l'Empereur, membre de - l'Institut lui-même, et sempressa, sous le coup de ma . menace , de confirmer la décision du général Lacuée. 96 HISTOIRE XLVIIL Dans l’année 1809, je fus choisi par le conseil de per- fectionnement de l'École polytechnique pour succéder à M. Monge, dans sa chaire d'analyse appliquée à la géo- métrie. Les circonstances de cette nomination sont restées un secret; je saisis la première occasion qui s'offre à moi de les faire connaître. ; M. Monge prit la peine de venir un jour, à l'Observa- toire, me demander de le remplacer. Je déclinai cet hon- neur, à cause d’un projet de voyage que je devais faire dans l'Asie centrale avec M. de Humboldt. « Vous ne par- tirez certainement que dans quelques mois, dit l’illustre géomètre; vous pourrez donc me remplacer temporaire- ment. — Votre proposition, répliquai-je, me flatte infini- ment; mais je ne sais si je dois accepter. Je n’ai jamais lu votre grand ouvrage sur les équations aux différences partielles; je n’ai donc pas la certitude que je serais en mesure de faire des leçons aux élèves de l’École polytech- nique sur une théorie aussi difficile. — Essayez, dit-il, et vous verrez que cette théorie est plus claire qu’on ne le croit généralement. » J’essayai, en eflet, et l'opinion de M. Monge me parut fondée. Le public ne comprit pas, à cette époque, comment le bienveillant M. Monge refusait obstinément de confier son cours à M. Binet, son répétiteur, dont le zèle était bien connu. C’est ce motif que je vais dévoiler. Il y avait alors au bois de Boulogne une habitation nommée la Maison grise, où se réunissaient, autour de DE MA JEUNESSE. D 97. M. Coessin, grand prêtre d’une religion nouvelle, un cer- ftain nombre d'adeptes, tels que Lesueur, le musicien, Colin, répétiteur de chimie à l’École, M. Binet, etc. Un rapport du préfet de police avait signalé à l'Empereur les hôtes de la Maison grise comme étant affiliés à la Compa- gnie de Jésus. L'Empereur s'en montra inquiet et irrité : « Eh bien ! dit-il à M. Monge, voilà vos chers élèves deve- nus les disciples de Loyola ! » Et Monge de nier. « Vous niez, reprit l Empereur ; eh bien, sachez que le répétiteur de votre cours est dans cette clique. » Tout le. monde comprendra qu'après une telle parole, Monge ne pouvait pas consentir à se faire remplacer par M. Binet. XLIX, Arrivé à l’Académie, jeune, ardent, passionné, je me mêlai des nominations beaucoup plus que cela n’eût con- venu à ma position et à mon âge. Parvenu à une époque de la vie où j'examine rétrospectivement toutes mes actions avec calme et impartialité, je puis me rendre cette justice que, sauf dans trois ou quatre circonstances, "ma voix et mes démarches furent toujours acquises au “candidat le plus méritant , et plus d’une fois je parvins à “empêcher l’Académie de faire des choix déplorables. Qui pourrait me blâmer d’avoir soutenu avec vivacité la candidature de Malus, en songeant que son concurrent, M. Girard, inconnu comme physicien, obtint 22 voix sur 53 votants, et qu’un déplacement de 5 voix lui eût donné ‘la victoire sur le savant qui venait de découvrir la pola- risation par voie de réflexion, sur le savant que l’Europe L—L | 7 98 ê HISTOIRE aurait nommé par acclamation. Les mêmes remarques sont applicables à la nomination de Poisson, qui aurait échoué contre ce même M. Girard, si quatre voix s’étaient déplacées. Cela ne suffit-il pas pour justifier l’ardeur inusitée de mes démarches? Quoique dans une troisième épreuve la majorité de l'Académie se soit prononcée en faveur du même ingénieur, je ne puis me repentir d’avoir soutenu jusqu’au dernier moment, avec conviction et vi- vacité, la candidature de son concurrent M. Dulong. Je ne suppose pas que, dans le monde scientifique, personne soit disposé à me blàmer d’avoir préféré M, Liou- ville à M. de Pontécoulant. L. Parfois, il arriva que le gouvernement voulut prescrire des choix à l’Académie; fort de mon droit je résistai inva- riablement à toutes les injonctions. Une fois, cette résis- tance porta malheur à un de mes amis, au vénérable! Legendre; quant à moi, je m'étais préparé d'avance à toutes les persécutions dont je pourrais être l’objet. Ayant reçu du ministère de l’intérieur l'invitation de voter pour M. Binet et contre M. Navier, à propos d’une place va! cante dans la section de mécanique, Legendre répondit noblement qu’il voterait en son âme et conscience. II fut immédiatement privé d’une pension que son grand âge et ses longs services lui avaient valu. Le protégé de l’au= torité échoua, et l’on attribua, dans le temps, ce résultat à l’activité que je mis à éclairer les membres de l’Acadé- mie sur l’inconvenance des procédés du ministère. | DE MA JEUNESSE. L2 39 Dans une autre circonstance, le roi voulait que l’Aca- démienommât Dupuytren, chirurgien éminent, mais au- quel on reprochait des torts de caractère des plus graves. Dupuytren fut nommé ; mais plusieurs billets blancs protestèrent contre l'intervention de l’autorité dans les élections académiques. LI. J'ei dit plus haut que j'avais épargné à l’Académie quelques choix déplorables ; je n'en citerai qu’un seul, à l’occasion duquel j’eus la douleur de me trouver en oppo- sition avec M. de Laplace. L’illustre géomètre voulait qu’on accordät une place vacante dans la section d’astro- nomie à M. Nicollet, homme sans talent, et de plus soupçonné de méfaits qui entachaient son honneur de la manière la plus grave. À la suite d’un combat que je soutins visière levée, malgré les dangers qu’il pouvait y avoir à braver ainsi les protecteurs puissants de M. Nicollet, l'Académie passa au scrutin ; le respectable . M. Damoiseau dont j'avais soutenu la candidature obtint - 5 voix sur 48 votants. M. Nicollet n’en réunit donc _ que à. - «Je vois, me dit M. de Laplace, qu’il ne faut pas lutter contre les jeunes gens; je reconnais qu’un homme qu’on appelle le grand Électeur de l'Académie, est plus puis- sant que moi. — Non, répondis-je ; M. Arago parviendra - à balancer l'opinion justement prépondérante de M. de Laplace alors seulement que le bon droit sera sans con- - testation possible de son côté. » + 100 HISTOIRE Peu de temps après, M. Nicollet était en fuite pour l'Amérique, et le Bureau des longitudes faisait rendre une ordonnance pour l’expulser ignominieusement de son sein. LIL. J’engagerai les savants qui, entrés de bonne heure à l'Académie, seraient tentés d’imiter mon exemple, à ne compter que sur le témoignage de leur conscience; je les préviens, en connaissance de cause, que la reconnais- sance leur fera presque toujours défaut, L'académicien nommé, dont vous avez exalté le mérite quelquefois outre mesure, prétend que vous n’avez fait que lui rendre justice, que vous avez rempli un devoir, et qu'il ne doit conséquemment vous en tenir aucun compte. LIIT. Delambre mourut le 19 août 1822. Après les délais obligés on procéda à son remplacement, La place de secrétaire perpétuel n’est pas de celles qu’on peut laisser longtemps vacantes. L'Académie nomma une commission pour lui présenter des candidats : elle était composée de MM. de Laplace, Arago, Legendre, Rossel, Prony, La- croix. La liste de présentation se composait de MM. Biot, Fourier et Arago. Je n’ai pas besoin de dire avec quelle persistance je m’opposai à l'inscription de mon nom sur. cette liste; je dus céder à la volonté de mes collègues, DE MA JEUNESSE. 7 mais je saisis la première occasion de déclarer publique- ment que je n’avais ni la prétention ni le désir d’obtenir un seul suffrage ; qu’au surplus je cumulais autant d’em- plois que j'en pouvais remplir, qu’à cet égard M. Biot était dans la même position; en telle sorte que je faisais des vœux pour la nomination de M. Fourier. On a prétendu, mais je n’ose me flatter que le fait soit exact, que ma déclaration exerça une certaine influence sur le résultat du scrutin. Ce résultat fut. le suivant : M. Fourier réunit 38 voix et M. Biot 10. Dans une circonstance de cette nature, chacun cache soigneu- sement son vote afin de ne pas courir la chance d’un futur désaccord avec celui qui sera investi de l’autorité que l’Académie accorde au secrétaire perpétuel. Je ne sais si on me pardonnera de raconter un incident dont l'Acadé- mie s’égaya beaucoup dans le temps. M. de Laplace, au moment de voter, prit deux billets blancs; son voisin eut la coupable indiscrétion de regar- der et vit distinctement que l’illustre géomètre écrivait le nom de Fourier sur les deux. Après les avoir ployés tranquillement, M. de Laplace mit les billets dans son chapeau, le remua, et dit à ce même voisin curieux : « Vous voyez, j'ai fait deux billets ; je vais en déchirer un, je mettrai l’autre dans l’urne, j'ignorerai ainsi moi- même pour lequel des deux candidats j'aurai voté. » Les choses se passèrent comme l'avait annoncé le célèbre académicien ; seulement tout le monde sut avec - certitude que son suffrage avait été pour Fourier, et le - calcul des probabilités ne fut nullement nécessaire pour - arriver à ce résultat. 102 HISTOIRE DE MA JEUNESSE. LIV. Après avoir rempli les fonctions de secrétaire avec beaucoup de distinction, mais non sans quelque mollesse, sans quelque négligence, à cause de sa mauvaise santé, Fourier mourut le 46 mai 1830. Je déclinai plusieurs fois l'honneur que l’Académie paraissait vouloir me faire de me nommer pour lui succéder; je croyais, sans fausse modestie, ne pas avoir les qualités nécessaires pour remplir convenablement cette place importante. Lorsque 39 voix sur 44 votants meurent désigné, il fallut bien que je cédasse à une opinion si flatteuse et si nettement formulée ; le 7 juin 1830, je devins donc secrétaire per- pétuel de l’Académie pour les sciences mathématiques, mais conformément aux idées sur le cumul dont je m'étais fait un argument pour appuyer, en novembre 1829, la candidature de Fourier, je déclarai que je donnerais ma démission de professeur à l’École polytechnique. Ni les sollicitations du maréchal Soult, ministre de la guerre, ni celles des membres les plus éminents de l’Académie, ne parvinrent à me faire renoncer à cette résolution. NOTICES BIOGRAPHIQUES La biographie de Fresnel, la première que j'ai eu à lire comme secrétaire perpétuel, en séance publique de l’Académie, a donné lieu à des incidents que plusieurs historiens de notre révolution de 1830 ont rapportés inexactement. Je me crois donc tenu de rétablir les faits. En arrivant à l’Académie, le 26 juillet 1830, je lus dans le Moniteur les fameuses ordonnances. Je compris à l'instant toutes les conséquences politiques que ces actes allaient amener à leur suite ; je les considérai comme un malheur national, et je résolus à l'instant de ne prendre aucune part à la solennité littéraire pour laquelle nous avions été convoqués. J’annonçai ma résolution dans ces lignes, qui devaient être substituées à l’Éloge préparé : « Messieurs, « Si vous avez lu le Moniteur, vos pensées doivent sans doute « être empreintes d’une profonde tristesse, et vous ne devez pas « être étonnés que moi-même je n’aie pas assez de tranquillité « d'esprit pour vouloir prendre part à cette cérémonie. » Je fis la faute de communiquer cette résolution à plusieurs de mes confrères. Dès ce moment, des difficultés s’élevèrent de toutes parts. « Si vous exécutez votre projet, me disait-on, l’Institut sera « supprimé ; or, avez-vous bien le droit, vous, le plus jeune membre « de l’Académie, de provoquer une pareille catastrophe? » Et, à lappui de cette remarque, on me montrait du doigt des savants dont les appointements de membre de l’Institut étaient la seule ressource. Ces observations, présentées avec force, m’ébranlèrent. Le débat, néanmoins, s’envenima ; je pouvais consentir à lire l’Éloge de Fresnel, mais je refusai obstinément d’en retrancher des passages qui, la veille, avaient paru irréprochables, sur la nécessité d’exé- cuter strictement la Charte si on ne voulait pas rouvrir la carrière des révolutions. Cuvier, par amitié pour moi, et dans l'intérêt de l’Académie, était surtout ardent pour obtenir ces suppressions. Je fis part de cette circonstance à Villemain, qui, sans s’apercevoir que le grand naturaliste pouvait l'entendre, s’écria : « C’est une insigne lâcheté. » De là, des querelles, des personnalités, dont je me ferais un scrupule de consigner ici le souvenir. Voilà ce qui arriva dans cette circonstance regrettable. Les passages en question furent conservés à la lecture, et devinrent l’objet, de la part du public, d’applaudissements frénétiques qui ne semblaient mérités ni par le fond ni par la forme. J’avoue même que je fus très-surpris lorsqu’en sortant de la séance, le duc de Raguse me dit à l'oreille : « Dieu veuille que demain je n’aie pas à aller chercher de vos nouvelles à Vincennes, » NOTICES BIOGRAPHIQUES D4$0 7. FRESNEL’ BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 JUILLET 1830. Messieurs, «il est des hommes à qui l’on succède et « que personne ne remplace, » Ces paroles d’un des plus honorables écrivains de notre temps, si souvent repro- duites comme la formule convenue d’une modestie de cir- constance, sont aujourd’hui dans ma bouche l'expression fidèle de ce que j'éprouve. Comment pourrais-je, en effet, sans la plus vive émotion, venir occuper à cette tribune une place qu’a si dignement remplie, pendant huit années, le géomètre illustre dont la mort inattendue ne laisse pas moins de regrets à l’amitié qu'aux sciences et aux lettres. Cet aveu sincère de ma juste défiance, ce n’est pas ici, _ Messieurs, qu’on l’entend pour la première fois. Presque | tous les membres de l’Académie ont été tour à tour les confidents de mes scrupules, et leur encourageante bien- veillance est à peine parvenue à les surmonter. Voué 4. OEuvre posthume. 108 FRESNEL. depuis longtemps à des recherches purement scienti- fiques ; tout à fait dépourvu des titres littéraires qui, jus- qu'à ce moment, avaient paru indispensables dans les difficiles fonctions qu’on m’a confiées, je ne pouvais avoir aux yeux de l’Académie que le facile mérite d’un zèle soutenu , d’un dévouement sans bornes à ses intérêts, et du désir ardent qu’en toute occasion j'ai manifesté de voir la renommée qu’elle s’est acquise, grandir , si c’est pos- sible, et s'étendre en tout lieu. Le vide que M. Fourier laisse parmi nous, je l’ai reconnu le premier , je lai reconnu sans réserve, se fera surtout sentir dans ces réunions solennelles ; c’est alors que vous vous rappellerez ce langage dans lequel la plus rigoureuse précision s’al- liait si heureusement à l’élégance et à la grâce. Aussi j’ai dû me persuader que l’indulgence de l’Académie me pré- sageait en quelque sorte celle dont le public daignerait m’honorer ; autrement aurais-je osé faire entendre ici une voix inexpérimentée après l’éloquent interprète que nous venons de perdre, à côté de celui que nous avons le bon- heur de posséder ? Cet éloge, au reste, je me hâte de le déclarer , s’écarte de la forme ordinaire. Je demanderai même qu’on veuille bien le considérer comme un simple Mémoire scientifique dans lequel, à l’occasion des travaux de notre confrère, j'examine les progrès que plusieurs des branches les plus importantes de l'optique ont faits de nos jours. À une époque où les cours du Collége de France, de la Faculté de Paris, du Jardin du Roi, attirent une si grande affluence d’auditeurs, il m’a semblé que l’Académie des Sciences pourrait elle-même entretenir directement le SAR d RE Le FRESNEL. 109 public, ami de nos études, qui veut bien assister à ces réunions, de quelques-unes des questions variées dont elle s’occupe spécialement. Toutefois c’est ici de ma part un simple essai sur lequel on voudra bien m'éclairer; la critique me trouvera docile. J'espère cependant que la satisfaction de se voir initié en peu d’instants aux plus curieuses découvertes de notre siècle pourra paraître une compensation suffisante de l’inévitable fatigue qu’amène- ront tant de minutieux détails. De mon côté, l’indulgence sur laquelle je compte ne me dispensera pas de faire tous mes efforts pour tâcher d’être clair. Fontenelle, dans une occasion semblable, demandait à son auditoire (je cite ses propres expres- sions) « la même application qu’il faut donner au roman « de la Princesse de Clèves , si on veut en suivre bien l’in- « trigue et en connaître toute la beauté. » Je n’aurais pas le droit, je le sais, d’être aussi peu exigeant; mais j'ai, d’une autre part, l’avantage de parler devant une assem- blée familiarisée avec des études sérieuses, et dont on peut réclamer avec confiance une attention que Fontenelle lui-même, au commencement du xvin: siècle, aurait difficilement obtenue de la société frivole à laquelle il s’adressait, ENFANCE DE FRESNEL.— SON ENTRÉE A L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE ET DANS LE CORPS DES PONTS ET CHAUSSÉES. — SA DESTITUTION POUR AVOIR ÉTÉ REJOINDRE L'ARMÉE ROYALE A LA PALUD. Augustin-Jean FRESNEL naquit le 10 mai 1788, à Bro- glie, près de Bernay, dans cette partie de l’ancienne province de Normandie qui forme aujourd’hui le dépar- 10 FRESNEL. tement de l'Eure. Son père était architecte, et, en cette qualité, le génie militaire lui avait confié la construction du fort de Querqueville, à l’une des extrémités de la rade de Cherbourg ; mais la tourmente révolutionnaire l'ayant forcé d'abandonner ces travaux, il se retira avec toute sa famille dans une modeste propriété qu’il possédait près de Caen, à Mathieu, petit village qui déjà n’était pas sans quelque illustration, puisque c’est la patrie du poëte Jean Marot, père du célèbre Clément. Madame Fresnel, dont le nom de famille (Mérimée) devait aussi un jour devenir cher aux arts et aux lettres, était douée des plus heu- reuses qualités du cœur et de l'esprit ; l’instruction solide et variée qu’elle avait reçue dans sa jeunesse, lui permit de s’associer activement pendant huit années consécutives aux efforts que faisait son mari pour l’éducation de leurs quatre enfants. Les progrès du fils aîné furent brillants et rapides. Augustin, au contraire, avançait dans ses études avec une extrême lenteur : à huit ans il savait à peine lire. On pourrait attribuer ce manque de succès à la complexion très-délicate du jeune écolier et aux ménage- ments qu’elle prescrivait; mais on le comprendra mieux encore, quand on saura que Fresnel n’eut jamais aucun goût pour l'étude des langues, qu’il fit toujours très-peu de cas des exercices qui s'adressent seulement à la mé- moire; que la sienne, d’ailleurs assez rebelle en général, se refusait presque absolument à retenir des mots, dès qu'ils ne se rattachaient pas à une argumentation claire et ourdie fortement. Aussi, je dois l’avouer sans détour, ceux dont toutes Îles prévisions concernant l'avenir d’un enfant, se fondent sur le recensement complet des pre- PRET FRESNEL. ait _mières places qu’il a obtenues au collége, en thème ou en version, n'auraient jamais imaginé qu’Augustin Fres- nel deviendrait un des savants les plus distingués de notre époque. Quant à ses jeunes camarades, ils l'avaient au contraire jugé avec cette sagacité qui les trompe rare- ment : ils l’appelaient l'homme de génie. Ce titre pom- peux lui fut unanimement décerné à l’occasion de recher- ches expérimentales (on me passera cette expression, elle n’est que juste) auxquelles il se livra à l’âge de neufans, soit pour fixer les rapports de longueur et de calibre qui donnent la plus forte portée aux petites canonnières de sureau dont les enfants se servent dans leurs jeux, soit pour déterminer quels sont les bois verts ou secs qu’il con- vient d'employer dans la fabrication des arcs, sous le double rapport de l’élasticité et de la durée. Le physi- cien de neuf ans avait exécuté en effet ce petit travail avec tant de succès, que des hochets, jusque là fort inof- fensifs , étaient devenus des armes dangereuses, qu’il eut honneur de voir proscrire par une délibération expresse des parents assemblés de tous les combattants. -En 1801, Fresnel, âgé de treize ans, quitta le foyer paternel, et se rendit à Caen avec son frère aîné. L'école centrale de cette ville, où l'instruction a toujours été en honneur , présentait alors une réunion de professeurs du plus rare mérite, Les excellentes leçons de mathématiques de M. Quenot, le cours de grammaire générale et de logique de l'abbé de la Rivière, contribuèrent éminém- ment à développer chez le jeune élève cette sagacité, .… cette rectitude d’esprit, qui plus tard l’ont guidé avec tant … de bonheur dans le dédale en apparence inextricable des 112 FRESNEL. phénomènes naturels qu’il est parvenu à débrouiller. La communication du savoir est de tous les bienfaits que nous recevons dans notre jeunesse, celui dont un cœur bien né conserve le plus profond souvenir. Aussi la reconnais- sance qu'avait vouée Fresnel à ses dignes professeurs de Caen, fut-elle constamment vive et respectueuse. Les écoles centrales elles-mêmes eurent toujours une large part dans son souvenir , et j'ai quelques raisons de croire qu’on aurait trouvé diverses réminiscences de ces an- ciennes institutions dans un plan d’études qu’il voulait publier. | Fresnel entra à seize ans et demi à l'École polytech- nique, où son frère aîné l’avait précédé d’une année. Sa santé était alors extrêmement faible, et faisait craindre qu'il ne pût pas supporter les fatigues d’un aussi rude noviciat ; mais ce corps débile renfermait l’âme la plus vigoureuse, et, en toutes choses, la ferme volonté de réussir est déjà la moitié du succès ; d’ailleurs la dextérité de Fresnel pour les arts graphiques était presque sans égale, et, sous ce rapport, il pouvait marcher de pair avec les plus habiles de ses camarades, tout en s’impo- sant un travail journalier beaucoup moins long. Lorsque Fresnel suivait les cours de l'École polytechnique, un savant, dont l’âge n’a pas refroidi le zèle, que lAcadé- mie des Sciences a le bonheur de compter parmi ses membres les plus actifs, les plus assidus, et qu’il me faudra désigner, puisqu'il m’entend, par le seul titre de doyen des géomètres vivants, remplissait les fonctions d’examinateur. Dans le courant de l’année 1804 il pro- posa aux élèves, comme sujet de concours, une question + FRESNEL. 113 de géométrie. Plusieurs la résolurent ; mais la solution de Fresnel fixa particulièrement l'attention de notre confrère, carles hommes supérieurs jouissent de l’heureux privilége de découvrir, même sur de légers indices, les talents qui doivent jeter un grand éclat. M. Legendre, son nom m'échappe, complimenta publiquement le j jeune lauréat. Des témoignages d'encouragement partant de si haut mirent Fresnel, peut-être pour la première fois, dans le secret de son propre mérite, et vainquirent une défiance outrée qui, chez lui, produisait les plus fâcheux ré- sultats, puisqu'elle l’empêchait de tenter des routes nou- velles. En sortant de l’École polytechnique, Fresnel passa dans celle des ponts et chaussées. Lorsqu’il eut obtenu le titre d'ingénieur ordinaire, il fut envoyé dans le départe- ment de la Vendée, où le gouvernement cherchait à effa- -cer les traces de nos déplorables discordes civiles, relevait tout ce que la guerre avait renversé, ouvrait des com- munications destinées à vivifier le pays, et posait les fon- dements d’une ville nouvelle. Tout élève, quelque carrière qu'il veuille embrasser , attend avec la plus vive impa- tience l'instant où il pourra déposer ce titre. Pour lui, en vingt-quatre heures, le monde alors change compléte- ment d’aspect : il recevait des leçons, il va créer. Son avenir semble d’ailleurs lui promettre tout ce qu’un siècle a offert d'événements brillants à quelques rares individus 7 du sort. = Peu d'ingénieurs, par exemple, reçoivent leurs diplômes sans se croire, dès ce moment, appelés soit ( nouveaux Ricquet) à joindre l'Océan à la Méditerranée par un grand L—1. 8 414 FRESNEL. canal qui conduira les navires du commerce jusqu'au centre du royaume, soit à tracer sur la croupe des Alpes la route sinueuse et hardie dont la sommité se perd dans la région des frimas éternels, et que le voyageur cepen- dant peut affronter sans crainte, même au cœur de lhi- ver. Celui-ci a conçu l’espoir d’orner la capitale d’un de ces ponts légers et toutefois inébranlables, où le hardi | ciseau d’un David viendra quelque jour animer le marbre; l’autre, renouvelant les gigantesques travaux de Cher- bourg , arrête les tempêtes à l'entrée de certaines rades, prépare d’utiles refuges aux navires de commerce, s’as- socie enfin à la gloire des escadres nationales, en leur : fournissant de nouveaux moyens d’attaque et de défense. : Les moins ambitieux ont songé à redresser le cours des | principaux fleuves, à rendre, par des barrages, leurs eaux moins rapides et plus profondes ; à arrêter ces montagnes mouvantes qui, sous le nom de dunes, envahissent gra- duellement de riches contrées, et les transforment en de . stériles déserts. Je n’oserais pas affirmer que malgré l'extrême modé- . ration de ses désirs, Fresnel échappa tout à fait à ces” heureux rêves du jeune âge. En tout cas le réveil ne. se fit pas attendre : niveler de petites portions de routes . chercher, dans la contrée placéé dans sa circonscription, . des bancs de cailloux; présider à l’extraction de ces matériaux; veiller à leur placement sur la chaussée” ou dans les ornières; exécuter. çà et là, un ponceau | sur des canaux d'irrigation ; rétablir quelques mètres de digue que le torrent a emportés dans sa crue; exer=* cer principalement sur les entrepreneurs une surveil= FRESNEL. 115 lance active; vérifier leurs états de compte, toiser scrupuleusement leurs ouvrages, telles étaient les fonc- tions fort utiles, mais très-peu relevées, très-peu scien- tifiques, que Fresnel eut à remplir pendant huit à neuf années dans la Vendée, dans la Drôme, dans l’Ille-et- Vilaine. Combien un esprit de cette portée ne devait-il pas être péniblement affecté, quand il comparait l'usage qu’il aurait pu faire de ces heures qui passent si vite, avec la manière dont il les dépensait! Mais chez Fresnel, l’homme consciencieux marchait toujours en première ligne; aussi s’acquitta-t-il constamment de ses devoirs d'ingénieur avec le plus rigoureux scrupule. La mission de défendre les deniers de l’État, d’en obtenir le meilleur emploi possible, se présentait à ses yeux comme une question d'honneur. Le fonctionnaire, quel que fût son rang, qui lui soumettait un compte louche, devenait à l'instant l’objet de son profond mépris. Fresnel ne com- prenait pas les ménagements auxquels des personnes, d’ailleurs très-estimables, se croient quelquefois tenues … par esprit de corps. Toute confraternité cessait pour lui, . malgré les similitudes de titres et d’uniformes, dès qu’on - n'avait pas une probité à l’abri du soupçon. Dans ces - circonstances, la douceur habituelle de ses manières dis- paraissait, pour faire place à une raideur , je dirai même à une âpreté qui, dans ce siècle de concessions, lui attira de nombreux désagréments. Les opinions purement spéculatives d’un homme de cabinet, concernant l’organisation politique de la société, “doivent en général trop peu intéresser le public, pour “qu'il soit nécessaire d’en faire mention ; mais l'influence 116 FRESNEL. qu’elles ont exercée sur la carrière de Fresnel ne me per- met pas de les taire. Fresnel, comme tant de bons esprits, s’associa vive- ment en 1814 aux espérances que le retour de la famille des Bourbons faisait naître. La Charte de 1814, exécutée sans arrière-pensée, lui paraissait renfermer tous les germes d’une sage liberté. Il y voyait l’aurore d’une régénération politique qui devait, sans secousses, s’é- tendre de la France à toute l’Europe. Son cœur de citoyen s’émouvait en songeant que notre beau pays allait exer- : cer cette pacifique influence sur le bonheur des peuples. Si, pendant le régine impérial, les grandes journées « d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, n’avaient pas forte- . ment excité son imagination, c’est seulement parce qu’elles . lui semblaient destinées à perpétuer le despotisme sous lequel la France se trouvait alors courbée. Le débar- ; quement de Cannes, en 1815, lui parut une attaque “ contre la civilisation; aussi, sans être arrêté par le déla- : . brement de sa santé, s’empressa-t-il d'aller rejoindre l'un « des détachements de l’armée ‘royale du Midi. Fresnel 1 s'était flatté de n’y trouver que des hommes de sa. trempe, si j'en juge par l'impression pénible qu’il éprouva dès sa première entrevue avec le général sous les ordres duquel il allait se placer. Touché de l’air maladif de son nouveau soldat, le chef lui témoigne combien il est sur- \ pris qu’il veuille, dans un tel état, s’exposer aux fatigues et aux dangers d’une guerre civile. « Vos supérieurs, « « Monsieur, lui dit-il, vous ont peut-être commandé « cette démarche. — Non, général, je n’ai pris con À « seil que de moi. — Je vous en prie, parlez-moi sans FRESNEL. 117 « détour; vous a-t-on menacé de ne pas payer vos àp- « pointements ? — Aucune menace semblable ne m'a été « faite ; mes appointements étaient régulièrement payés. « — Fort bien; maïs je dois, entre nous, vous prévenir « qu’il ne faut guère compter ici que sur le casuel. — J’ai « compté sur mes seules ressources; je n’espère et ne « désire aucune récompense ; je me présente à vous pour « remplir un devoir. — À merveille, Monsieur ; c’est ainsi « que tout bon serviteur de la cause royale doit penser et « agir; je partage vos honorables sentiments; comptez « sur ma bienveillance. » Cette bienveillance, en effet, ne se démentit point, et les questions qui d’abord avaient blessé Fresnel, montraient seulement que son interlocu- teur, moins novice dans les affaires dé ce bas monde, savait, par expérience, qu'un rassemblement populaire, de quelque couleur qu’il se pare, renferme plus d’un in- dividu dont le dévouement, sous des apparences trom- peuses, cache des intérêts personnels. - Fresnel rentra à Nyons, sa résidence habituelle, presque mourant. La nouvelle des événements de la Palud l'y avait précédé; la populace, on sait ce que signifie ce terme dans les départements du Midi, lui prodigua mille outrages. Peu de jours après, un commissaire impérial vint prononcer sa destitution et le placer sous la surveil- lance de la haute police. Loïn de moi la pensée d’atténuer ce qu'une semblable mesure avait d’odieux. Je dois dire cependant qu’elle fut exécutée sans trop de rigueur, que Fresnel obtint la permission de passer par Paris; qu’il y séjourna sans être inquiété; qu’il y put renouer connais- sance avec d'anciens condisciples et se préparer ainsi aux 118 FRESNEL. recherches scientifiques dont il comptait s'occuper dans la retraite où ses jeunes années s'étaient écoulées. A cette époque Fresnel avait à peine une idée confuse des brillantes découvertes qui, dans les premières années de ce siècle, changèrent totalement la face de l’optique. PREMIERS MÉMOIRES DE FRESNEL Le premier mémoire de science que Fresnel ait rédigé, remonte à cette même année 1814. C'était un essai des- tiné à reclifier l'explication fort imparfaite du phénomène de l’aberration annuelle des étoiles qui, généralement, est suivie dans les ouvrages élémentaires ; la géométrie et la physique pouvaient également avouer la nouvelle démon- stration ; mais malheureusement, elle ressemblait beau- coup à celle de Bradley lui-même et de Clairaut. Je dis malheureusement, car si l’on croyait que de telles ren- contres satisfont l’amour-propre d’un débutant et stimu- lent son zèle, on se ferait étrangement illusion. Et d’ail- leurs, un auteur supporterait avec philosophie, je veux bien l’admettre, le déplaisir d’avoir inutilement usé ses forces pendant des années entières à la recherche d’une … vérité déjà aperçue auparavant; il renoncerait de la meilleure grâce à la flatteuse espérance de voir son nom « attaché à quelque brillante découverte; mais ne doit-il pas être vivement inquiet, quand il peut craindre que « pour avoir ignoré l'existence de tel ouvrage auquel per- | sonne ne songeait, il sera peut-être traité de plagiaire ; « quand il peut craindre qu’une vie sans tache ne soit pas … une sauvegarde suffisante contre de telles imputations. FRESNEL. 119. Le public, nonobstant les dénégations les plus expresses, suppose presque toujours qu'un auteur a connu tout ce qu’il a pu connaître, et-le droit dont il est investi de trai- ter avec une sévérité implacable ceux qui sciemment se sont emparés des travaux de leurs prédécesseurs, est l’ori- gine de plus d’une injustice. Aussi Lagrange racontait-il que, dans sa jeunesse, il éprouva un si profond chagrin en trouvant, par hasard, dans les œuvres de Leibnitz, une formule analytique dont il avait parlé à l’Académie de : Turin, comme d’une découverte à lui, qu'il s’évanouit complétement. Peu s’en fallut même, que dès ce jour, il ne renonçât tout à fait aux études mathématiques. La démonstration de l’aberration était trop peu importante pour inspirer à Fresnel un pareil découragement; d’ail- leurs, il ne l'avait point imprimée; toutefois, cette cir- constance le rendit extrêmement timide, et depuis il ne publia jamais de mémoire sans s'être assuré, par le témoignage d’un de ses amis à qui les collections acadé- miques étaient plus familières, qu’il n’avait pas, suivant un dicton populaire devenu chez lui une formule habi- tuelle, enfoncé des portes ouvertes. Les premières recherches expérimentales de Fresnel ne datent que du commencement de 1815 ; mais à partir de cette époque, les mémoires succédèrent aux mémoires, les découvertes aux découvertes, avec une rapidité dont l'histoire des sciences offre peu d'exemples. Le 28 dé- cembre 1814, Fresnel écrivait de Nyons :« Je ne sais « ce qu'on entend par polarisation de la lumière ; priez « M. Mérimée, mon oncle, de m'envoyer les ouvrages « dans lesquels je pourrai l’apprendre. » Huit mois 420 FRESNEL. s'étaient à peine écoulés et déjà d’ingénieux travaux l’avaient placé parmi les plus célèbres physiciens de notre époque. En 4819, il remportait un prix proposé par l’Académie sur la question si difficile de la diffrac- tion. En 1893, il devenait l’un des membres de cette compagnie, à l'unanimité des suffrages, genre de succès fort rare, car il ne suppose pas seulement un mérite du premier ordre, mais encore de la part de tous les com- pétiteurs, un aveu d’infériorité bien franc, bien expli- cite. En 1895, la Société royale de Londres admettait notre confrère au nombre de ses associés. Enfin, deux ans plus tard, elle lui décernait la médaille fondée par le comte de Rumford, Cet hommage d’une des plus illustres académies de l’Europe, ce jugement prononcé chez une nation rivale, par les compatriotes les plus éclairés de Newton, en faveur d’un physicien qui n’attachait guère de prix à ses découvertes qu’autant qu’elles ébranlaient un système dont ce puissant génie s’était fait le défen- seur, me semble avoir tous les caractères d’un arrêt de la postérité. J'espère donc qu’il me serait permis de l’invo- . quer, si malgré tout mon désir de rester dans les strictes \ bornes de la vérité, et la conviction que j'ai de ne pas les avoir pas franchies, il arrivait par hasard qu’on trou- : vât cet éloge empreint d’une légère exagération. Ge serait là, au reste, je dois l’avouer, un reproche que je ressen- . tirais faiblement, comme ami de Fresnel. S'il m'importe ! de le repousser, c’est seulement en qualité d’organe de l'Académie ; le ministère que je remplis aujourd’hui, au nom de mes confrères, doit être exact et sévère comme sont rigoureuses et exactes les sciences dont ilss’occupent, NP PORT PT Ÿ à M) ET FRESNEL. ; 121 RÉFRACTION. - Les travaux de Fresnel sont presque tous relatifs à l'optique. Afin d'éviter des répétitions fatigantes, je les classerai, sans égard pour l’ordre des dates, de manière à réunir dans un seul groupe tous ceux qui se rapportent à des questions analogues. Les phénomènes de la réfrac- tion m’occuperont les premiers. Un bâton dont une partie plonge dans l’eau paraît brisé; les rayons qui nous font voir la portion immergée doivent donc avoir changé de route, ou s’être brisés eux- mêmes, en passant de l’eau dans l’air. Naguère on rédui- sait à cette remarque les connaissances des anciens sur le phénomène de la réfraction. Mais en exhumant de la poussière des bibliothèques où tant de trésors sont encore enfouis, un manuscrit de lOptique de Ptolémée, on a trouvé que l’école d'Alexandrie ne s’était pas bornée à constater le fait de la réfraction, car cet ouvrage ren- ferme, pour toutes les incidences, des déterminations numériques passablement exactes de la déviation des rayons, soit quand ils passent de l’air dans l’eau ou dans . le verre, soit lorsqu'ils n’entrent dans le verre qu’en sor- _ tant de l’eau. | Quant à la loi mathématique de ces déviations, que _ l’Arabe Alhasen, que le Polonais Vitellio, que Képler, et . d’autres physiciens avaient inutilement cherchée, c’est à . Descartes qu’on la doit. Je dis Descartes, et Descartes seulement, car si les réclamations tardives d'Huygens en . faveur de son compatriote Snellius étaient accueillies, il 122 FRESNEL. faudrait renoncer à jamais écrire l’histoire des sciences, Une loi mathématique a plus d'importance qu’une découverte ordinaire , car elle est elle-même une source de découvertes. De simples transformations analytiques signalent alors aux observateurs une foule de résultats plus où moins cachés, dont ils se seraient difficilement avisés ; mais ces résultats ne peuvent être accueillis sans réserve, tant que la vérité de la loi primordiale repose uniquement sur des mesures. Il importe pour la science, qu'en remontant aux principes de la matière, cette loi reçoive le caractère de rigueur que les expériences les plus précises ne sauraient lui donner. Descartes essaya donc d'établir sa loi de la réfraction par des considérations purement mathématiques; peut- être même est-ce ainsi qu'il la trouva? Fermat combattit la démonstration de son rival, la remplaça par une méthode plus rigoureuse, mais qui avait le grave inconvénient de s'appuyer sur un principe métaphysique dont rien ne montrait la nécessité. Huygens arriva au résultat, en partant des idées qu’il avait adoptées sur la nature de la lumière ; Newton enfin, car cette loi a occupé les plus grands géomètres du xvir° siècle, la déduisit. du principe de l'attraction, La question était parvenue à ce terme, lorsqu'un voya- geur revenant de l’Islande apporta à Copenhague de beaux cristaux qu’il avait recueillis dans la baie de Roër- ford. Leur grande épaisseur, leur remarquable diapha- néité, les rendait très-propres à des expériences de réfraction. Bartholin, à qui on les avait remis, s’em- pressa de les soumettre à divers essais; mais quel ne fut EAN RO CORP MT RE FRESNEL. 123 pas son étonnement, lorsqu'il aperçut que la lumière s’y - partageait en deux faisceaux distincts, d’intensités préci- sément égales, lorsqu'il eut reconnu, en un mot, qu'à travers ces cristaux d'Islande, qu’on a trouvés depuis dans une multitude de localités, car ils ne sont que du carbonate de chaux, tous les objets se voient doubles. | La théorie de la réfraction tant de fois remaniée, avait _ donc besoin d’un nouvel examen ; tout au moins elle était | incomplète, puisqu’elle ne parlait que d’un rayon et qu’on en voyait deux. D'ailleurs, le sens et la valeur de l’écar- … tement de ces deux rayons changeaient en apparence de _ la manière la plus capricieuse, quand on passait d’une face de cristal à l’autre, ou lorsque sur une face donnée la direction du rayon incident variait. Huygens surmonta | toutes ces difficultés; une loi générale se trouva com- . prendre dans son énoncé les moindres détails du phéno- mène; mais cette loi, malgré sa simplicité, malgré son élégance, fut méconnue. Les hypothèses avaient été pen- . dant tant de-siècles des guides inutiles ou infidèles ; on les avait si longtemps considérées comme toute la phy- - sique, qu’à l’époque dont je parle, les expérimentateurs » en étaient venus sur ce point à une sorte de réaction; or dans les réactions, même en matière de science, il est . rare qu'on garde un juste milieu. Huygens donne sa loi . comme le fruit d’une hypothèse, on la rejette sans exa- . men; les mesures dont il l’étaie ne rachètent pas tout ce qu’on trouve de vicieux dans son origine. Newton lui- . même se range parmi les opposants, et, dès ce moment, - les progrès de l'optique sont arrêtés pour plus d’un siècle, - Depuis, il n’a fallu rien moins que les nombreuses expé- 124 FRESNEL. riences de deux membres les plus célèbres de cette Acadé- mie, MM. Wollaston et Malus, pour replacer la loi d'Huygens au rang qui lui appartient. Pendant les longs débats des physiciens sur la loi mathématique d’après laquelle la double réfraction s'opère dans le éristal d'Islande, l'existence du second faisceau étant généralement considérée comme une ano- malie qui n’atteignait que la moitié de la lumière inci- dente; l’autre moitié, au moins, disait-on, obéit à l’an- cienne loi de la réfraction donnée par Descartes; le carbonate de chaux, en tant que cristal, jouit ainsi de certaines propriétés particulières, mais sans avoir perdu celles dont tous les corps diaphanes ordinaires sont doués. Tout cela était exact dans le cristal d'Islande ; tout cela paraissait sans trop de hardiesse pouvoir être généralisé. Eh ‘ bien, on se trompait. Il existe des cristaux où le prin- cipe de la réfraction ordinaire nese vérifie pas, où les deux faisceaux en lesquels la lumière incidente se partage, éprouvent l’un et l’autre des réfractions anomales, où la loi de Descartes ne ferait connaître la route d’aucun rayon ! Lorsque Fresnel publia pour la première fois ce fait ” inattendu , il ne l’avait encore vérifié qu’à l’aide d’une méthode indirecte, remarquable par l'étrange circon- stance que la réfraction des rayons se déduit d’expé- riences dans lesquelles aucune réfraction ne s’est opérée, Aussi notre confrère trouva-t-il plus d’un incrédule. La singularité de la découverte commandait peut-être quelque réserve; peut-être aussi, aux yeux de diverses personnes, avait-elle, comme l’ancienne loi d’'Huygens, le tort acte 4 et nt MERE de ei D RS 0e) dénude 57% OR IE SPRL CE TE à ET. dé. ét péter ne pm Ed FRESNEL. ; 125 d’être le fruit d’une hypothèse! Quoi qu'il en soit, Fres- nel aborda la difficulté de front. En montrant dans un parallélipipède de topaze formé de deux prismes de même angle adossés, qu'aucun rayon ne passait entre deux faces opposées et parallèles sans être dévié, il rendit toute objection inutile. Les physiciens, je pourrais citer ici i les noms les plus célèbres , qui avaient cherché à renfermer dans une seule règle tous les cas possibles de la double réfraction, s'étaient donc trompés, car ils admetiaient unanimement, et comme un fait dont on ne pouvait douter, que pour la moitié de la lumière, que pour les rayons qu’ils appelaient ordinaires, les déviations devaient être les mêmes à éga- _ lité d'incidence, dans quelque sens qu’on eût coupé le » cristal. La vraie loi de ces phénomènes compliqués, loi qui renferme comme cas particuliers les lois de Descartes et d'Huygens est due à Fresnel. Cette découverte exigeait au plus haut degré la réunion du talent des expériences et de l'esprit d'invention. Je viens de l’avouer, les phénomènes de: la double réfraction récemment analysés par Fresnel et les lois qui . les enchaïînent, ne sont pas exempts d’une certaine com- . plication. C’est là un sujet de regrets, je dirai presque de lamentations chez quelques esprits paresseux qui rédui- raient- volontiers chaque science à ces notions superfi- _cielles dont on peut, sans effort, se: rendre maître en quelques heures de travail. Mais ne voit-on pas que, avec ces idées, les sciences ne feraient aucun progrès; que négliger tel phénomène, parce que notre faible intelli- gence trouverait quelque peine à le saisir, ce serait man- 126 FRESNEL. quer à son mandat, que souvent on passerait ainsi à côté des plus importantes découvertes ? L’astronomie aussi, bornée à la connaissance des constellations et à quelques remarques insignifiantes sur les levers et les couchers des étoiles, était à la portée de tous les esprits; mais alors pouvait-on l’appeler une science? Lorsqu’à la suite du travail le plus colossal qu’au- cun homme ait jamais exécuté, Képler substitua des mouvements elliptiques non uniformes aux mouvements circulaires et réguliers qui, d’après les anciens, devaient régir les planètes, ses contemporains eurent le droit de crier à la complication. Eh! bien, peu de temps après, dans les mains de Newton, ces mouvements compliqués en apparence, furent la base de la plus grande décou verte des temps modernes, d’un principe tout aussi simple qu’il est fécond; ils servirent à prouver que chaque pla- nète est maîtrisée dans sa course elliptique par une force unique, par une attraction émanée du soleil. Les observateurs qui, à leur tour, renchérissant sur Képler, montrèrent qu'il ne suffit pas des mouvements elliptiques pour représenter les vrais déplacements des planètes, ne simplifièrent pas la science; mais, outre que les dérangements connus sous le nom de perturbations n’en auraient pas moins existé, si, en haïne de toute com- plication, on s’était obstiné à ne les point voir, je dois dire qu’en les étudiant avec soin, on a été conduit, entre tant d’autres importants résultats, au moyen de comparer les masses des divers astres dont notre système solaire se compose, et que si nous savons aujourd’hui, par exemple, qu’il ne faudrait pas moins de trois cent cinquante mille ge SA 7 7 On SE LT SES dE re FRESNEL. 127 globes terrestres pour former un poids égal à celui du soleil, on le doit à l'observation de très-petites inégalités qu’auraient certainement négligées ceux qui, à tout prix, ne veulent que des phénomènes simples. Sans pousser plus loin ces remarques, je pourrai donc avouer que l'optique était plus facile, plus à la portée du commun des hommes, plus susceptible de démonstration dans les cours publics, avant tous les progrès qu’elle a faits de nos jours. Mais ces progrès sont une richesse réelle; ils ont donné lieu aux plus curieuses applications; ils signalent déjà dans diverses théories de la lumière des impossibilités qui doivent prendre rang parmi les décou- vertes, car dans la recherche des causes, nous sommes souvent réduits à procéder par voie d’exclusion; sous ce rapport, il n’y a jamais d’expérience inutile; on ne sau- rait trop les multiplier. Un homme d’un esprit universel , qui prenait souvent plaisir à cacher le sens le plus pro- fond-sous des formes burlesques, Voltaire, comparait toute théorie à une souris : «elle passe, disait-il, dans «neuf trous, mais elle est arrêtée par le dixième. » C’est en multipliant indéfiniment le nombre de ces trous, ou pour parler d’une manière moins triviale, le nombre des épreuves auxquelles une théorie doit satisfaire, que l’as- tronomie s’est placée au rang qu’elle occupe dans l’es- time des hommes, qu’elle est devenue la première des sciences, à C’est en suivant la même marche qu’on pourra aussi donner à diverses branches de la physique le caractère d’évidence dont elles manquent encore à quelques égards. Dans chaque science d'observation, il faut distinguer 128 FRESNEL. les faits, les lois qui les lient entre eux, et les causes. Sou- vent les difficultés du sujet arrêtent les expérimentateurs après le premier pas; presque jamais ils ne franchissent le troisième. Les progrès que Fresnel avait faits sous les deux premiers rapports, dans l’étude de la double réfrac- tion, devaient naturellement le conduire à rechercher d’où pouvait dépendre un si singulier phénomène ; or, là encore il a obtenu d’éclatants succès. Mais, pressé par le temps, je pourrai seulement faire connaître le plus sail- lant de ses résultats. Lorsque Huygens publia son Traité de la lumière, on connaissait seulement deux gemmes doués de la double réfraction, le carbonate de chaux et le quartz. Aujour- d’hui, il serait beaucoup plus court de dire quels cristaux n’ont pas cette propriété, que de nommer ceux qui la possèdent. Anciennement, il fallait qu'un corps dia- phane eût présenté distinctement la double image pour qu’on pût se permettre de l’assimiler au cristal d'Islande, Toutes les fois que l’écartement de deux faisceaux était très-petit, échappait à l’œil, l'observateur restait dans le doute, il n’osait prononcer. Maintenant, à l’aide de la méthode très-simple qu’un membre de cette Académie a signalée, l'existence de la double réfraction se manifeste, par des caractères tout à fait indépendants, de la sépara- tion des deux images; aucune substance, quelque mince qu'elle puisse être, douée de cette propriété, ne saurait échapper au nouveau moyen d'investigation; mais s’il était certain que la double réfraction ne peut exister sans qu'on aperçoive les phénomènes très-apparents sur les- quels la méthode se fonde, il ne paraissait pas aussi incon- FRESNEL. 129 testable qu’elle dût nécessairement les accompagner. Le doute, à cet égard, semblait d’autant plus naturel que l’auteur de la méthode avait trouvé lui-même des plaques de verre qui, sans séparer les images d’une manière per- ceptible, donnaient cependant naissance à tous les phé- nomènes en question; qu’un savant distingué de Berlin, M. Seebeck, prouva plus tard que tout verre brusquement refroidi jouit des mêmes propriétés ; qu’enfin, un très- habile physicien d’Édimbourg les faisait naître en compri- mant des masses de verre avec force dans certains sens. Montrer qu’une plaque de verre ordinaire, ainsi modifiée par refroidissement ou par compression, sépare toujours la lumière en deux faisceaux , rendre cette séparation incontestable, tel est le problème important que se pro- posa Fresnel, et qu’il résolut avec son bonheur accou- tumé. En plaçant sur une même ligne et dans une monture en fer portant de fortes vis ingénieusement disposées, quel- ques prismes de verre que ces vis soumettaient à de très- fortes pressions, Fresnel fit naître une double réfraction manifeste. Sous les rapports optiques, cet assemblage de pièces de verre ordinaire était donc un véritable cristal d'Islande ; mais ici la séparation des images et toutes les autres propriétés qui en découlent résultaient exclusive ment de l’action des vis de pression. Or, cette action, analysée avec soin, ne devait produire qu’un seul effet : le rapprochement des molécules du verre dans le sens suivant lequel elle s’exerçait, tandis que dans la direction perpendiculaire ces molécules conservaient leurs distances primitives. Pouvait-on douter, après cette remarquable LL 9 130 FRESNEL. expérience, qu'une disposition moléculaire analogue , produite dans l’acte de la cristallisation, ne fût aussi en général cause de la double réfraction du carbonate de chaux et du quartz et de tous les minéraux de même espèce? Si l’on considère avec attention les ingénieux appareils à l’aide desquels Fresnel, en donnant ainsi arti- ficiellement la double réfraction au verre ordinaire, a fait faire un si grand pas à la science, on est frappé de tout ce que l’esprit d'invention emprunte de secours, soit à la connaissance des arts, soit à cette dextérité manuelle qu'avait si bien caractérisée Franklin, quand il deman- dait aux physiciens de savoir scier avec une lime et limer avec une scie. Le défaut de temps ne me permettra pas de citer ici divers autres travaux de notre confrère également relatifs | à la réfraction de la lumière et dont je suis certain de ne pas exagérer l'importance en disant qu’ils suffiraient à la réputation de plusieurs physiciens du premier ordre. Je | me hâte donc de passer à une théorie de l'optique non ! moins intéressante et toute moderne, à celle qu’on a dé- signée par le nom de théorie des interférences. Elle me fournira de nouvelles occasions de faire ressortir l’éton- nante perspicacité de Fresnel et les intarissables res- sources de son esprit inventif. INTERFÉRENCES. Le nom même d’interférence n’est guère sorti jusqu’à présent de l'enceinte des académies, et cependant j'ignore -si aucune branche des connaissances humaines présente af Ré de FRESNEL. 131 - des phénomènes plus variés, plus curieux, plus étranges. Essayons de dégager le fait capital qui domine cette théorie, du langage scientifique dans lequel il est ord:- nairement enveloppé, et j'espère qu’ensuite on reconnaîtra qu’elle mérite au plus haut degré de fixer l’attention du public. Je supposerai qu’un rayon de lumière solaire vienne rencontrer directement un écran quelconque, une belle feuille de papier blanc, par exemple. La partie du papier que le rayon frappera, comme de raison, sera resplen- dissante ; mais me croira-t-on maintenant, si je dis qu’il dépend de moi de rendre cette portion éclairée complé- tement obscure, sans que pour cela il soit nécessaire d'arrêter le rayon ou de toucher au papier? Quel est donc le procédé magique qui permet de transformer à volonté la lumière en ombre, le jour en nuit? Ce procédé excitera plus de surprise encore que le fait en lui-même ; ce procédé consiste à diriger sur le papier, mais par une route légèrement différente, un _second rayon lumineux qui, pris isolément aussi, l'aurait fortement éclairé. Les deux rayons en se mêlant sem- blaient devoir produire une illumination plus vive; le doute à cet égard ne paraissait pas permis; eh bien! ils se détruisent quelquefois tout à fait et l’on se trouve avoir créé les ténèbres en ajoutant de la lumière à de la lumière. Un fait neuf exige un mot nouveau. Ce phénomène dans lequel deux rayons, en se mêlant, se détruisent tout à fait ou seülement en partie, s'appelle une interférence. Grimaldi avait déjà aperçu, avant 1665, une légère trace 132 FRESNEL. de l’action qu’un faisceau de lumière peut exercer sur un autre faisceau ; mais dans l’expérience qu’il cite, cette action était à peine apparente; d’ailleurs les circonstances qui la rendent possible n’avaient point été indiquées; aussi aucun physicien ne donna suite à l'observation. En recherchant la cause physique de ces couleurs irisées si remarquables dont brillent les bulles de savon, Hooke crut qu’elles étaient le résultat d’interférences ; il assigna même très-ingénieusement quelques-unes des cir- constances qui peuvent les faire naître; maïs c’était là une théorie dénuée de preuves; et comme Newton, qui la connaissait, ne daigna seulement pas, dans son grand ouvrage, en faire la critique, elle resta plus d’un siècle dans l'oubli. La démonstration expérimentale et complète du fait des interférences, sera toujours le principal titre du doc- . teur Thomas Young à la reconnaissance de la postérité. Les recherches de cet illustre physicien dont les sciences : déplorent la perte récente, avaient déjà conduit aux principes généraux dont je ne crois pas devoir m’abstenir de consigner ici l'énoncé, lorsque le génie de Fresnel s'en | empara, les étendit, et montra toute leur fécondité. Deux rayons lumineux ne pourront jamais se détruire, | s'ils n’ont pas une origine commune, c’est-à-dire s'ils . n’émanent pas l’un et l’autre de la même particule d’un corps incandescent. Les rayons d’un des bords du soleil n’interfèrent donc pas avec ceux qui proviennent du bord opposé ou du centre. Parmi les mille rayons de nuances et de réfrangibilités diverses dont la lumière blanche se compose, ceux-là ] FRESNEL. 433 seulement sont susceptibles de se détruire qui possèdent des couleurs et des réfrangibilités identiques ; ainsi, de quelque manière qu'on s'y prenne, un rayon rouge n’anéantira jamais un rayon vert. Quant aux rayons de même origine et de même cou- leur, ils se superposent constamment sans s’influencer ; ils produisent des effets représentés par la somme des intensités, si au moment de leur croisement ils ont par- couru des chemins parfaitement égaux. Une interférence ne peut donc avoir lieu que si les routes qu'ont parcourues les rayons sont inégales; mais toute inégalité de cette espèce n’amène pas nécessaire- ment une destruction de lumière; il est telle différence de route qui fait que les rayons, au contraire, s’ajoutent. Quand on connaît la plus petite différence de chemin parcouru pour laquelle deux rayons se superposent ainsi sans s’influencer, on obtient ensuite toutes les différences de chemin qui donnent le même résultat, d’une manière bien simple, car il suffit de prendre le double, le triple, le quadruple, etc., du premier nombre. Si l’on a noté de même la plus petite différence de route qui amène la destruction complète de deux rayons, tout multiple impair de ce premier nombre sera aussi l'indice d’une semblable destruction. Quant aux différences de route, qui ne sont numérique- ment comprises ni dans la première ni dans la seconde des deux séries que je viens d’indiquer, elles correspon- . dent seulement à des destructions partielles de lumière, à de simples affaiblissements. f ; # Ces séries de nombres, à l’aide desquels on peut savoir 434 FRESNEL. si au moment de leur croisement deux rayons doivent interférer ou seulement s'ajouter sans se nuire, n’ont pas la même valeur pour les lumières diversement colorées ; les plus petits nombres correspondent aux rayons violets, indigos, bleus; les plus grands aux rouges, orangés, jaunes et verts. Il résulte de là que si deux rayons blancs se croisent en un certain point, il sera possible que dans . la série infinie de lumières diversement colorées dont ces rayons se composent, le rouge, par exemple, disparaisse tout seul et que le point de croisement paraisse vert, car le vert c’est du blanc moins le rouge. Les interférences qui, dans le cas d’une lumière ho- mogène, produisaient des changements d'intensité, se manifestent donc, quand on opère avec de la lumière blanche, par des phénomènes de coloration, A la suite de tant de singuliers résultats, on sera peut-être curieux de trouver la valeur numérique de ces différences de routes, dont j'ai si souvent parlé, et qui placent deux rayons lumineux dans des conditions d'accord ou de destruction complète. Je dirai donc que pour la lumière rouge on passe de l’un à l’autre de ces deux états, dès qu’on fait varier la longueur du chemin parcouru par l’un des rayons, de trois dix-millièmes de millimètre. Pour que la différence de chemins détermine seule si deux rayons de même origine et de même teinte s’ajou- teront ou se détruiront mutuellement, il est nécessaire qu’ils aient l’un et l’autre parcouru un seul et même corps solide, liquide ou gazeux. Dès qu’il n'en est plus ainsi, il faut encore tenir compte, comme un membre de cette Académie l’a prouvé par des expériences incontestables, FRESNEL. 435 de l'étendue et de la réfrangibilité des corps à travers Jesquéls les rayons se sont séparément propagés. En fai- sant varier graduellement l'épaisseur de ces corps, les rayons qui les traversent pourront alors se détruire ou s'ajouter, bien qu’ils aient parcouru des chemins parfai- tement égaux. Il n'arrive presque jamais qu’une région quelconque de l’espace reçoive seulement de la lumière directe ; cent rayons de la même origine lui parviennent par des ré- flexions ou des réfractions plus ou moins obliques. Or, après ce que je viens de dire, on conçoit à combien de phénomènes cet entre-croisement de lumière doit donner lieu, et à quel point il eût été superflu d’en chercher la raison , tant que les lois des interférences n'étaient pas connues. Remarquons seulement que rien, jusqu'ici, ne dit si ces lois sont également applicables, lorsque, avant de se mêler, les rayons ont reçu les modifications particu- lières dont j'ai déjà parlé, et qu’on désigne sous le nom de polarisation. Cette question était importante: elle a été l’objet d’un travail difficile que Fresnel entreprit avec _un de ses amis (Arago). L'exemple qu’ils ont donné, en le publiant, d'indiquer pour quelle part chacun d’eux avait contribué, sinon à l'exécution matérielle des diverses expériences, du moins à leur invention, mériterait, je crois, d’être suivi; car les associations de ce genre tour- nent souvent à mal, parce que le public s’obstinant, quelquefois par un pur caprice, à ne pas traiter les inté- ressés sur le pied d’une égalité parfaite, met ainsi en jeu Vamour-propre d’auteur, celle peut-être de toutes les passions humaines qui exige le plus de ménagements. 136 FRESNEL. Voici les résultats des recherches en question, car, sans parler des importantes conséquences qu’on en a dé- duites, ils méritent d’être cités, ne fût-ce qu’à raison de leur bizarrerie. Deux rayons que l’on fait passer directement de l’état de lumière naturelle à l’état de rayons polarisés dans le même sens, conservent, après avoir reçu cette modifica- tion, la propriété d’interférer : ils s’ajoutent ou se dé- truisent comme des rayons ordinaires, et dans les mêmes circonstances. Deux rayons qui passent, sans intermédiaire, de l’état naturel à celui de rayons polarisés rectangulairement, perdent pour toujours la faculté d’interférer; modifiez ensuite de mille manières les chemins parcourus par ces rayons , la nature et les épaisseurs des milieux qu'ils tra- versent; il y a plus : ramenez-les, à l’aide de réflexions convenablement combinées, à des polarisations parallèles, rien de tout cela ne fera qu’ils puissent se détruire. Mais si deux rayons actuellement polarisés dans deux sens rectangulaires, et qui dès lors ne sauraient agir l’un sur l’autre, avaient d’abord reçu des polarisations paral- lèles, en sortant de l’état naturel, il suffira, pour qu'ils puissent de nouveau s’anéantir, de leur faire reprendre, comme on voudra, le genre de polarisation dont ils avaient été primitivement doués. On ne saurait se défendre de quelque étonnement, quand on apprend, pour la première fois, que deux rayons lumineux sont susceptibles de s’entre-détruire ; que l’obscurité peut résulter de la superposition de deux lumières ; mais cette propriété des rayons une fois con- FRESNEL. 37 statée, n’est-il pas encore plus extraordinaire qu’on puisse les en priver ? que tel rayon la perde momentanément, et que tel autre, au contraire, en soit dépouillé à tout jamais? La théorie des interférences, considérée sous ce point de vue, semble plutôt le fruit des rêveries d’un cerveau malade, que la conséquence sévère, inévitable, d'expériences nombreuses et à l’abri de toute objection. Au reste, ce n’est pas seulement à cause de sa singula- rité que cette théorie devait fixer l’attention du physicien ; Fresnel y a trouvé la clef de tous les beaux phénomènes de coloration qu’engendrent les plaques cristallisées douées de la double réfraction : il les a analysés dans tous les détails; il en a déterminé les lois les plus ca- chées; il a prouvé qu’ils étaient des cas particuliers des interférences; il a renversé ainsi, de fond en comble, plusieurs romans scientifiques dont ces phénomènes avaient été l’occasion, et qui faisaient déjà plus d’un pro- sélyte, soit à raison de tout ce qu'on y remarquait de piquant , soit à cause du mérite distingué de leurs au- teurs. Enfin, ici, comme dans toute science qui marche vers sa perfection, les faits ont paru se compliquer, parce qu’on les examinait de plus près et avec une atten- tion plus minutieuse ; mais, en même temps, les causes sont devenues plus simples. POLARISATION. Quoique je sache à quel point on s’expose à lasser l’au- ditoire le plus bienveillant quand on lui parle longtemps du même objet, je me vois encore ramené par la nature 138 FRESNEL. des travaux de Fresnel au phénomène de la double ré- fraction; mais cette fois, au lieu de m'occuper de la manière dont les rayons se partagent en traversant cer- tains cristaux, j’examinerai les modifications permanentes qu’ils y reçoivent; je présenterai, en un mot, les princi- paux traits de la nouvelle branche de l’optique qui porte le nom de polarisation de la lumière. Tout faisceau lumineux qui rencontre même perpendi- culairement une face quelconque, naturelle ou artificielle, d’un de ces cristaux diaphanes qu’on appelle cärbonate de chaux, spath calcaire ou cristaux d'Islande, s’y dé- double; une moitié de ce faisceau traverse la matière du cristal sans se dévier : on l'appelle faisceau ou rayon ordinaire ; l’autre, au contraire, éprouve une réfraction très-sensible, et, par cette raison, on la nomme fort jus- tement le faisceau ou le rayon extraordinaire. Les fais- ceaux ordinaire et extraordinaire sont contenus dans un seul et même plan perpendiculaire à la face du cristal. Ce plan est très-important à considérer, car c’est lui qui détermine dans quel sens le rayon extraordinaire se diri- gera ; On lui a, en conséquence, donné un nom spécial : il s'appelle {a section principale. Ces prémisses posées, je supposerai, pour fixer les idées, qu'un certain cristal d'Islande ait sa section principale dirigée du nord au midi. Au-dessous, et à quelque dis- tance que ce soit, nous placerons un autre cristal, orienté de même, c’est-à-dire de manière que sa section princi- pale soit aussi contenue dans le méridien. Que résul- tera-t-il de cette disposition si la lumière traverse tout le système? Un faisceau unique vient frapper le premier FRESNEL. 439 cristal, mais il en sort deux faisceaux: chacun de ceux- là semble devoir éprouver la double réfraction dans le cristal suivant; dès lors, on peut s'attendre à avoir quatre faisceaux émergents distincts; il n’en est rien cependant : les rayons provenant du premier cristal ne se bifurquent pas dans le second; le faisceau ordinaire reste seulement faisceau ordinaire ; le faisceau extraordinaire éprouve tout entier la réfraction extraordinaire. Aïnsi, en traver- sant le cristal supérieur, les rayons lumineux ont changé de nature; ils ont perdu un de leurs anciens caractères spécifiques : celui d’éprouver constamment la double ré- fraction en traversant le cristal d'Islande. Qu'on veuille bien se rappeler ce que sont des rayons de lumière, et peut-être accordera-t-on alors qu’une expérience à l’aide de laquelle on change leurs propriétés primitives d’une manière aussi manifeste mérite d’être connue, même de ceux pour qui les sciences sont un simple objet de curiosité. L'idée qui, de prime abord, se présente à l’esprit, quand on veut expliquer le singulier résultat dont je viens . de rendre compte, consiste à supposer qu'originairement | il y a dans chaque rayon lumineux naturel deux espèces de molécules distinctes; que la première espèce doit toujours subir la réfraction ordinaire ; que la seconde est destinée à suivre seulement la route extraordinaire; mais une expérience très-simple renverse cette hypothèse de fond en comble. En effet, lorsque la section principale du second cristal, au lieu d’être dirigée du nord au midi, comme je l’avais d’abord supposé, s'étend de l’ouest à l'est, le rayon qui était ordinaire dans le cristal supérieur 140 FRESNEL. devient extraordinaire dans l’autre, et réciproquement. Qu’y a-t-il de différent, en réalité, entre deux expé- riences qui donnent des résultats aussi dissemblables ? une circonstance fort simple et de bien peu d'importance au premier aspect; c’est que d’abord la section princi- pale du second cristal coupait les rayons provenant du premier par leurs côtés nord et sud, et qu’ensuite elle les a coupés dans les côtés est et ouest. Il faut donc que, dans chacun de ces rayons, les côtés nord et sud diffèrent en quelque chose des côtés est etouest; de plus, les côtés nord-sud du rayon ordinaire doivent avoir précisément les mêmes propriétés des côtés est- ouest du rayon extraordinaire ; en sorte que si ce dernier rayon faisait un quart de tour sur lui-même, il serait im- possible de le distinguer de l’autre. Les rayons lumineux sont si déliés, que des centaines de milliards de cesrayons peuvent passer simultanément par un trou d’aiguille sans se nuire. Nous voilà cependant amenés à nous occuper de leurs côtés, à reconnaître à ces côtés les propriétés les plus dissemblables. Lorsqu’en parlant d’un gros aimant naturel ou artifi- ciel, les physiciens affirment qu’il a des pôles, ils enten- dent seulement, par là, que certains points de son contour se trouvent doués de propriétés particulières qu’on ne rencontre pas du tout dans les autres points, ou qui du moins sy manifestent plus faiblement. On a donc pu, avec autant de raison, dire la même chose des rayons lumineux ordinaires et extraordinaires provenant du dé- doublement qu'éprouve la lumière dans le cristal d’Is- lande ; on à pu, par opposition avec les rayons naturels, FRESNEL. A8 où tous les points du contour semblent de les appeler des rayons polarisés. Pour qu’on n’étende pas au delà äë bornes légitimes l’analogie d’un rayon polarisé et d’un aimant, il importe, toutefois, de bien remarquer que sur le rayon les pôles diamétralement opposés paraissent avoir exactement les mêmes propriétés; quant aux pôles dissemblables, ils se trouvent constamment sur des points du rayon situés dans deux directions rectangulaires. Les lignes des espèces de diamètres qui sur chaque rayon joignent les pôles analogues méritent une attention toute particulière. Lorsque, sur deux rayons séparés, ces lignes sont parallèles, on dit les rayons polarisés dans le. . même plan. Je n’ai donc pas besoin d’ajouter que deux rayons polarisés à angle droit doivent avoir les pôles iden- tiques dans deux directions perpendiculaires l’une à l’autre. Les deux rayons ordinaire et extraordinaire, par exem- _ple, donnés par quelque cristal que ce soit, sont toujours sd Von" polarisés à angle droit. Tout ce que je viens de rapporter sur la polarisation de . la lumière, Huygens et Newton le connaissaient déjà avant la fin du xvir siècle; jamais, certainement, un plus - Curieux sujet de recherches ne s’était offert aux médita- - tions des physiciens; et néanmoins il faut franchir un intervalle de plus de cent années pour trouver, je ne dirai - pas des découvertes, mais même de simples travaux des- tinés à perfectionner cette branche de l’optique. L'histoire de toutes les sciences présente une multitude de bizarreries pareilles ; c’est que pour chacune d'elles il arrive périodiquement des époques où, après de grands 142 FRESNEL. efforts, on les suppose généralement parvenues au terme de leurs progrès. Alors les expérimentateurs sont en général très-timides; ils se crciraient coupables d’un manque de modestie, d’une sorte de profanation, s’ils osaient porter une main indiscrète sur les barrières que d’illustres devanciers avaient posées ; aussi se contentent- ils ordinairement de perfectionner les éléments numé- riques ou de remplir quelques lacunes, au prix d’un tra- vail souvent fort difficile , et qui cependant attire à peine les regards du public. En résumé, les expériences d’'Huygens avaient nette- ment établi que la double réfraction modifie les proprié- tés primordiales de la lumière de manière qu’après l’a- voir subie une première fois, les rayons restent simples ou se dédoublent, suivant le côté par lequel un nouveau cristal se présente à eux; mais ces modifications se rap- portent-elles exclusivement à la double réfraction; toutes les autres propriétés sont-elles demeurées intactes? Ce sont les travaux d’un de nos plus illustres confrères, comme Fresnel enlevé très-jeune aux sciences dont il était l’espoir, qui nous permettront de répondre à cette importante question : Malus découvrit, en effet, que, dans l'acte de la réflexion, les rayons polarisés se comportent autrement que les rayons naturels; ceux-ci, tout le monde le sait, se réfléchissent en partie quand ils tombent sur les corps même les plus diaphanes, quelles que soient: « d’ailleurs l'incidence et la position de la surface réflé- chissante par rapport aux côtés du rayon. Quand il s’agit, au contraire, de lumière polarisée, il y a toujours une situation du miroir relativement aux pôles, dans laquelle FRESNEL. 143 toute réflexion disparaît si on la combine avec un angle _ spécial, et qui varie seulement d'un miroir à l’autre, sui- vant la nature de la matière dont ils sont formés. : Si après cette curieuse observation, la double réfraction cessait d’être l'unique moyen de distinguer la lumière polarisée de la lumière ordinaire, du moins semblait-elle encore la seule voie par laquelle des rayons lumineux pussent devenir polarisés ; mais bientôt une nouvelle dé- couverte de Malus apprit au monde savant, à sa très grande surprise, qu’il existe des méthodes beaucoup moins cachées pour faire naître cette modification. Le plus simple phénomène de l'optique, la réflexion sur un miroir diaphane, est un grand moyen de polarisation. La lumière qui s’est réfléchie à la surface de l’eau sous l’an- gle de 37 degrés, à la surface d’un miroir de verre com- run sous l’inclinaison de 35 degrés 25 minutes seulement, est tout aussi complétement polarisée que les deux fais- ceaux ordinaire et extraordinaire sortant d’un cristal d'Islande. La réflexion de la lumière occupait déjà les observateurs du temps de Platon et d’Euclide; depuis . cette époque elle a été l’objet de mille expériences, de cent spéculations théoriques ; la loi suivant laquelle elle 4 s'opère sert de base à un grand nombre d'instruments anciens et modernes. Eh bien! dans cette multitude « d’esprits éclairés, d'hommes de génie, d’artistes habiles, - qui durant plus de deux mille trois cents ans s’étaient * occupés de ce phénomène, personne n’y avait soupçonné . autre chose que le moyen de dévier les rayons, de les L réunir ou de les écarter; personne n'avait imaginé que | la lumière réfléchie ne dût pas avoir toutes les propriétés 144 FRESNEL. de la lumière incidente, qu’un changement de route püût être la cause d’un changement de nature. Les générations d’observateurs se succèdent ainsi pendant des milliers d'années, touchant chaque jour aux plus belles décou- vertes sans les faire. , Malus, comme je l’ai déjà expliqué, donna un moyen de polariser la lumière différent de celui qu'Huygens avait anciennement suivi; mais les polarisations engen- drées par les deux méthodes sont identiques ; les rayons réfléchis et ceux qui proviennent d’un cristal d'Islande jouissent exactement des mêmes propriétés. Depuis, un membre de cette Académie (Arago) a découvert un genre de polarisation entièrement distinct et qui se ma- nifeste autrement que par des phénomènes d'intensité, Les rayons qui l’ont subie, par exemple, donnent tou- jours deux images en traversant un cristal d'Islande ; mais ces images sont teintes dans tous leurs points d’une couleur vive et uniforme, Ainsi, quoique la lumière inci- dente soit blanche, le faisceau ordinaire est complétement rouge, complétement orangé, jaune, vert, bleu, violet, suivant le côté par lequel la section principale du cristal pénètre dans le rayon ; quant au faisceau extraordinaire, il ne serait pas suffisant d'annoncer qu’il ne ressemblera jamais par la suite au rayon ordinaire; il faut dire qu’il en diffère autant que possible; que si l’un se montre coloré de rouge, l’autre sera du plus beau vert, et aïnsi de même pour toutes les autres nuances prismatiques. Quand la nouvelle espèce de rayons polarisés se réflé- chit sur un miroir diaphane, on aperçoit des phénomènes non moins Curieux, FRESNEL. 185 Concevons, en effet, pour fixer les idées, qu’un de ces rayons soit vertical et qu’il rencontre un miroir réfléchis- sant, du verré le plus pur, sous un angle d’environ 35° ; ce miroir pourra se trouver à droite €u rayon ; il pourra, l'inclinaison restant constante, être à sa gauche, en avant, -en arrière, dans toutes les directions intermédiaires. On se souvient que le rayon incident était blanc; eh bien, dans aucune des positions du miroir de verre, le rayon réfléchi n’aura cette nuance : il sera tantôt rouge, tantôt orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet, suivant le côté par lequel la lame de verre se sera présentée au rayon primitif, et c’est précisément dans cet ordre que les nuances se succéderont si l’on parcourt graduellement toutes les positions possibles. Ici, ce ne sont pas seulement quatre pôles placés dans deux directions rectangulaires qu’il faut admettre dans le rayon ; on voit qu’il y en a des milliers ; que chaque point du contour a un caractère spé- cial ; que chaque face amène la réflexion d’une nuance particulière. Cette étrange dislocation du rayon naturel (on me passera ce terme puisqu'il est exact) donne ainsi le moyen de décomposer la lumière blanche par voie de réflexion. Les couleurs, il faut l'avouer, n’ont pas toute Denogénéité de celles que Newton obtenait avec le prisme ; mais aussi les objets n’éprouvent aucune défor- mation, et, dans une multitude de recherches, c’est là le point capital. Pour reconnaître si un rayon a reçu soit la polarisation d'Huygens et de Malus, soit celle dont je viens de parler, .est dans son enfance; elle ne se compose encore que érésultats isolés dont on pourrait même contester l’exac- tude. Les lois générales et mathématiques manquent presque complétement. Quelques essais, faits depuis peu d'années, ont cependant conduit à une règle très-simple, qui, pour toute espèce de milieux diaphanes, lie les angles de la première et de la seconde surface, sous lesquels les réflexions sont égales. L—L 11 162 FRESNEL. Dans le système de l'émission, ces deux angles n’ont aucune dépendance nécessaire; le contraire a lieu si les rayons lumineux sont des ondes, et la relation, qu’en par- tant de cette hypothèse un de nos illustres confrères a dé- duite de sa savante analyse, est précisément celle que l'expérience avait fournie. Un tel accord entre le calcul et l'observation doit prendre place aujourd’hui parmi les plus forts arguments qu’on puisse produire à l'appui du système des vibrations, Les interférences des rayons ont occupé une trop grande place dans cette biographie pour que je puisse me dis- penser d'indiquer comment elles se rattachent aux deux théories de la lumière; or, dans la théorie de l'émission, ‘je n’hésite pas à le dire, si on n’admet aucune dépendance entre les mouvements des diverses molécules lumineuses (et j'ignore quelle dépendance on pourrait vouloir établir entre des projectiles isolés), le fait et surtout les lois des interférences semblent complétement inexplicables. J’a= jouterai encore qu'aucun des partisans du système de l'émission n’a tenté, dans un écrit public, de lever la difficulté, sans que j'en veuille conclure qu’elle a été dédaignée. k Quant au système des ondes, les interférences s’en dé# duisent si naturellement, qu’il y a quelque raison d’ê étonné que les expérimentateurs les aient signalées. premiers. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquel qu'une onde, en se propageant à travers un fluide élass tique, communique aux molécules dont il se compose un mouvement oscillatoire en vertu duquel elles se déplacent successivement dans deux sens contraires; cela posé, il FRESNEL. 163 est évident qu’une série d’ondes détruira complétement l'effet d’une série différente , si en chaque point du fluide, le mouvement dans un sens, que la première onde produi- rait isolément, coïncide avec le mouvement en sens opposé qui résulterait de la seule action de la deuxième onde. Les molécules, sollicitées simultanément par des forces égales et diamétralement opposées, resteni alors en repos, tandis que, sous l’action d’une onde unique, elles eussent libre- ment oscillé. Le mouvement a détruit le mouvement, or le mouvement, c’est de la lumière. Je ne pousserai pas plus loin cette énumération, car on peut déjà juger sur combien de points les antagonistes du système de l’émission ont été heureux dans leurs attaques. Les expériences si nombreuses, si variées, si délicates que j'ai citées, ne témoignent pas seulement toute l'importance que la question leur semblait avoir ; il faut les considérer encore comme une éclatante marque de respect envers le _grand homme dont le nom s'était pour ainsi dire identifié -avec la théorie qu’ils pensaient devoir rejeter. Quant au système des ondes, les Newtoniens ne lui ont pas fait honneur de le discuter avec le même détail; il leur a semblé qu’une seule objection suffirait pour l’anéantir, et … cette objection ils l’ont puisée dans la manière dont le son ce propage dans l'air. Si la lumière, disent-ils, est une vibration, comme les vibrations sonores, elle se transmettra dans toutes les directions ; de même qu’on entend le tinte- ment d'une cloche éloignée quand on en est séparé par un écran qui la cache aux yeux, de même on devra aper- «cevoir la lumière solaire derrière toute espèce de corps “opaque. Tels sont les termes auxquels il faut réduire la 16: FRESNEL. difficulté, car lanalogie ne permettrait pas de dire que la lumière doit se répandre derrière les écrans sans perdre de son intensité, puisque le son lui-même, comme tout le monde le sait, n’y pénètre qu’en s’affaiblissant d’une ma- nière sensible. En parlant ainsi de l'impossibilité du pas- sage de la lumière dans l’ombre géométrique d’un corps comme d’une difficulté insurmontable, Newton et ses adhé- rents ne soupçonnaient certainement pas la réponse qu’elle amènerait; cette réponse est cependant directe et simple. Vous soutenez que les vibrations lumineuses doivent péné- trer dans l'ombre, eh bien! elles y pénètrent: vous dites que dans le système des ondes l'ombre d’un corps opaque ne serait jamais complétement obscure, eh bien! elle ne l'est jamais; elle renferme des rayons nombreux qui y donnent lieu à une multitude de curieux phénomènes dont vous pourriez avoir connaissance, car Grimaldi les avait déjà aperçus en partie avant 1633. Fresnel, et c’est là : incontestablement l’une de ses plus importantes décou- ! vertes, a montré comment et dans quelles circonstances cet éparpillement de lumière s’opère; il a d’abord fait voir | que, dans une onde complète qui se propage librement, i les rayons sont seulement sensibles dans les directions qui, prolongées, aboutissent au point lumineux, quoique! dans chacune de ses positions successives les diverses par- ties de l’onde primitive soient réellement elles-mêmes des centres d’ébranlement d’où s’élancent de nouvelles ondes” dans toutes les directions possibles; mais ces ondes obli-M ques, ces ondes secondaires , interfèrent les unes avec est autres, elles se détruisent entièrement ; il ne reste donc” que les ondes normales, et ainsi se trouve expliquée dans | FRESNEL. 165 le système des vibrations la propagation rectiligne de la lumière. r Quand l'onde primitive n’est pas entière, quand elle se trouve brisée ou interceptée par la présence d’un corps opaque, le résultat des interférences, car dans ce cas en- core elles jouent un grand rôle, n’est pas aussi simple; les rayons partant obliquement de toutes les parties de l’onde non interceptées, ne s’anéantissent plus nécessairement. Là ils conspirent avec le rayon normal, et donnent lieu à un vif éclat; ailleurs, ces mêmes rayons se détruisent mu- tuellement, et toute lumière a disparu. Dès qu’une onde est brisée, sa propagation s’effectue donc suivant des lois spéciales; la lumière qu’elle répand sur un écran quel- conque n’est plus uniforme, elle doit se composer de stries lumineuses et obscures régulièrement placées. Si le corps opaque intercepteur n’est pas très-large, les ondes obli- ques qui viennent se croiser dans son ombre, donnent lieu aussi par leurs actions réciproques à des stries analogues mais différemment distribuées. _ Je m'aperçois que, sans le vouloir, en suivant les spé- leulations théoriques de Fresnel, je viens de mentionner les principaux traits de ces curieux phénomènes de diffraction -que j'ai déjà cités sous un autre point de vue, auxquels Newton a consacré un livre tout entier deson Traité d’op- tique. Newton avait cru ne pouvoir en rendre compte, tant ils lui semblaient difficiles à expliquer, qu’en admettant qu'un rayon lumineux ne saurait passer dans le voisinage d’un corps sans y éprouver un mouvement sinueux qu’il *comparait à celui d’une anguille. D’après les explications -de Fresnel, cette étrange supposition est superflue: le 166 FRESNEL. corps opaque qui semblait la cause première des stries diffractées, n’agit sur les rayons ni par attraction ni par répulsion ; il intercepte seulement une partie de l’onde principale; il arrête, à raison de sa largeur, un grand nombre de rayons obliques, qui sans cela seraient allés dans certains points de l’espace, se mêler à d’autres rayons, et interférer plus ou moins avec eux. Dès lors, il n’est plus étonnant que le résultat, comme l'observation l’a prouvé, soit indépendant de la nature et de la masse du corps. Les maxima et minima périodiques de lumière, tant en dehors qu’en dedans de l'ombre, se déduisent d’ailleurs de la théorie de notre confrère avec un degré de précision dont auparavant aucune recherche de physique, peut-être, n’avait offert un si frappant exemple. Aussi, quelque réserve qu’il soit prudent de s’im- poser quand on se hasarde à parler des travaux de nos successeurs, j'oserai presque affirmer qu’à l’égard de la diffraction, ils n’ajouteront rien d’essentiel aux décou- vertes dont Fresnel a enrichi la science. Les théories ne sont, en général, que des manières plus ou moins heureuses d’enchaîner un certain nombre de faits déjà connus. Mais quand toutes les conséquences nouvelles qu’on en fait ressortir s'accordent avec l'expé- . rience, elles prennent une tout autre importance, Ce genre de succès n’a pas manqué à Fresnel. Ses formules de diffraction renfermaient implicitement un résultat fort M étrange qu’il n’avait pas aperçu. Un de nos confrères, je è n’aurai pas besoin de décliner son nom, si je dis qu’il s’est ñ placé depuis longtemps parmi les plus grands géomètres M de ce siècle, tant par une multitude d'importants travaux FRESNEL. 167 d'analyse pure que par les plus heureuses applications au système du monde et à la physique,-aperçut d’un coup d’œil la conséquence dont je veux parler; il montra qu’en admettant les formules de Fresnel, le centre de l'ombre d’un écran opaque et circulaire devait être aussi éclairé que si l'écran n'existait pas. Cette conséquence si para- doxale a été soumise à l'épreuve d’une expérience directe, et l’observation a parfaitement confirmé le calcul. Dans la longue &êt difficile discussion que la nature de la lumière a fait naître, et dont je viens de tracer l’his- toire, la tâche des physiciens a été à peu près épuisée. Quant à celle des géomètres, elle offre malheureusement encore quelques lacunes, J’oserais donc, si j’en avais le droit, adjurer le grand géomètre à qui l'optique est redevable de l'important résultat dont je viens de faire mention, d'essayer si les formules à moitié empiriques par lesquelles Fresnel a prétendu exprimer les intensités de la lumière réfléchie sous toutes sortes d’angles et pour toute espèce de surfaces, ne se déduiraient pas aussi des équations générales du mouvement des fluides élastiques. Il reste surtout à expliquer comment les diverses ondula- tions peuvent subir des déviations inégales à la surface de séparation des corps diaphanes. PHARES Dans une Académie des sciences, si elle apprécie con- venablement son mandat, l’auteur d’une découverte n’est jamais exposé à cette question décourageante qu’on lui adresse si souvent dans le monde : à quoi bon? Là, cha- 168 FRESNEL. cun comprend que la vie animale ne doit pas être la seule occupation de l’homme ; que la culture de son intelligence, qu’une étude attentive de cette variété infinie d’êtres ani- més et de matières inertes dont il est entouré, forment la plus belle partie de sa destinée. Et d’ailleurs, lors même qu’on ne voudrait voir dans les sciences que des moyens de faciliter la reproduction des substances alimentaires ; de tisser avec plus ou moins d’é- conomie et de perfection les diverses étoffes qui servent à nous vêtir; de construire avec élégance et solidité ces habitations commodes dans lesquelles nous échappons aux vicissitudes atmosphériques; d’arracher aux entrailles de la terre tant de métaux et de matières combustibles dont les arts ne sauraient se passer ; d’anéantir cent obstacles matériels qui s’opposeraient aux Communications des habi- tants d’un même continent, d’un même royaume, d’une même ville; d'extraire et de préparer les médicaments | destinés à combattre les nombreux désordres dont nos or- ganes sont incessamment menacés, la question à quoi bon? | porterait à faux. Les phénomènes naturels ont entre eux des liaisons nombreuses, mais souvent cachées, dont chaque siècle lègue la découverte aux siècles à venir. Au moment où ces liaisons se révèlent, des applicationss importantes surgissent, comme par enchantement, d'ex-i périences qui jusque-là semblaient devoir éternellement rester dans le domaine des simples spéculations. Un fait, qu'aucune utilité directe n’a encore recommandé à l’at-* tention du public, est peut-être l’échelon sur lequel un homme de génie s’appuiera, soit pour s’élever à ces vérités. primordiales qui changent la face des sciences, soit pour. FRESNEL. 169. créer quelque moteur économique que toutes les industries adopteront ensuite, et dont le moindre mérite ne sera pas de soustraire des millions d’ouvriers aux pénibles travaux qui les assimilaient à des brutes, ruinaient promptement leur santé, et les conduisaient à une mort prématurée. Si, pour fortifier ces réflexions, des exemples paraissaient nécessaires, je d’éprouverais que l’embarras du choix ; mais rien ne m’oblige ici d’entrer dans ces détails, car, à toutes les recherches théoriques déjà signalées, Fresnel a joint lui-même un travail important, d’une application immédiate, qui placera certainement son nom dans un rang distingué parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité. Ce travail, tout le monde le sait, a eu pour objet l’amé- lioration des phares. Je vais essayer d’en tracer l’analyse, et j'aurai terminé ainsi le tableau que je devais vous présenter de la brillante carrière scientifique de notre confrère. Les personnes étrangères à l’art nautique sont toujours saisies d’une sorte d’effroi lorsque le navire qui les porte, -très-éloigné des continents et des îles, a pour uniques té- "moins de sa marche les astres et les flots de l'océan. La vue de la côte la plus aride, la plus escarpée, la plus inhospitalière, dissipe comme par enchantement ces crain- tes indéfinissables qu’un isolement absolu avait inspirées, tandis que, pour le navigateur expérimenté, c’est près de terre seulement que commencent les dangers. Il est des ports dans lesquels un navigateur prudent n'entre jamais sans pilote; il en existe où, même avec ce secours, on ne se hasarde pas à pénétrer de nuit. On con- “cevra donc aisément combien il est indispensable, si l’on 170 FRESNEL. veut éviter d’irréparables accidents, qu'après le coucher du soleil, des signaux de feu bien visibles avertissent, dans toutes les directions, du voisinage de la terre; il faut de plus que chaque navire aperçoive le signal d’assez loin pour qu’il puisse trouver dans des évolutions, souvent fort difficiles, les moyens de se maintenir à quelque distance du rivage jusqu’au moment où le jour paraîtra. Il n’est pas moins désirable que les divers feux qu’on allume dans une certaine étendue des côtes ne puissent pas être con- fondus, et qu’à la première vue de ces signaux hospita- liers, le navigateur qu’un ciel peu favorable a privé pendant quelques jours de tout moyen assuré de diriger sa route, sache, par exemple, en revenant d'Amérique, s’il doit se préparer à pénétrer dans la Gironde, dans la Loire ou dans le port de Brest. A cause de la rondeur de la terre , la portée d’un phare dépend de sa hauteur. À cet égard, on a toujours obtenu sans difficulté l'amplitude que les besoins dela navigation exigeaient : c’était une simple question de dépense. Tout le monde sait, par exemple, que le grand édifice dont le fameux architecte Sostrate de Gnide décora, près de trois siècles avant notre ère, l’entrée du port d'Alexandrie, et que la plupart des phares construits par les Romains s’é- levaient bien au-dessus des tours modernes les plus célè- bres. Mais, sous les rapports optiques, ces phares étaient OR Ed peu remarquables; les faibles rayons qui partaient des feux de bois ou de charbon de terre allumés en plein air . à leurs sommets ne devaient jamais traverser les épaisses: vapeurs qui, dans tous les climats, souillent les basses régions de l’atmosphère. FRESNEL. 174 Naguère encore, quant à la force de la lumière, les phares modernes étaient à peine supérieurs aux anciens. La première amélioration importante qu’ils aient reçue date de la lampe à double courant d’air d’Argant, inven- tion admirable, qui serait beaucoup mieux appréciée si, de même que nos musées renferment les œuvres des siè- cles de décadence dans un but purement historique, les conservatoires industriels offraient de temps à autre aux regards du public les moyens d'éclairage si ternes, si malpropres, si nauséabonds, qu’on employait il y a cin- quante ans, à côté de ces lampes élégantes dont la lu- mière vive et pure le dispute à celle d’un beau jour d'été. * Quatre ou cinq lampes à double courant d’air réunies donneraient, sans aucun doute, autant de clarté que les larges feux qu’entretenaient les Romains, à si grands frais, sur les tours élevées d'Alexandrie, de Pouzzole, de Ravenne ; mais, en combinant ces lampes avec des imi- roirs réfléchissants, leurs effets naturels peuvent être pro- digieusement agrandis. Les principes de cette dernière invention doivent nous arrêter un instant, car ils nous feront apprécier les travaux de Fresnel à leur juste valeur. La lumière des corps enflammés se répand uniformé- ment dans toutes les directions, Une portion tombe vers le sol, où elle se perd ; une portion différente s’élève et se dissipe dans l’espace ; le navigateur, dont vous voulez éclairer la route, profite des seuls rayons qui se sont élan- cés, à peu près horizontalement, de la lampe vers la mer; tous les rayons, même horizontaux , dirigés du côté de la terre ont été produits en pure perte. 172 FRESNEL. Cette zone de rayons horizontaux forme non-seulement une irès-petite partie de la lumière totale ; elle a de plus le grave inconvénient de s’affaiblir beaucoup par diver- gence, de ne porter au loin qu’une lueur à peine sensible. Détruire cet éparpillement fâcheux, profiter de toute la lumière de la lampe, tel était le double problème qu'on avait à résoudre pour étendre la portée ou l'utilité des phares. Les miroirs métalliques profonds, connus sous le nom de miroirs paraboliques, en ont fourni une solution satisfaisante. Quand une lampe est placée au foyer d’un tel miroir, tous les rayons qui en émanent sont ramenés, par la réflexion qu’ils éprouvent sur les parois, à une direction commune; leur divergence primitive est détruite : ils for- ment, en sortant de l'appareil, un cylindre de lumière parallèle à l’axe du miroir. Ce faisceau se transmettrait, aux plus grandes distances avec le même éclat si l’atmo: sphère n’en absorbait pas une partie. Avant d'aller plus loin, bâtons-nous de le reconnaître cette solution n’est pas sans inconvénient. On ramène: bien ainsi vers l'horizon de la mer une multitude de rayons qui auraient été se perdre sur le sol, vers l’espace ou dans l'intérieur des terres. On anéantit même la divergence. primitive de ceux de ces rayons qui naturellement se por= taient vers le navigateur ; mais le cylindre de lumière: réfléchie n’a plus que la largeur du miroir ; la zone qu’il éclaire a précisément les mêmes dimensions à toute dis tance, et à moins qu'on n’emploie beaucoup de miroirs pareils diversement orientés, l'horizon contient de nom= breux et larges espaces complétement obscurs où le pilote FRESNEL. 173 ne reçoit jamais aucun signal. On a vaincu cette grave difficulté en imprimant, à l’aide d’un mécanisme d’horlo- gerie, un mouvement uniforme de rotation au miroir réflé- chissant. Le faisceau lumineux sortant de ce miroir est alors successivement dirigé vers tous les points de l’hori- z0on; chaque navire aperçoit un instant et voit ensuite disparaître la lumière du phare ; et si dans une grande ‘étendue de côte, de Bayonne à Brest, par exemple, il n'existe pas deux mouvements de rotation de même durée, tous les signaux sont, pour ainsi dire, individualisés. D'après l'intervalle qui s’écoule entre deux apparitions ou deux éclipses successives de la lumière, le navigateur sait toujours quelle position de la côte est en vue: il ne se trouve plus exposé à prendre pour un phare telle planète, telle étoile de première grandeur voisine de son lever ou de son coucher, ou bien ces feux accidentels allumés sur la côte par des pêcheurs, des bûcherons ou des charbon- niers ; méprises fatales qui souvent ont été la cause des plus déplorables naufrages. Une lentille diaphane ramène au parallélisme tous les ayons lumineux qui la traversent, quel que soit leur degré itif de divergence, pourvu que ces rayons partent d'un point convenablement situé qu’on appelle Le foyer. Des lentilles de verre peuvent donc être substituées aux miroirs, et en effet, un phare lenticulaire avait été exécuté depuis longtemps en Angleterre, dans l’idée, au premier aspect très-plausible, qu’il serait beaucoup plus brillant -que les phares à réflecteurs. L'expérience, toutefois, était venue démentir ces prévisions ; les miroirs, malgré énorme perte de rayons qui se faisait à leur surface dans 174 FRESNEL. l'acte de la réflexion, portaient à l'horizon des feux plus intenses ; les lentilles furent donc abandonnées. Les auteurs inconnus de cette tentative avortée avaient marché au hasard. En s’occupant du même problème, Fresnel, avec sa pénétration habituelle, aperçut du premier coup d'œil où gisait la difficulté, Il vit que des phares lenticulaires ne deviendraient supérieurs aux phares à réflecteurs qu’en augmentant considérablement l'intensité de la flamme éclairante, qu’en donnant aux lentilles d’é- normes dimensions qui semblaient dépasser tout ce qu’on pouvait attendre d’une fabrication ordinaire. Il reconnut encore que ces lentilles devraient avoir un très-court foyer ; qu’en les exécutant suivant les formes habituelles, elles auraient une grande épaisseur et peu de diaphanéité, que leur poids serait considérable, qu'il fatiguerait beaucoup les rouages destinés à faire tourner tout le système, et qu'il en amènerait promptement la destruction. On évite cette épaisseur excessive des lentilles ordi- | naires, leur énorme poids et le manque de diaphanéité : qui en seraient les conséquences, en les remplaçant par : des lentilles d'une forme particulière, que Buffon avait | imaginées pour un tout autre objet, et qu’il appelait des | lentilles à échelons. 11 est possible aujourd’hui de con- : struire les plus grandes lentilles de cetteespèce, quoiqu’on | ne sache pas encore fabriquer d’épaisses masses de verre . exemptes de défauts. Il suffit de les.composer d’un cer: : tain nombre de petites pièces disdaciens comme Condorcet l'avait proposé. Je pourrais affirmer ici qu’au moment où l’idée des lentilles à échelons se présenta à l'esprit. de Fresnel, il FRESNEL. 175 n’avait jamais eu connaissance des projets antérieurs de Buffon et de Condorcet ; mais des réclamations de cette nature n’intéressent que l’amour-propre de l’auteur : elles n’ont point de valeur pour le public. A ses yeux, il n’y a, je dirai plus, il ne doit y avoir qu’un seul inventeur : celui qui le premier a fait connaître la découverte. Après une aussi large concession, il me sera du moins permis de remarquer qu’en 1820 il n'existait pas encore une seule lentille à échelons dans les cabinets de physique ; que d’ailleurs, jusque-là, on les avait envisagées seule- ment comme des moyens de produire de grands effets calorifiques ; que c’est Fresnel qui a créé des méthodes pour les construire avec exactitude et économie ; que c’est lui enfin, et lui tout seul, qui a songé à les appliquer aux phares. Toutefois, cette application, je l'ai déjà indiqué, n'aurait conduit à aucun résultat utile, si on ne l’eût pas combinée avec des modifications convenables de la lampe, si la puissance de la flamme éclairante n'avait pas été considérablement augmentée. Cette importante partie du système exigeait des études spéciales, des expériences _ nombreuses et assez délicates. Fresnel et un de ses amis | {Arago}s’y livrèrent avec ardeur, et leur commun travail conduisit à une lampe à plusieurs mèches concentriques, _ dont l'éclat égalait 25 fois celui des meilleures lampes à _ double courant d’air. _ Dans les phares à lentilles de verre, imaginés par ._ Fresnel, chaque lentille envoie successivement vers tous les points de l’horizon une lumière équivalente à celle de . 3,000 à 4,000 lampes à double courant d’air réunies; c’est 8 fois ce que produisent les beaux réflecteurs parabo- 476 FRESNEL. liques argentés dont nos voisins font usage; c’est aussi l'éclat qu’on obtiendrait en rassemblant le tiers de la quantité totale des lampes à gaz qui tous les soirs éclairent les rues, les magasins et les théâtres de Paris. Un tel résultat ne paraîtra pas sans importance si l’on veut bien remarquer que c’est avec une seule lampe qu’on l’obtient. En voyant d'aussi puissants effets, l'administration s’em- pressa d'autoriser Fresnel à faire construire un de ses appareils, et elle désigna la tour élevée de Cordouan, à l'embouchure de la Gironde, comme le point où il serait installé. Le nouveau phare était déjà construit dès le mois de juillet 1823. Le phare de Fresnel a déjà eu pour juges, durant sept années consécutives, cette multitude de marins de tous les pays qui fréquentent le golfe de Gascogne. Il a été aussi étudié soigneusement sur place par de très-habiles ingénieurs, venus tout exprès du nord de l'Écosse avec une mission spéciale du gouvernement anglais. Je serai ici l'interprète des uns et des autres en affirmant que la France, où déjà l’importante invention des feux tournants avait pris naissance, possède maintenant, grâce aux tra- vaux de notre savant confrère, les plus beaux phares de l'univers. Il est toujours glorieux de marcher à la tête des sciences ; mais on éprouve surtout une vive satisfaction à réclamer le premier rang pour son pays, quand il s’agit d’une de ces applications heureuses auxquelles toutes les nations sont appelées à prendre une part égale, et dont l'humanité n’aura jamais à gémir. Il existe déjà aujourd’hui sur l'Océan et la Méditerranée douze phares plus ou moins puissants, construits d’après FRESNEL. 77 les principes de Fresnel. Pour compléter le système géné- ral d'éclairage de nos côtes, trente nouveaux phares pa- raissent encore nécessaires. Tout fait espérer que ces importants travaux seront exécutés promptement, et qu’on s’écartera le moins possible de l’heureuse direction impri- mée à ce service par notre confrère. La routine et les préjugés seraient ici sans pouvoir, puisque les intéressés, les véritables juges, les marins de toutes les nations, ont unanimement proclamé la supériorité du nouveau système. On ne saurait alléguer des motifs d'économie; car, à égalité d’effet, les phares lenticulaires n’exigent pas autant d'huile que les anciens, sont d’un entretien beaucoup moins dispendieux, et ils procureront en définitive à l'État une économie annuelle d'environ un demi-million. Cette belle invention devait donc prospérer, à moins qu’a- près la mort de Fresnel elle ne tombât dans les mains d’un de ces étranges personnages qui se croient propres à tous les emplois, quoique sous les divers régimes ils n'aient eu d’autres cabinets d’étude que les antichambres des ministres. Les candidatures, si je suis bien informé, ne manquèrent pas ; inais heureusement, cette fois, l’in- trigue succomba devant le mérite, et la haute surveillance des phares fut confiée au frère cadet de Fresnel, comme Jui, ancien élève très-distingué de l’École polytechnique, comme lui, ingénieur des ponts et chaussées, habile, zélé, consciencieux. Sous son inspection, la construction et le placement des grandes lentilles à échelons ont déjà recu des améliorations importantes, et le public n'aura pas à craindre que quelque négligence prive ces beaux appareils d’une partie de leur puissance. Ce ne L—L 12 178 FRESNEL. sont pas les héritages de gloire qu’on laisse jamais dépérir ! VIE ET CARACTÈRE DE FRESNEL.—SA MORT. Les nombreuses découvertes dont je viens de présenter l'analyse, ont été faites dans le court intervalle de 1815 à 4826, sans que les travaux confiés à Fresnel, soit comme ingénieur du pavé de Paris , soit comme secrétaire de la Commission des phares, en aient jamais souffert ; mais aussi notre confrère s'était entièrement soustrait à toutes ces occasions de désœuvrement dont Paris, plus qu'une autre ville, abonde, et que ceux qui s’y livrent sans réserve appellent des devoirs de société, afin d’apai- ser leur conscience et de s'expliquer à eux-mêmes com- ment leur temps est si mal employé. Une'vie.de cabinet, | une vie tout intellectuelle convenait au reste très-peu-à la | frêle constitution de Fresnel. Cependant les soins empres- ! sés que sa respectable famille lui prodiguait; ce contente-! ment intérieur de l’homme de bien, dont personne ne. méritait de jouir à plus juste titre, et qui réagit si puis- samment sur la santé; son extrême sobriété, enfin, fai saient espérer qu'il serait longtemps conservé aux sciences. Les émoluments des deux positions occupées par Fresnel ,: ceux d'ingénieur et d’académicien, auraient amplement suffi à ses modestes désirs, si le besoïn des recherches scientifiques n’avait pas été chez lui une seconde nature ; la construction et l’achat des instruments délicats sans les quels, aujourd'hui, on ne saurait en physique rien produire d’exact, absorbait tous les ans une partie de-son patri= FRESNEL. 179 moine. Il songea donc à se créer de nouvelles ressources. La place, si médiocrement rétribuée; d’examinateur tem- poraire des élèves de l'École polytechnique se présenta, Fresnel l'obtint; mais ses amis ne tardèrent pas à recon- naître qu’il avait trop présumé de ses forces, que l’ardeur avec laquelle il remplissait ses nouvelles fonctions, que les inquiétudes vraiment exagérées dont il était saisi quand il fallait classer les élèves par ordre de mérite, altéraient gravement une santé déjà si chancelante; et toutefois, comment conseiller un désistement d’où serait inévitablement résulté l'abandon d’une multitude de glo- rieux travaux ? Sur ces entrefaites , l’une des plus belles places scientifiques, parmi toutes celles dont le gouver- nement dispose, la place d’examinateur des élèves de la marine vint à vaquer. Cette place n’exige qu’un tra- vail modéré. Le voyage annuel qu’elle nécessite était, aux yeux des médecins, une raison de plus pour désirer que Fresnel l’obtint. Il se détermina donc à se mettre sur les rangs; car alors tout le monde croyait qu'il n’y avait aucune inconvenance à demander un emploi auquel de longues études vous rendaient propre et qu’on aurait | rempli avec conscience. Les gens de lettres s’imaginaient qu'en s'imposant les plus pénibles travaux, ils pourraient sans crime aspirer à jouir, dans leur vieillesse, de cette indépendance que le moindre artisan de Paris est sûr d'obtenir un jour, pour peu qu'il soit laborieux et rangé. | Personne encore n’avait soutenu qu’en toute chose il n°y eût pas convenance et profit à nommer le plus digne. La gloire que les Lagrange, les Laplace, les Legendre ré- . pandaient sur le Bureau des Longitudes et sur l’Acadé- Ë 2 - Fr ù Eu #\ 180 FRESNEL. mie, semblait pouvoir se concilier avec les éminents ser- vices que, à d’autres titres, ces illustres géomètres rendaient à l’École polytechnique. Dans les cours publics, les élèves demandaient à leurs professeurs d’être zélés, lucides, méthodiques; mais on ne leur conseillait pas en- core de s’enquérir si d’autres auditeurs, dans un établis- sement différent, avaient déjà reçu des leçons de la inême bouche. Les sciences, enfin , ne paraissaient pas un vain luxe , et l’on pensait que Papin inventant la machine à va- peur; que Pascal signalant la presse hydraulique; que Lebon imaginant l'éclairage au gaz; que Berthollet créant le blanchiment au chlore; que Leblanc enseignant à tirer du sel marin, la soude qu’anciennement il fallait aller demander à l'étranger au prix de tant de trésors, avaient noblement payé à la société la dette de la science. Si l’on devait en croire quelques personnes dont il me : semblerait plus aisé de louer les intentions queles lumières, ! je viendrais d’énumérer une longue série de préjugés et . j'aurais ici à excuser l’auteur de tant de belles découvertes, | le créateur d’un nouveau système de phares, le savant dont les navigateurs béniront éternellement le nom, d’avoir désiré (je ne reculerai pas devant l'expression usitée ) d'avoir désiré, par le cumul de deux places, se procurer un revenu annuel et viager de douze mille francs, dont la plus grande partie eût été certainement consacrée à de | nouvelles recherches. L’apologie de notre confrère, je ne : crois pas me faire illusion, serait une tâche facile ; mais je puis l’omettre : Fresnel n’obtint point l'emploi qu’il solli- citait, et cela par des motifs que je laisserais volontiers dans l’oubli, s’ils ne me donnaient l’occasion de montrer L * à 4 FRESNEL. 484 que les gens de lettres dont récemment on a essayé de flé- trir le caractère, en les représentant comme des harpies courant sans règle et sans mesure à la curée du budget, savent aussi renoncer noblement aux plus beaux emplois, à ceux-là même qu’ils pourraient réclamer comme une dette sacrée, aussitôt que leur dignité y est intéressée. J'ai déjà dit combien les fonctions d'examinateur à l'École polytechnique compromettaient la santé de Fres- nel; combien il devait désirer que sa demande d’une place moins pénible fût accueillie. L’incontestable supériorité de ses titres scientifiques, le désistement de tous ses com- pétiteurs, les démarches d’un de nos honorables confrères, l'un des plus grands géomètres de ce siècle, enfin les pressantes démarches de M. Becquey qui, en toute occa- sion, , traita Fresnel avec la bienveillance d’un père, avaient aplani divers obstacles. Le ministre de qui la place dépendait, s'était, dans sa jeunesse, occupé de l’é- _tude des sciences d’une manière distinguée et il en avait conservé le goût ; il désira voir notre confrère, et dès ce moment sa nomination nous parut assurée; car les ma- _ nières réservées de Fresnel, la douceur de ses traits, la . modestie sans apprêt de son langage, lui conciliaient sur- 1 ntm 4, 2 Hit ESS PRESS RSS SSSR ES di le-champ la bienveillance de ceux-là même qui ne con- naissaient pas ses travaux ; mais, hélas! à la suite des discordes civiles, à combien de mécomptes n’est-on pas exposé, quand on veut juger de ce qui sera par ce qui de- vrait être! Combien de petites circonstances, d’intérêts mesquins, d'éléments hétérogènes, viennent alors se mêler . aux affaires les plus simples, et prévaloir sur des droits incontestables ? Pour ma part, je ne saurais dire à quelle 182 FRESNEL. occasion le ministre s'adressant au volontaire royal de la Drôme, posa la question suivante, en l’avertissant sans détour, que de la réponse qu’il ferait dépendait sa nomi- nation : « Monsieur, êtes-vous véritablement des nôtres ? « — Si j'ai bien compris, Monseigneur, je répondrai qu’il « n'existe personne qui soit plus dévoué que moi à l’au- « guste famille de nos rois et aux sages institutions dont « la France lui est redevable. — Tout cela, Monsieur, est « trop vague ; nous nous entendrons mieux avec des noms « propres. À côté de quels membres de la Chambre siége- «riez-vous, si vous deveniez député? — Monseigneur, « répondit Fresnel sans hésiter, à la place de Camille Jor- « dan, si j'en étais digne. — Grand merci de votre fran- « chise, répliqua le ministre. » Et le lendemain un inconnu fut nommé examinateur de la marine. Fresnel reçut cet échec sans proférer une plainte. Dans son esprit, la ques- tion personnelle s’était entièrement effacée à côté de la peine qu’il éprouvait, en voyant, après trente années de débats et de troubles, les passions politiques encore si peu amorties. Lorsqu'un ministre dont les qualités privées auraient droit aux hommages des gens de bien de tous les partis, se croyait obligé de demander à un examinateur en matière de science, non des preuves d’incorruptibilité, de zèle et de savoir, mais l'assurance que s’il lui arrivait par hasard de devenir un jour député, il n’aurait pas l’in- tention d’aller s'asseoir à côté de Camille Jordan, un bon citoyen pouvait craindre que notre avenir ne fût pas exempt d’orages, Le corps enseignant de l’École polytechnique, sous tous les régimes, a peu souffert de ces influences politiques. Là ; t 4 4 $ % 1" £ 4 FRESNEL. 183 l'examinateur et le professeur doivent journellement payer dé leurs personnes; là, sous les yeux d’une pépinière d’au- diteurs habiles, et quelque peu enclins à la malice, des épures inexactes, de faux calculs, de mauvaises expé- riences de chimie et de physique, chercheraient vainement un refuge sous le manteau des opinions du jour. Fresnel pouvait donc espérer que malgré sa récente profession de foi, on ne lui retirerait pas la place d’examinateur tempo- raire. Cette place, d’ailleurs, est extrêmement pénible, et, l'expérience l’a suffisamment montré, ce sont les sinécures surtout qu’on poursuit avec ardeur. Fresnel reprit donc ses anciennes fonctions ; mais à la suite des examens de 1824, une attaque d’hémoptysie vint le condamner à la retraite et vivement alarmer ses amis. A partir de ce mo- ment, notre malheureux confrère fut obligé d'abandonner toute recherche scientifique qui demandait de l’assiduité, et de consacrer au service des phares le peu de moments de relâche que sa maladie lui laissait. Les soins les plus tendres, les plus empressés, devinrent bientôt impuissants contre les rapides progrès du mal. On résolut alors d’es- sayer les effets de l’air de la campagne. Ce projet de déplacement était, hélas ! un indice trop évident du décou- ragement qu'éprouvait le médecin habile auquel Fresnel avait donné sa confiance. Cependant, pour ne point affli- ger sa famille, notre malheureux confrère eut la condes- cendance de paraître espérer encore, et au commence- ment de juin 4827, on le transporta à Ville-d’Avray. Là, il vit approcher la mort avec le calme et la résignation d’un homme dont toute la conduite a été sans reproche. Un jeune ingénieur très-distingué, M. Duleau, trouva 184 FRESNEL. dans la vive amitié qui l’unissait à notre confrère, la force de s’associer aux tristes soins dont il était l’objet : il alla aussi s'établir à Ville-d’Avray. C’est M. Duleau qui nous apprit le premier combien peu Fresnel se faisait illu- sion sur son état. « J’eusse désiré, s’écriait-il quelquefois, quand la présence d’une mère et d’un frère qu’agitaient de si poignantes inquiétudes ne lui commandait pas une réserve que sa tendresse n’enfreignit jamais; j'eusse désiré vivre plus longtemps, car je sens qu’il y a dans l’inépui- sable carrière des sciences, un grand nombre de questions d'utilité publique dont peut-être j'aurais eu le bonheur de trouver la solution. » Fresnel habitait déjà la campagne lorsque la Société royale de Londres me chargea de lui présenter la médaille de Rumford. Ses forces, alors pres- que épuisées, lui permirent à peine de jeter un coup d'œil sur ce signe, si rarement accordé, de l’estime de l’illustre Société. Toutes ses pensées s’étaient tournées vers sa fin prochaine, tout l’y ramenait : « Je vous remercie, me dit- il d’une voix éteinte, d’avoir accepté cette mission ; je devine combien elle a dû vous coûter, car vous avez res- senti, n’est-ce pas, que la plus belle couronne est peu de chose, quand il faut la déposer sur la tombe d’un ami?» Hélas! ces douloureux pressentiments ne tardèrent pas à s’accomplir. Huit jours encore s’étaient à peine écoulés, et la patrie perdait l’un de ses plus vertueux citoyens, l'Académie l’un de ses membres les plus illustres, le monde savant un homme de génie. = En apprenant la mort prématurée de Côtes, jeune géomètre dont les premiers travaux faisaient concevoir de grandes espérances, Newton prononça ces mots, $ FRESNEL. 185 simples, si expressifs, que l’histoire des sciences a re- _cueillis : « Si Côtes eût vécu, nous saurions quelque chose. » ind A à co: … Éulat e REE du ci atriil AL Dans la bouche de Newton ce court éloge pouvait se pas- ser de commentaire ; il appartient au génie de dicter de tels arrêts; on l’en croira toujours sur parole. Quant à moi, Messieurs, dépourvu de toute autorité, j'ai dû me traîner péniblement sur de bien minutieux détails, car j'avais non à dire, mais à prouver, que nous savons quel- que chose, quoique Fresnel ait peu vécu. D sai ériert" st: + osoreuplss eTHÈTRLA 884 sai santé loss Hd start oo ARS #8. sim # L Lu one M 66 ieft ALEXANDRE VOLTA BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 JUILLET 1831. Messieurs, l'ambre jaune, lorsqu'il a été frotté, attire vivement les corps légers, tels que des barbes de plumes, des brins de paille, de la sciure de bois. Théophraste parmi les Grecs, Pline chez les Romains, citèrent déjà cette propriété, mais sans paraître y attacher plus d’im- portance qu’à un simple accident de forme ou de couleur. Ils ne se doutèrent pas qu'ils venaient de toucher au premier anneau d’une longue chaîne de découvertes; ils méconnurent l'unportance d’une observation qui, plus tard, devait fournir des moyens assurés de désarmer les muées orageuses, de conduire, dans les entrailles de la terre, sans danger et même sans explosion, la foudre que ces nuées recèlent. à Le nom grec de l’ambre, électron, a conduit au mot électricité, par lequel on désigna d’abord la puissance attractive des corps frottés. Ce même mot s’applique maintenant à une grande variété d’eflets, à tous les | létails d’une brillante science. L'électricité était restée longtemps, dans les mains des : d À à 188 ALEXANDRE VOLTA. physiciens, le résultat presque exclusif de combinaisons compliquées que les phénomènes naturels présentaient rarement réunies. L’homme de génie, dont je dois au- jourd’hui analyser les travaux, s’élança le premier hors de ces étroites limites. Avec le secours de quelques appa- reils microscopiques, il vit, il trouva l'électricité partout, dans la combustion, dans l’évaporation, dans le simple attouchement de deux corps dissemblables. Il assigna ainsi à cet agent puissant un rôle immense qui, dans les phénomènes terrestres, le cède à peine à celui de la pesanteur. La filiation de ces importantes découvertes m’a semblé : devoir être tracée avec quelques développements. J’ai cru qu'à une époque où le besoin de connaissances posi- | tives est si généralement senti, les éloges académiques pourraient devenir des chapitres anticipés d’une histoire | générale des sciences. Au reste, c’est ici de ma part un simple essai, sur lequel j'appelle franchement la critique : sévère et éclairée du public. | NAISSANCE DE VOLTA; SA JEUNESSE; SES PREMIERS TRAVAUX. ie BOUTEILLE DE LEYDE. — ÉLECTROPHORE PERPÉTUEL. — PERFEC- TIONNEMENTS DE LA MACHINE ÉLECTRIQUE. — ÉLECTROMÈTRE CONDENSATEUR.— PISTOLET ÉLECTRIQUE.— LAMPE PERPÉTUELLE. — EUDIOMÈTRE. Alexandre Volta, un des huit associés étrangers de | l'Académie des Sciences, naquit à Come, dans le Mila- nais, le 48 février 1745, de Philippe Volta et de Made- leine de Conti Inzaghi. 11 fit ses premières études sous ALEXANDRE VOLTA. 189 - la surveillance paternelle, dans l’école publique de sx ville natale. D’heureuses dispositions, une application soutenue, un grand esprit d'ordre, le placèrent bientôt à la tête de ses condisciples. A dix-huit ans, le studieux écolier était déjà en com- merce de lettres avec Nollet, sur les questions les plus délicates de la physique. A dix-neuf ans, il composa un poëme latin, qui n’a pas encore vu le jour, et dans lequel il décrivait les phénomènes découverts par les plus célè- bres expérimentateurs du temps. On a dit qu’alors la vocation de Volta était encore incertaine ; pour moi, je ne saurais en convenir : un jeune homme ne doit guère tarder à changer son art poétique contre une cornue, dès qu’il a eu la singulière pensée de choisir la chimie pour sujet de ses compositions littéraires. Si l’on excepte en effet quelques vers destinés à célébrer le voyage de Saus- sure au sommet du Mont-Blanc, nous ne trouverons plus dans la longue carrière de l’illustre physicien que des travaux consacrés à l’étude de la nature. Volta eut la hardiesse, à l’âge de vingt-quatre ans, d'aborder, dans son premier Mémoire, la question si déli- cate de la bouteille de Leyde. Cet appareil avait été découvert en 1746. La singularité de ses effets aurait amplement suffi pour justifier la curiosité qu'il excita _ dans toute l’Europe ; mais cette curiosité fut due aussi, en grande partie, à la folle exagération de Musschen- | broeck ; à l'inexplicable frayeur qu'éprouva ce physicien en recevant une faible décharge, à laquelle, disait-il em- phatiquement, il ne s’exposerait pas de nouveau pour le plus beau royaume de l'univers. Au surplus, les nom- 490 ALEXANDRE VOLTA,. breuses théories dont la bouteille devint successivement l’objet, mériteraient peu d’être recueillies aujourd’hui. C’est à Franklin qu’est dû l’honneur d’avoir éclairei cet important problème, et le travail de Volta, il faut le re- connaître, semble avoir peu ajouté à celui de l’illustre philosophe américain. . Le second Mémoire du physicien de Come parut dans l’année 1771. Ici on ne trouve déjà presque plus aucune idée systématique. L'observation est le seul guide de l’auteur dans les recherches qu’il entreprend pour déter- miner la nature de l'électricité des corps recouverts de tel ou tel autre enduit ; pour assigner les circonstances de température, de couleur, d’élasticité, qui font varier le phénomène; pour étudier soit l'électricité produite par frottement, par percussion, par pression; soit celle qu’on engendre à l’aide de la lime ou du racloir; soit | enfin les propriétés d’une nouvelle espèce de machine électrique dans laquelle le plateau mobile et les supports | isolants étaient de bois desséché. De ce côté-ci des Alpes, les deux premiers Mémoires | de Volta furent à peine lus. En Italie, ils produisirent au contraire une assez vive sensation. L'autorité, dont les prédilections sont si généralement malencontreuses par- ! tout où dans son amour aveugle pour le pouvoir absolu ! elle refuse jusqu’au modeste droit de présentation à des juges compétents, s’empressa elle-même d'encourager : le jeune expérimentateur. Elle le nomma régent de : l’école royale de Come, et bientôt après professeur de: : physique. Les missionnaires de Pékin, dans l’année 4755, com- : 4 4 ALEXANDRE VOLTA. 191 - muniquèrent aux savants de l’Europe un fait important que le hasard leur avait présenté, concernant l'électricité par influence qui, sur certains corps, se montre ou dis- paraît suivant que ces corps sont séparés ou en contact immédiat. Ce fait donna naissance à d’intéressantes re- cherches d’Æpinus, de Wilcke, de Cigna et de Beccaria. Volta à son tour en fit l’objet d’une étude particulière. Il y trouva le germe de l’électrophore perpétuel, mstrament admirable, qui, même sous le plus petit volume, est une source intarissable du fluide électrique, où, sans avoir besoin d’engendrer aucune espèce de frottement, et quelles que soient les circonstances atmosphériques, le physicien peut aller sans cesse puiser des charges d’égale force. Au Mémoire sur l’Électrophore succéda , en 1778, un autre travail très-important. Déjà on avait reconnu qu’un corps donné, vide ou plein, a la même capacité élec- trique, pourvu que la surface reste constante. Une obser- vation de Lemonnier indiquait, de plus, qu’à égalité de surface , la forme du corps n’est pas sans influence. C’est Volta , toutefois, qui, le premier, établit ce principe sur une base solide. Ses expériences montrèrent que, de deux cylindres de même surface, le plus long reçoit la plus forte charge, de manière que partout où le local le permet, il y a un immense avantage à substituer aux Marges conducteurs des machines ordinaires, un système de très-petits cylindres, quoiqu’en masse ceux-ci ne Horment pas un volume plus grand. En combinant, par exemple, 46 files de minces bâtons argentés de 1,000 pieds de longueur chacune, on aurait, suivant 492 ALEXANDRE VOLTA. Volta, une machine dont les étincelles, véritablement fulminantes, tueraient les plus gros animaux. Il n’est pas une seule des découvertes du professeur de Come qui soit le fruit du hasard. Tous les instru- ments dont il a enrichi la science, existaient en principe dans son imagination , avant qu'aucun artiste travaillât à leur exécution matérielle. Il n’y eut rien de fortuit, par exemple, dans les modifications que Volta fit subir à l’électrophore pour le transformer en condensateur, véri- table microscope d’une espèce nouvelle, qui décèle la présence du fluide électrique là où tout autre moyen res- terait muet. Les années 1776 et 1777 nous montreront Volta tra- vaillant pendant quelques mois sur un sujet de pure chi- mie. Toutefois, l'électricité, sa science de prédilection, viendra s’y rattacher par les combinaisons les plus heu- reuses. A cette époque, les chimistes n’ayant encore trouvé le gaz inflammable natif que dans les mines de charbon de terre et de sel gemme, le regardaient comme un des attributs exclusifs du règne minéral. Volta, dont les réflexions avaient été dirigées sur cel objet par une observation accidentelle du P. Campi, montra qu’on se trompait. Il prouva que la putréfaction des substances | animales et végétales est toujours accompagnée d’une production de gaz inflammable; que, si l’on remue le fond d’une eau croupissante, la vase d’une lagune, ce. gaz s'échappe à travers le liquide, en produisant toutes | les apparences de l’ébullition ordinaire. Ainsi le gaz inflammable des marais qui a tant occupé les chimistes . ALEXANDRE VOLTA. 193 depuis quelques années, est, quant à son origine, une découverte de Volta. - Cette découverte devait faire croire que certains phé- nomènes naturels, que ceux, par exemple, des terrains enflammés et des fontaines ardentes, avaient une cause semblable; mais Volta savait trop à quel point la nature se joue de nos fragiles conceptions, pour s’abandonner légèrement à de simples analogies. Il s’empressa (1780) d'aller visiter les célèbres terrains de Pietra Mala, de Velleja; il soumit à un examen sévère tout ce qu'on lisait dans divers voyages sur des localités analogues, et il parvint ensuite à établir, avec une entière évidence, contre les opinions reçues, que ces phénomènes ne dépen- dent point de la présence du pétrole, du naphte ou du bitume ; il démontra , de plus, qu’un dégagement de gaz inflammable en est l'unique cause. Volta a-t-il prouvé avec la même rigueur que ce gaz, en tout lieu, a pour origine une macération de substances animales ou végé- tales? Je pense qu’il est permis d’en douter. - L’étincelle électrique avait servi de bonne heure à enflammer certains liquides, certaines vapeurs, certains gaz , tels que l'alcool, la fumée d’une chandelle nouvelle- Ru: éteinte, le gaz hydrogène ; mais toutes ces expé- riences se faisaient à l’air libre. Volta est le premier qui les ait répétées dans des vases clos (1777). C’est donc Jui qu’appartient l'appareil dont Cavendish se servit en 1781 pour opérer la synthèse de l’eau, pour engendrer e liquide à l’aide de ses deux principes constituants Notre illustre confrère avait au plus haut degré deux L —1. 13 194 ALEXANDRE VOLTA. qualités qui marchent rarement réunies : le génie créa- teur et l’esprit d'application. Jamais il n’abandonna un sujet, sans lavoir envisagé sous toutes ses faces, sans avoir décrit ou du moins signalé les divers instruments que la science, l’industrie ou la simple curiosité pour- raient y puiser. Ainsi, quelques essais relatifs à l’inflam- mation de l’air des marais, firent naître d’abord le fusil et le pistolet électriques, sur lesquels il serait. superflu d'insister, puisque des mains du physicien ils sont passés dans celles Cu bateleur, et que la place publique les offre journellement aux regards des oisifs ébahis; ensuite la lampe perpétuelle à gaz hydrogène, si répandue en Alle- magne, et qui, par la plus ingénieuse application de l'électrophore, s’allume d'elle-même quand on le désire ; enfin, l’eudiomètre, ce précieux moyen d’analyse dont : les chimistes ont tiré un parti si utile. À La découverte de la composition de l'air atmosphérique a fait naître de nos jours cette grande question de philo- sophie naturelle : La proportion dans laquelle les deux! principes constituants de l’air se trouvent réunis, varie-! t-elle avec la succession des siècles, d’après la position” des lieux , suivant les saisons? 4 Lorsqu'on songe que tous les hommes, que tous les quadrupèdes, que tous les oiseaux consomment incessam-s ment dans l’acte de la respiration un seul de ces deux} principes , le gaz oxygène; que ce même gaz est l'alis ment indispensable de la combustion, dans nos foyers domestiques, dans tous les ateliers, dans les plus vastes usines; qu’on n’allume pas une chandelle, une lampe un réverbère, Sans qu'il aille aussi s’y absorber; que | Li ALEXANDRE VOLTA. 195 loxygène, enfin, joue un rôle capital dans les phéno- mènes de la végétation, il est permis d'imaginer qu'à la longue l’atmosphère varie sensiblement dans sa composi- tion; qu'un jour elle sera impropre à la respiration ; qu’alors tous les animaux seront anéantis, non à la suite d’une de ces révolutions physiques dont les géologues ont trouvé tant d'indices, et qui, malgré leur immense étendue, peuvent laisser des chances de salut à quelques individus favorablement placés; mais, par une cause générale et inévitable, contre laquelle les zones glacées du pôle, les régions brülantes de l’équateur, l’immensité de l'Océan, les plaines si prodigieusement élevées de l'Asie ou de l'Amérique, les cimes neigeuses des Cordil- lères et de l’'Hymalaya, seraient également impuissantes. Étudier. tout ce qu’à l’époque actuelle ce grand phéno- mène a d’accessible, recueillir des données exactes que les siècles à venir féconderont , tel était le devoir que les physiciens se sont empressés d'accomplir, surtout depuis que l’eudiomètre à étincelle électrique leur en a donné les moyens. Pour répondre à quelques objections que les pre- miers essais de cet instrument avaient fait naître, MM. de . Humboldt et Gay-Lussac le soumirent, en l’an xur, au - plus scrupuleux examen. Lorsque de pareils juges décla- . rent qu'aucun des eudiomètres connus n’approche en . exactitude de celui de Volta, le doute même ne serait pas DILATATION DE L'AIR. « Puisque j'ai abandonné l’ordre chronologique, avant de « moccuper des deux plus importants travaux de notre 196 ALEXANDRE VOLTA. vénérable confrère, avant d’analyser ses recherches sur’ l'électricité atmosphérique, avant de caractériser sa découverte de la pile, je signalerai, en quelques mots, les expériences qu’il publia pendant l’année 1793, au sujet de la dilatation de l’air. Cette question capitale avait déjà attiré l'attention d’un grand nombre de physiciens habiles, qui ne s'étaient accordés ni sur l’accroissement total de volume que l'air éprouve entre les températures fixes de la glace fondante et de l’ébullition, ni sur la marche des dilatations dans les températures intermédiaires. Volta découvrit la cause de ces discordances; il montra qu’en opérant dans un vase contenant de l’eau, on doit trouver des dilatations croissantes; que s’il n’y a dans l'appareil d'autre humi- dité que celle dont les parois vitreuses sont ordinairement recouvertes, la dilatation apparente de l'air peut être croissante dans le bas de l’échelle thermométrique, et décroissante dans les degrés élevés; il prouva, enfin, par des mesures délicates, que l’air atmosphérique, s’il est renfermé dans un vase parfaitement sec, se dilate pro- portionnellement à sa température, quand celle-ci est mesurée sur un thermomètre à mercure portant des di- visions égales; or, comme les travaux de Deluc et de Crawford paraissaient établir qu’un pareil thermomètre donne les vraies mesures des quantités de chaleur, Volta se crut autorisé à énoncer la loi si simple qui découlait de ses expériences, dans ces nouveaux termes dont chacun appréciera l'importance : l’élasticité d’un volume donné d’air atmosphérique est proportionnelle à sa chaleur. Lorsqu'on échauffait de l'air pris à une basse tempéra- CRAN ER ARE ET UE de NE rt ns | VE RUN CPU ETE ENTER PMU ET ALEXANDRE VOLTA. 497 ‘ture et contenant toujours la même quantité d'humidité, sa force élastique augmentait comme celle de l’air sec. Volta en conclut que la vapeur d’eau et l'air proprement dit se dilatent précisément de même. Tout le monde sait aujourd’hui que ce résultat est exact; mais l’expérience du physicien de Come devait laisser des doutes, car aux températures ordinaires, la vapeur d’eau se mêle à l'air atmosphérique dans de très-petites proportions. Volta appelait le travail que je viens d’analyser une simple ébauche. D’autres recherches très-nombreuses et du même genre auxquelles il s’était livré, devaient faire partie d’un Mémoire qui n’a jamais vu le jour. Au reste, sur ce point, la science paraît aujourd’hui complète, grâce à MM. Gay-Lussac et Dalton. Les expériences de ces ingénieux physiciens , faites à une époque où le Mémoire de Volta, quoique publié, n’était encore connu ni en France ni en Angleterre, étendent à tous les gaz, per- manents ou non, la loi donnée par le savant italien. Elles conduisent de plus dans tous les cas au même coefficient de dilatation. ÉLECTRICITÉ ATMOSPHÉRIQUE. Je ne m’occuperai des recherches de Volta sur l’élec- tricité atmosphérique qu'après avoir tracé un aperçu rapide des expériences analogues qui les avaient précé- dées. Pour juger sainement de la route qu’un voyageur a parcourue, il est souvent utile d’apercevoir d’un même . coup d'œil le point de départ et la dernière station. Le D° Wall, qui écrivait en 1708, doit être nommé ici a (ide CE Le) * 198 ALEXANDRE VOLTA. le premier, car on trouve dans un de ses Mémoires cette ingénieuse réflexion : « La lumière et le craquement des « corps électrisés semblent, jusqu’à un certain point, « représenter l'éclair et le tonnerre. » Stephen Grey pu- bliait, à la date de 1735, une remarque analogue. « Il « est probable, disait cet illustre physicien, qu'avec le « temps on trouvera les moyens de concentrer de plus « abondantes quantités de feu électrique, et d'augmenter « la force d’un agent qui, d’après plusieurs de mes expé- « riences, s’il est permis de comparer les grandes aux « petites choses, paraît être de la même nature que le «tonnerre et les éclairs, » La plupart des physiciens n’ont vu dans ces passages que de simples comparaisons. Ils ne croient pas qu’en assimilant les effets de l'électricité à ceux du tonnerre, Wall et Grey aïent prétendu en conclure l'identité des causes. Ce doute, au surplus, ne serait pas applicable aux aperçus insérés par Nollet, en 1746, dans ses Leçons de physique expérimentale. Là , en effet, suivant l’auteur, une nuée orageuse, au-dessus des objets terrestres, n’est autre chose qu’un corps électrisé placé en présence de corps qui ne le sont pas. Le tonnerre, entre les mains de la nature, c’est l'électricité entre les mains des physiciens. Plusieurs similitudes d'action sont signalées; rien ne manque, en un mot, à cette ingénieuse théorie, si ce n’est la seule chose dont une théorie ne saurait se passer pour prendre définitivement place dans la science, la sanction d'expériences directes. Les premières vues de Franklin sur l’analogie de l’élec- tricité et du tonnerre n'étaient, comme les idées anté- nuire. + 6 M dei ré à DT TEL rr ALEXANDRE VOLTA. 199 rieures de Nollet, que de simples conjectures. Toute la différence, entre les deux physiciens, se réduisait alors à un projet d'expérience, dont Nollet n’avait pas parlé, et qui semblait promettre des arguments définitifs pour ou contre l’hypothèse. Dans cette expérience, on devait, par un temps d'orage, rechercher si une tige métallique isolée et terminée par une pointe, ne donnerait pas des étin- celles analogues à celles qui se détachent du conducteur de la machine électrique ordinaire. Sans porter atteinte à la gloire de Franklin, je dois remarquer que l’expérience proposée était presque inutile. Les soldats de la cinquième légion romaine l'avaient déjà faite pendant la guerre d’Afrique, le jour où, comme César le rapporte , le fer de tous les javelots parut en feu à la suite d’un orage. Il en est de même des nombreux navigateurs à qui Castor et Pollux s'étaient montrés, soit aux pointes métalliques des mâts ou des vergues, soit sur d’autres parties saillantes de leurs navires. Enfin, dans certaines contrées, en Frioul, par exemple, au château de Duino, le factionnaire exécutait strictement ce que désirait Franklin, lorsque, conformément à sa consigne, _ et dans la vue de décider quand il fallait, en mettant une cloche en branle, avertir les campagnards de l'approche . d’un orage, il allait examiner avec sa hallebarde si le fer . d’une pique plantée verticalement sur le rempart donnait . des étincelles. Au reste, soit que plusieurs de ces cir- . constances fussent ignorées, soit qu’on ne les trouvât pas - démonstratives, des essais directs semblèrent nécessaires, - et c'est à Dalibard, notre compatriote, que la science en - a été redevable. Le 40 mai 1752, pendant un orage, la 200 ALEXANDRE VOLTA. grande tige de métal pointue qu’il avait établie dans un jardin de Marly-la-Ville, donnait de petites étincelles, comme le fait le conducteur de la machine électrique ordinaire quand on en approche un fil de fer. Fran- klin ne réalisa cette même expérience aux États-Unis, à l’aide d’un cerf-volant, qu’un mois plus tard. Les paratonnerres en étaient la conséquence immédiate. L'illustre physicien d'Amérique s’empressa de le pro- clamer. | La partie du public qui, en matière de sciences, est réduite à juger sur parole, ne se prononce presque jamais à demi. Elle admet ou rejette, qu’on me passe ce terme, avec emportement. Les paratonnerres, par exemple, devinrent l’objet d’un véritable enthousiasme dont il est curieux de suivre les élans dans les écrits de l’époque. Ici, vous trouvez des voyageurs qui, en rase campagne, croient conjurer la foudre en mettant l’épée à la main : contre les nuages, dans la posture d’Ajax menaçant les . dieux ; là, des gens d'église, à qui leur costume interdit | l'épée, regrettent amèrement d’être privés de ce talisman | conservateur ; celui-ci propose sérieusement, comme un préservatif infaillible, de se placer sous une gouttière, dès le début de l’orage, attendu que les étoffes mouillées . sont d’excellents conducteurs de l'électricité; celui-là invente certaines coiffures d’où pendent de longues chaînes | métalliques qu’il faut avoir grand soin de laisser constam- « ment traîner dans le ruisseau, etc., etc. Quelques physi- « ciens, il faut le dire, ne partageaient pas cet engouement. « Ils admettaient l'identité de la foudre et du fluide élec- « trique, l'expérience de Marly-la-Ville ayant à cet égard ALEXANDRE VOLTA. 204 - prononcé définitivement; mais les rares étincelles qui étaient sorties de la tige et leur petitesse, faisaient dou- ter qu'on pût épuiser ainsi l'immense quantité de matière fulminante dont une nuée orageuse doit être chargée. Les effrayantes expériences faites par Romas de Nérac ne vainquirent pas leur opposition, parce que cet observa- teur s'était servi d’un cerf-volant à corde métallique qui allait, à plusieurs centaines de pieds de hauteur, puiser le tonnerre dans la région même des nuages. Bientôt, cependant , la mort déplorable de Richman ", occasionnée par la simple décharge provenant de la barre isolée du paratonnerre ordinaire que ce physicien distingué avait fait établir sur sa maison de Saint-Pétersbourg, vint fournir de nouvelles lumières. Les érudits virent dans cette fin tragique l'explication du passage où Pline le na- turaliste rapporte que Tullus Hostilius fut foudroyé pour avoir mis peu d’exactitude dans l’accomplissement des cérémonies à l’aide desquelles Numa, son prédécesseur, forçait le tonnerre à descendre du ciel. D’autre part, et . ceci avait plus d'importance, les physiciens sans préven- tion trouvèrent dans le même événement une donnée qui leur manquait encore, savoir qu’en certaines circon- stances, une barre de métal peu élevée arrache aux nuées . orageuses non pas seulement d’imperceptibles étincelles, . mais de véritables torrents d'électricité. Aussi, à partir de cette époque, les discussions relatives à l'efficacité des | paratonnerres n’ont eu aucun intérêt. Je n’en excepte . même pas le vif débat sur les paratonnerres terminés en “ 4. Le 6 août 1753. 202 ALEXANDRE VOLTA. pointe ou en boule, qui divisa quelque temps les savants anglais. Personne, en effet, n’ignore aujourd’hui que George III était le promoteur de cette polémique; qu’il se déclara pour les paratonnerres en boule, parce que Franklin, alors son heureux antagoniste sur des questions politiques d’une immense importance, demandait qu’on les terminât en pointe, et que cette discussion , tout bien considéré, appartient plutôt, comme très-petit incident , à l’histoire de la révolution américaine qu’à celle de la science. | Les résultats de l'expérience de Marly étaient à peine connus, que Lemonnier, de cette Académie, fit établir dans son jardin de Saint-Germain-en-Laye , une longue barre métallique verticale qu’il isola du sol avec quelques nouvelles précautions ; eh bien! dès ce moment, les aigrettes électriques lui apparurent (juillet et septem- bre 1752), non-seulement quand-le tonnerre grondait, non-seulement quand l’atmosphère était couverte de nuages menaçants, mais encore par un ciel parfaitement serein. Une belle découverte devint ainsi le fruit de la modification en apparence la plus insignifiante dans le premier appareil de Dalibard. Lemonnier reconnut sans peine que cette foudre des jours sereins dont il venait de dévoiler l'existence, était soumise toutes les vingt-qua‘re heures à des variations régulières d'intensité. Beccaria traça les lois de cette période diurne à l’aide d’excellentes observations. Il éta- blit de plus ce fait capital, que dans toutes les saisons, à toutes les hauteurs, par tous les vents, l'électricité d’un ciel serein est constamment positive ou vitrée. ALEXANDRE VOLTA. 203 En suivant ainsi par ordre de dates les progrès de nos connaissances sur l'électricité atmosphérique, j'arrive aux travaux dont Volta a enrichi cette branche importante de la météorologie. Ces travaux ont eu tour à tour pour objet le perfectionnement des moyens d’observation et l'examen minutieux des diverses circonstances dans les- quelles se développe le fluide électrique qui ensuite va envahir toutes les régions de l’air. Quand une branche des sciences vient de naître, les observateurs ne s'occupent guère que de la découverte de nouveaux phénomènes, réservant leur appréciation numérique pour une autre époque. Dans l'électricité, par exemple, plusieurs physiciens s’étaient fait une réputation justement méritée; disons plus, la bouteille de Leyde Ornait déjà tous les cabinets de l’Europe, et personne n’avait encore imaginé un véritable électromètre. Le pre- iier instrument de ce genre qu’on ait exécuté ne remonte qu'à l'année 1749. Il était dû à deux membres de cette Académie, Darcy et Le Roy. Son peu de mobilité dans les petites charges empêcha qu'il ne fût adopté. L'électromètre proposé par Nollet (1752) paraissait a premier aperçu plus simple , plus commode et surtout ifiniment plus sensible. Il devait se composer de deux ils qui, après avoir été électrisés, ne pouvaient manquer, un effet de répulsion, de s’ouvrir comme les deux ranches d’un compas. La mesure cherchée se serait insi réduite à l'observation d’un angle. » Cavallo réalisa ce que Nollet avait seulement indiqué 780). Ses fils étaient de métal et portaient à leurs itrémités de petites sphères de moelle de sureau. 204 ALEXANDRE VOLTA. Volta, enfin, supprima le sureau, et substitua des pailles sèches aux fils métalliques. Ce changement parai- trait sans importance, si l’on ne disait que le nouvel électromètre possède seul la propriété précieuse, et tout à fait inattendue, de donner entre 0 et 30° des écarte- ments angulaires des deux pailles exactement proportion nels aux charges électriques. La lettre à Lichtenberg, en date de 1786, dans laquelle Volta établit par de nombreuses expériences les propriétés des électromètres à pailles, renferme sur les moyens de rendre ces instruments comparables, sur la mesure des plus fortes charges, sur certaines combi- naisons de l’électromètre et du condensateur, des vues intéressantes dont on est étonné de ne trouver aucune trace dans les ouvrages les plus récents. Cette lettre ne saurait être trop recommandée aux jeunes physiciens. Elle les initiera à l’art si difficile des expériences; elle leur apprendra à se défier des premiers aperçus, à varier sans cesse la forme des appareils; et si une imagination: impatiente devait leur faire abandonner la voie lente, mais certaine, de l'observation, pour de séduisantes rêve- ries, peut-être seront-ils arrêtés sur ce terrain glissant en voyant un homme de génie ne se laisser rebuter par aucun détail. Et d’ailleurs, à une époque où, sauf quelques honorables exceptions, la publication d’un livre est une opération purement mercantile, où les traités de science, surtout, taillés sur le même patron, ne difièrent entre eux que par des nuances de rédaction souvent impercep- tibles, où chaque auteur néglige bien scrupuleusement. tautes les expériences, toutes les théories, tous les instru ALEXANDRE VOLTA. 205 ments que son prédécesseur immédiat a oubliés ou mé- connus, on accomplit, je crois, un devoir en dirigeant l'attention des commençants vers les sources originales. C'est là, et là seulement, qu'ils puiseront d'importants sujets de recherches; c’est là qu’ils trouveront l’histoire fidèle des découvertes, qu'ils apprendront à distinguer clairement le vrai de l’incertain, à se défier enfin des théories hasardées que les compilateurs sans discerne- ment adoptent avec une aveugle confiance. _ Lorsqu’en profitant de la grande action que les pointes exercent sur le fluide électrique, Saussure fut parvenu (1785), par la simple addition d’une tige de huit à neuf décimètres de long, à beaucoup augmenter la sensibilité de l’électromètre de Cavallo ; lorsque, à la suite de tant de minutieuses expériences , les fils métalliques portant des boules de moelle de sureau du physicien de Naples, eurent été remplacés par des pailles sèches, on dut croire que ce petit appareil ne pourrait guère recevoir d’autres améliorations importantes. Volta, cependant, en 1787, parvint à étendre considérablement sa puissance sans rien changer à la construction primitive. Il eut recours, pour cela, au plus étrange des expédients : il adapta à la pointe de la tige métallique introduite par Saussure, soit üne bougie, soit même une simple mèche enflammée ! Personne assurément n’aurait prévu un pareil résultat ! Les expérimentateurs découvrirent de bonne heure que a flamme est un excellent conducteur de l'électricité : s cela même ne devait-il pas éloigner la pensée de el comme puissance collectrice ? Au reste, Volta, ué d’un sens si droit, d’une logique si sévère, ne ARE 206 ALEXANDRE VOLTA, s’abandonna entièrement aux conséquences du fait étrange qui venait de s'offrir à lui qu'après l’avoir expliqué, Il trouva que si une bougie amène sur la pointe qu’elle sur- monte trois ou quatre fois plus d'électricité qu’on n’en recueillerait autrement, c’est à cause du courant d'air qu'engendre la flamme, c’est à raison des communica- tions multipliées qui s’établissent ainsi entre la pointe de métal et les molécules atmosphériques. Puisque des flammes enlèvent l'électricité à l'air beau- . coup mieux que des tiges métalliques pointues, ne s’en- : suit-il pas, dit Volta, que le meilleur moyen de prévenir | les orages ou de les rendre peu redoutables, serait d’allu- mer d'énormes feux au milieu des champs, ou mieux encore, sur des lieux élevés. Après avoir réfléchi sur les grands effets du très-petit lumignon de l’électro- mètre, on ne voit rien de déraisonnable à supposer qu’une large flamme puisse, en peu d’instants, dépouiller de tout fluide électrique d'immenses volumes d’air et de ! vapeur. Volta désirait qu’on soumiît cette idée à l’épreuve d’une expérience directe. Jusqu'ici ses vœux n’ont pas été en- tendus. Peut-être obtiendrait-on à cet égard quelques. notions encourageantes , si lon comparait les observa- tions météorologiques des comtés de l'Angleterre que tant de hauts-fourneaux et d’usines transforment nuit et jour en océans de feu, à celles des comtés agricoles envi- ronnants. Les feux paratonnerres firent sortir Volta de la gravité. sévère qu'il s'était constamment imposée. Il essaya d’é-, gayer.son sujet aux dépens des érudits qui, semblables, ALEXANDRE VOLTA. 207 au fameux Dutens, aperçoivent toujours, mais après coup, dans quelque ancien auteur, les découvertes de leurs contemporains. Il les engage à remonter, dans ce cas, jusqu'aux temps fabuleux de la Grèce et de Rome; il appelle leur attention sur les sacrifices à ciel ouvert, sur les flammes éclatantes des autels, sur les noires co- lonnes de fumée qui, du corps des victimes , s’élevaient dans les airs; enfin, sur toutes les circonstances des céré- monies que le vulgaire croyait destinées à apaiser la colère des dieux, à désarmer le bras fulminant de Jupiter, Tout cela ne serait qu’une simple expérience de phy- sique, dont les prêtres seuls possédaient le secret, et destinée à ramener silencieusement sur la terre l’électri- cité de l’air et des nuées. Les Grecs et les Romains, aux _ époques les plus brillantes de leur histoire, faisaient, il est vrai, les sacrifices dans des temples fermés ; mais, ajoute Volta, cette difficulté n’est pas sans réplique, puis- qu’on peut dire que Pythagore, Aristote, Cicéron, Pline, | proue étaient des ignorants qui, même par simple : tradition, n'avaient pas les connaissances scientifiques de leurs devanciers ! . - La critique ne pourait être plus incisive ; mais, pour ren attendre quelque effet, il faudrait oublier qu’en cher- - chant dans de vieux livres les premiers rudiments vrais “ou faux des grandes découvertes, les zoïles de toutes les époques se proposent bien inoins d’honorer un mort que - de déconsidérer un de leurs contemporains ! Presque tous les physiciens attribuent les phénomènes triques à deux fluides de nature diverse, qui, dans aines circonstances, vont s’accumuler séparément à = 208 ALEXANDRE VOLTA. la surface des corps. Cette hypothèse conduisait natu- rellement à rechercher de quelle source émane l’élec- tricité atmosphérique. Le problème était important. Une expérience délicate, quoique très-simple, mit sur la voie de la solution. Dans cette expérience, un vase isolé d’où l’eau s’éva- porait donna, à l’aide du condensateur de Volta, des indices manifestes d'électricité négative. Je regrette de ne pouvoir dire, avec une entière cer- titude, à qui appartient cette expérience capitale. Volta rapporte dans un de ses Mémoires au’il y avait songé dès l’année 1778 , mais que diverses circonstances l'ayant empêché de la tenter, ce fut à Paris seulement et dans le mois de mars 1780 qu'elle lui réussit en compagnie de quelques membres de l’Académie des sciences. D'une autre part, Lavoisier et Laplace, à la dernière ligne du Mémoire qu’ils publièrent sur le même sujet, disent seu- lement : Volta voulut bien assister à nos expériences et nous y être utile. Comment concilier deux versions aussi contradictoires! Une note historique, publiée par Volta lui-même, est loin | de dissiper tous les doutes. Cette note, quand on l’exa- : mine attentivement, ne dit, d’une manière expresse, ni à : qui l’idée de l'expérience appartient, ni lequel des trois physiciens devina qu’elle réussirait à l’aide du conden- sateur. Le premier essai fait à Paris par Volta et les deux : savants français réunis fut infructueux, l’état hygromé- trique de l'atmosphère n'ayant pas été favorable. Peu de . | jours après, à la campagne de Lavoisier, les signes élec- triques devinrent manifestes quoiqu’on n’eût pas changé : RÉ ii ALEXANDRE VOLTA. 209 - les moyens d'observation, Volta n’assistait point à la der- nière épreuve. Cette circonstance a été l’origine de toutes les diffi- cultés. Quelques physiciens, en thèse générale, consi- dèrent comme inventeurs, sans plus ample examen, ceux qui les premiers, appelant l'expérience à leur aide, ont constaté l'existence d’un fait. D’autres ne voient qu'un mérite secondaire dans le travail , suivant eux presque matériel , que les expériences nécessitent. Ils réservent leur estime pour ceux qui les ont projetées. Ces principes sont l’un et l’autre trop exclusifs. Pascal laissa à Perrier, son beau-frère, le soin de monter sur le Puy-de-Dôme pour y observer le baromètre, et le nom de Pascal est cependant le seul qu’on associe à celui de Toricelli, en parlant des preuves de la pesanteur de l'air. Michell et Cavendish, au contraire, aux yeux des physi- ciens éclairés, ne partagent avec personne le mérite de leur célèbre expérience sur l'attraction des corps ter- restres, quoique avant eux on eût bien souvent songé à Ja faire ; ici, en effet, l'exécution était tout. Le travail de Volta, de Lavoisier et de Laplace, ne rentre ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories. Je l’admettrai, si Ton veut, un homme de génie pouvait seul imaginer que sep concourt à la génération des vapeurs ; mais pour faire sortir cette idée du domaine des hypothèses, il fallait créer des moyens particuliers d'observation, et Dieine de nouveaux instruments. Ceux dont Lavoisier et place se servirent étaient dus à Volta. On les construi- t à Paris sous ses yeux; il assista aux premiers essais. preuves aussi multipliées, d’une coopération directe, L—1 14 210 ALEXANDRE VOLTA. rattachent incontestablement le nom de Volta à toute théorie de l'électricité des vapeurs; qui oseraït, cepen- dant, en l'absence d’une déclaration contraire et positive de ce grand physicien, affirmer que l’expérience ne fut pas entreprise à la suggestion des savants français? Dans le doute, ne sera-t-il point naturel, en deçà comme au delà des Alpes, de ne plus séparer, en parlant de ces phénomènes, les noms de Volta, de Lavoisier, de Laplace; de cesser d’y voir, ici une question de nationalité mal en- tendue, là un sujet d’accusations virulentes qu’on pourrait à peine excuser si aucun nuage n’obscurcissait la vérité ? Ces réflexions mettront fin, je l'espère, à un fâcheux débat que des passions haineuses s’attachaient à perpé- tuer ; elles montreront, en tout cas, par un nouvel exemple, combien la propriété des œuvres de l'esprit est un sujet délicat. Lorsque trois des plus beaux génies du xvuir siècle, déjà parvenus au faîte de la gloire, n’ont pas pu s’accorder sur la part d'invention qui revenait à chacun d’eux dans une expérience faite en commun, devra-t-on s'étonner de voir naître de tels conflits entre des débutants? Malgré l'étendue de cette digression, je ne dois pas abandonner l'expérience qui l’a amenée sans avoir signalé toute sonimportance, sans avoir montré qu’elle est la. base d’une branche très-curieuse de la météorologie. Deux mots, au reste, me suffiront. Lorsque le vase métallique isolé dans lequel Péed s’évapore devient électrique *, c’est, dit Volta, que pour à 4, On sait aujourd’hui que l’expérience ne réussit pas quand om opère sur de l’eau distillée. Gette circonstance, certainement fort ALEXANDRE VOLTA. 244 passer de l’état liquide à l’état aériforme, cette eau em- _prunte aux corps qu’elle touche, non-seulement de la chaleur, mais aussi de l'électricité. Le fluide électrique est donc une partie intégrante des grandes masses de vapeurs qui se forment journellement aux dépens des eaux de la mer, des lacs et des rivières. Ces vapeurs, en s’élevant, trouvent dans les hautes régions de l’atmo- sphère un froid qui les condense. Leur fluide électrique constituant s’y dégage, il s’y accumule, et la faible con- ductibilité de l’air empêche qu'il ne soit rendu à la terre, d’où il tire son origine, si ce n’est par la pluie, la neige, la grêle ou de violentes décharges. Ainsi, d’après cette théorie, le fluide électrique qui, dans un jour d'orage, promène instantanément ses éblouissantes clartés de l’orient au couchant, et du nord au midi; qui donne lieu à des explosions si retentissantes ; qui, en se précipitant sur la terre, porte toujours avec . lui la destruction, l'incendie et la mort, serait le produit s l'évaporation journalière de l’eau, la suite inévitable d’un phénomène qui se développe par des nuances telle- EL. insensibles, que nos sens ne sauraient en saisir les | progrès ! Quand on compare les effets aux causes, la mature, il faut l’avouer, présente de cart contrastes ! - curieuse quant à la théorie de l’évaporation, n’atténue en rien . l'importance météorologique du travail de Lavoisier, de Volta et de 2 Rae. puisque l'eau des mers, des lacs et des rivières, n’est jamais 212 ALEXANDRE VOLTA. PILE VOLTAÏQUE. J'arrive maintenant à l’une de ces rares époques dans lesquelles un fait capital et inattendu, fruit ordinaire de quelque heureux hasard, est fécondé par le génie, et devient la sourte d’une révolution scientifique. Le tableau détaillé des grands résultats qui ont été amenés par de très-petites causes ne serait pas moins piquant, peut-être, dans l’histoire des sciences que dans celle des nations. Si quelque érudit entreprend jamais de le tracer, la branche de la physique actuellement connue sous le nom de galvanisme y occupera une des premières places. On peut prouver, en effet, que l’immortelle décou- verte de la pile se rattache, de la manière la plus directe, à un léger rhume dont une dame bolonaise füt attaquée en 1790 , et au bouillon aux grenouilles que le médecin prescrivit comme remède. Quelques-uns de ces animaux, déjà dépouillés par la cuisinière de madame Galvani, gisaient sur une table, lorsque, par hasard, on déchargea au loin une machine électrique. Les muscles, quoiqu'ils n’eussent pas été: frappés par l’étincelle , éprouvèrent, au moment de sa. sortie, de vives contractions. L'expérience renouvelée réussit également bien avec toute espèce d'animaux, avec! l'électricité artificielle ou naturelle, positive ou négative. Ce phénomène était très-simple. S'il se fût offert à quel- que physicien habile, familiarisé avec les propriétés du fluide électrique, il eût à peine excité son attention. L’ex= trême sensibilité de la grenouille, considérée comme élec- ALEXANDRE VOLTA. A3 troscope, aurait été l’objet de remarques plus ou moins . étendues; mais, sans aucun doute, en se serait arrêté là. Heureusement, et par une bien rare exception, le défaut de lumières devint profitable. Galvani, très-savant anato- miste, était peu au fait de l'électricité. Les mouvements musculaires qu'il avait observés lui paraissant inexpli- cables, il se crut transporté dans un nouveau monde. Il s’attacha donc à varier ses expériences de mille ma- nières. C’est ainsi qu’il découvrit un fait vraiment étrange, ce fait, que les membres d’une grenouille décapitée même depuis fort longtemps éprouvent des contractions très- intenses, sans l'intervention d’aucune électricité étran- gère, quand on interpose une lame métallique, ou, mieux encore, deux lames de métaux dissemblables entre un muscle et un nerf. L’étonnement du professeur de Bologne fut alors parfaitement légitime, et l'Europe entière s’y associa. Une expérience dans laquelle des jambes, des cuisses, des troncs d'animaux dépecés depuis plusieurs heures, _ éprouvent les plus fortes convulsions, s’élancent au loin, _ paraissent enfin revenir à la vie, ne pouvait pas rester _ longtemps isolée. En l’analysant dans tous ses détails, Galvani crut y trouver les effets d’une bouteille de Leyde. _ Suivant lui, les animaux étaient comme des réservoirs de fluide électrique. L’électricité positive avait son siége dans les nerfs, l'électricité négative dans les muscles. . Quant à la lame métallique interposée entre ces organes, _ c'était simplement le conducteur par lequel s’opérait la Ë décharge. _ … Ces vues séduisirent le public; les physiologistes s’en È DORE POSE 6 7 7 214 ALEXANDRE VOLTA. emparèrent ; l'électricité détrôna le fluide nerveux, qui alors occupait tant de place dans l'explication des phéno- mènes de la vie, quoique, par une étrange distraction, personne n’eût cherché à prouver son existence. On se flatta, en un mot, d’avoir saisi l’agent physique qui porte au sensorium les impressions extérieures; qui place chez les animaux la plupart des organes aux ordres de leur intelligence; qui engendre les mouvements des bras, des jambes, de la tête, dès que la volonté a prononcé. Hélas! ces illusions ne furent pas de longue durée; tout ce beau roman disparut devant les expériences sévères de Volta. Cet ingénieux physicien engendra d’abord des convul- sions non plus, comme Galvani, en interposant deux mé- taux dissemblables entre un muscle et un nerf, mais en leur faisant toucher seulement un muscle. Dès ce moment, la bouteille de Leyde se trouvait hors de cause; elle ne fournissait plus aucun terme de compa- raison possible. L’électricité négative des muscles, l’élec- tricité positive des nerfs, étaient de pures hypothèses sans base solide ; les phénomènes ne se rattachaïent plus à rien de connu; ils venaient, en un mot, de se couvrir d’un voile épais. Volta, toutefois, ne se découragea point. Il prétendit que, dans sa propre expérience, l'électricité était le prin- cipe des convulsions; que le muscle y jouait un rôle tout à fait passif, et qu’il fallait le considérer simplement comme un conducteur par lequel s’opérait la décharge. Quant au fluide électrique, Volta eut la hardiesse de supposer qu’il était le produit inévitable de l’attouchement des deuæ mélaux entre lesquels le muscle se trouvait compris : je ALEXANDRE VOLTA. A5 dis des deux métaux, et non pas des deux lames, car, sui- _vant Volta, sans une différence dans la nature des deux corps en contact, aucun développement électrique ne sau- rait avoir lieu. Les physiciens de tous les pays de l’Europe, et Volta lui-même, adoptèrent, à l’origine du galvanisme, les vues de l'inventeur. Ils s’accordèrent à regarder les convul- sions spasmodiques des animaux morts comme l’une des plus grandes découvertes des temps modernes. Pour peu qu’on connaisse le cœur humain, on a déjà deviné qu’une théorie destinée à rattacher ces curieux phénomènes aux lois ordinaires de l'électricité, ne pouvait être admise par Galvani et par ses disciples qu'avec une extrême répu- gnance. En effet, l’école bolonaise en corps défendit pied à pied l’immense terrain que la prétendue électricité ani- male avait d’abord envahi sans obstacle. Parmi les faits nombreux que cette célèbre école opposa au physicien de Come, il en est un qui, par sa sin- gularité, tint un moment les esprits en suspens. Je veux _ parler des convulsions que Galvani lui-même engendra en touchant les muscles de la grenouille avec deux lames, . mon pas dissemblables, comme Volta le croyait nécessaire, | _ mais tirées toutes deux d’une seule et même plaque mé- tallique. Cet effet, quoiqu'il ne fût pas constant, présentait en apparence une objection insurmontable contre la nou- | velle théorie. Volta répondit que les lames employées par ses adver- »saires pouvaient être identiques quant au nom qu’elles | ient, quant à leur nature chimique, et différer cepen- t entre elles par d’autres circonstances, de manière à - 4 1 à 216 ALEXANDRE VOLTA. jouir de propriétés entièrement distinctes. Dans ses mains, en effet, des couples inactifs, composés de deux portions contiguës d’une même lame métallique, acquirent une certaine puissance dès qu’il eut changé la température, le degré de recuit ou le poli d’un seul des éléments. Ainsi, ce débat n’ébranla point la théorie du célèbre professeur, Il prouva seulement que le mot dissemblable, appliqué à deux éléments métalliques superposés, avait été compris, quant aux phénomènes électriques, dans un _sens beaucoup trop restreint. Volta eut à soutenir un dernier et rude assaut. Cette fois, ses amis eux-mêmes le crurent vaincu sans retour. Le docteur Valli, son antagoniste, avait engendré des convulsions par le simple attouchement de deux parties de la grenouille, sans aucune intervention de ces armures métalliques qui, dans toutes les expériences analogues, avaient été, suivant notre confrère, le principe générateur de l'électricité. Les lettres de Volta laissent deviner, dans plus d’un passage, combien il fut blessé du ton d’assurance avec lequel (je rapporte ses propres expressions) les galva- nistes, vieux et jeunes, se vantaient de l’avoir réduit au silence. Ce silence, en tout cas, ne fut pas de longue durée. Un examen attentif des expériences de Valli prouva bientôt à Volta qu’il fallait, pour leur réussite, cette double condition : hétérogénéité aussi grande que pos- sible entre les organes de l’animal amenés au contact; interposition entre ces mêmes organes d’une troisième substance. Le principe fondamental de la théorie vol- taïque, loin d’être ébranlé, acquérait ainsi une plus ALEXANDRE VOLTA. UT grande généralité. Les métaux ne formaient plus une classe à part. L’analogie conduisait à admettre que deux substances dissemblables, quelle qu’en fût la nature, donnaient lieu, par leur simple attouchement, à un déve- loppement d'électricité. À partir de cette époque, les attaques des galvanistes n’eurent rien de sérieux. Leurs expériences ne se restrei- gnirent plus aux très-petits animaux. Ils engendrèrent dans les naseaux, dans la langue, dans les yeux d’un bœuf tué depuis longtemps, d’étranges mouvements ner- veux, fortifiant ainsi plus ou moins les espérances de ceux auxquels le galvanisme était apparu comme un moyen de ressusciter les morts. Quant à la théorie, ils n’apportaient aucune nouvelle lumière. En empruntant des arguments, non à la nature, mais à la grandeur des effets, les adeptes de l’école bolonaise ressemblaient fort à ce physicien qui, pour prouver que l’atmosphère n’est pas la cause de l’ascension du mercure dans le baromètre, imagina de substituer un large cylindre au tube étroit de . cet instrument, et présenta ensuite comme une difficulté formidable, le nombre exact de quintaux de liquide sou- _ levés. Volta avait frappé à mort l'électricité animale. Ses conceptions s'étaient constamment adaptées aux expé- riences, mal comprises, à l’aide desquelles on espérait les _ saper. Cependant elles n’avaient pas, disons plus, elles ne À _ pouvaient pas avoir encore l’entier assentiment des physi- - ciens sans prévention. Le contact de deux métaux, de Rx substances dissemblables, donnait naissance à un 4 certain agent qui, comme l'électricité, produisait des # 218 ALEXANDRE VOLTA. mouvements spasmodiques. Sur ce fait, point de doute; mais l’agent en question était-il véritablement électrique ? Les preuves qu’on en donnait pouvaient-elles suffire ? Lorsqu'on dépose sur la langue, dans un certain ordre, deux métaux dissemblables, on éprouve au moment de leur contact une saveur acide. Si l’on change ces métaux respectivement de place, la saveur devient alcaline. Or, en appliquant simplement la langue au conducteur d’une machine électrique ordinaire, on sent aussi un goût acide ou alcalin, suivant que le conducteur est électrisé en plus ou en moins. Dans ce cas-ci, le phénomène est incontes- tablement dû à l'électricité. N’est-il pas naturel, disait Volta, de déduire l'identité des causes de la ressemblance des effets; d’assimiler la première expérience à la se- conde; de ne voir entre elles qu’une seule diflérence, savoir, le mode de production du fluide qui va exciter l'organe du goût ? Personne ne contestait l'importance de ce rapproche- ment. Le génie pénétrant de Volta pouvait y apercevoir les bases d’une entière conviction ; le commun des phy- siciens devait demander des preuves plus explicites. Ces preuves, ces démonstrations incontestables devant les- quelles toute opposition s’évanouit, Volta les trouva dans une expérience capitale que je puis expliquer en peu de lignes. On applique exactement face à face, et sans intermé- diaire, deux disques polis de cuivre et de zinc attachés à des manches isolants. A l’aide de ces mêmes manches, on sépare ensuite les disques d’une manière brusque; fina- . lement on les présente, l’un après l’autre, au condensa- ALEXANDRE VOLTA. A9 teur ordinaire armé d’un électromètre : eh bien! Les pailles divergent à l'instant. Les moyens connus mon- trent d’ailleurs que les deux métaux sont dans des états électriques contraires ; que le zinc est positif et le cuivre négatif. En renouvelant plusieurs fois le contact des deux disques, leur séparation et l’attouchement de l’un d’eux avec le condensateur, Volta arriva, comme avec une machine ordinaire, à produire de vives étincelles. . Après ces expériences, tout était dit quant à la théorie des phénomènes galvaniques. La production de l’électri- cité par le simple contact de métaux dissemblables, venait de prendre place parmi les faits les plus importants et les mieux établis des sciences physiques. Si alors on _ pouvait encore émettre un vœu, c'était qu’on découvrit des moyens faciles d'augmenter ce genre d'électricité. De tels moyens sont aujourd’hui dans les mains de tous les expérimentateurs, et c’est au génie de Volta qu’on en est aussi redevable. Au commencement de l’année 4800 (la date d’une aussi grande découverte ne peut être passée sous silence), à la suite de quelques vues théoriques, l’illustre profes- seur imagina de former une longue colonne, en super- posant successivement une rondelle de cuivre, une ron- delle de zinc et une rondelle de drap mouillé, avec la -scrupuleuse attention de ne jamais intervertir cet ordre. “Qu’attendre à priori d’une telle combinaison? Eh bien! je n'hésite pas à le dire, cette masse en apparence merte, cet assemblage bizarre, cette pile de tant de ouples de métaux dissemblables séparés par un peu de ide, est, quant à la singularité des effets, le plus 220 ALEXANDRE VOLTA. merveilleux instrument que les hommes ‘aient jamais inventé, sans en excepter le télescope ‘et la machine à vapeur. ù J'échapperai ici, j'en ai la certitude, à tout reproche d’exagération, si, dans l’énumération que je vais faire des propriétés de l'appareil de Volta, on me permet de citer à la fois et les propriétés que ce savant avait reconnues, et celles dont la découverte est due à ses successeurs. À la suite du peu de mots que j'ai dits sur la compo- sition de la pile, tout le monde aura remarqué que ses deux extrémités sont nécessairement dissemblables ; que s’il y a du zinc à la base, il se trouvera du cuivre au sommet, et réciproquement. Ces deux extrémités ont pris le nom de pôles. Supposons maintenant que deux fils métalliques soient attachés aux pôles opposés, cuivre et zinc, d’une pile voltaïque. L'appareil, dans cette forme, se prêtera aux diverses expériences que je désire signaler. Celui qui tient l’un des fils seulement n’éprouve rien, tandis qu'au moment même où il les touche tous-deux, il ressent une violente commotion. C’est, comme on voit, le phénomène de la fameuse bouteille de Leyde, qui, en 4746, excita à un si haut degré l’admiration de l'Europe. Mais la bouteille servait seulement une fois. Après chaque commotion, il fallait la recharger pour répéter l’expé- rience. La pile, au contraire, fournit à mille commotions successives. On peut donc, quant à ce genre d’eflets, la comparer à la bouteille de Leyde, sous la condition d’a-. jouter qu'après chaque décharge elle reprend subitement. d'elle-même son premier état. ALEXANDRE VOLTA. 22% - _ Si le fil qui part du pôle zinc est appuyé sur le bout de la langue, et le fil du pôle cuivre sur un autre point, on sent une saveur acide très-prononcée. Pour que cette saveur varie de nature, pour qu’elle devienne alcaline, il suffit de changer de place les deux fils. . Le sens de la vue n'échappe pas à l’action de cet in- strument protée. Ici le phénomène paraîtra d'autant plus intéressant que la sensation lumineuse est excitée sans qu’il soit nécessaire de toucher l'œil. Qu’on applique le bout de l’un des fils sur le front, sur les joues, sur le nez, sur le menton et même sur la gorge; à l'instant même où l’observateur saisit l’autre fil avec la main, il aper- çoit, les yeux fermés, un éclair dont la vivacité et la forme varient suivant la partie de la face que le fluide électrique vient attaquer. Des combinaisons analogues engendrent dans l'oreille des sons ou plutôt des bruits particuliers. Ce n’est pas seulement sur les organes sains que la pile agit : elle excite, elle paraît ranimer ceux dans les- quels la vie semble tout à fait éteinte, Ici, sous l’action combinée des deux fils, les muscles d’une tête de sup- plicié éprouvaient de si effroyables contractions, que les spectateurs fuyaient épouvantés. Là, le tronc de la vic- ‘time se soulevait en partie; ses mains s’agitaient, elles ‘frappaient les objets voisins, elles soulevaient des poids “de quelques livres. Les muscles pectoraux imitaient les mouvements respiratoires ; tous les actes de la vie enfin se reproduisaient avec tant d’exactitude, qu’il fallait se mander si l’expérimentateur ne commettait pas un acte oupable, s’il n’ajoutait pas de cruelles souffrances à 4 3 « L À É w 222 ALEXANDRE VOLTA. celles que la loi-avait infligées au criminel qu’elle venait de frapper. Les insectes, eux-mêmes, soumis à ces épreuves, donnent d’intéressants résultats. Les fils de la pile, par exemple, accroissent beaucoup la lumière des vers lui- sants ; ils restituent le mouvement à une cigale morte, ils la font chanter *, | ; Si laissant de côté les propriétés physiologiques de la pile, nous l’envisageons comme machine électrique , nous nous trouverons transportés dans cette région de la science que Nicholson et Carlisle, Hisinger et Berze- lius, Davy, OErsted et Ampère, ont cultivée d’une ma- nière si brillante. D'abord, chacun des fils, considéré isolément, se mon- trera à la température ordinaire, à celle de l'air qui l'entoure. Au moment où ces fils se toucheront, ils acquer- ront une forte chaleur ; suffisamment fins, ils deviendront incandescents ; plus fins encore, ils se fondront tout à 4. En imprimant un extrait de l'éloge de Volta dans l'Annuaire du Bureau des longitudes de 1834, sous le titre : Notice historique sur la pile voltaïque, M. Arago a ajouté : « Les effets merveilleux de la pile acquièrent chaque jour plus d'extension. Quant à ses propriétés médicales, quant à la faculté qu’elle possède, dit-on, de guérir, par ses décharges, certaines maladies d'estomac et les para- lysies, j'ai dû, faute de renseignements suffisamment précis, ne pas céder à l'invitation qu’on m'a faite de m’en occuper. Je dirai, toute- fois, que M. Marianini, de Venise, l’un des physiciens les plus distingués de notre époque, a obtenu récemment, dans huit cas de paralysie intense, des résultats si complétement favorables, à l’aide de l’action habilement dirigée des électro-moteurs, qu'il y aurait, de la part des médecins, la négligence la plus coupable à ne pas porter leur attention sur ce moyen de soulager lhumanité souf- frante. » ALEXANDRE VOLTA. 223 fait, ils couleront comme un liquide, fussent-ils de pla- tine, c’est-à-dire du plus infusible des métaux connus. Ajoutons que, avec une pile très-forte, deux minces fils d’or ou de platine éprouvent au moment de leur contact une vaporisation complète, qu’ils disparaissent comme une vapeur légère. Des charbons adaptés aux deux extrémités de ces mêmes fils s’allument aussi dès qu’on les amène à se toucher. La lumière qu’ils répandent à la ronde est si pure, si éblouissante, si remarquable par sa blancheur, qu’on n’a pas dépassé les limites du vrai en l'appelant de la lumière solaire. Qui sait même si l’analogie ne doit pas être poussée plus loin ; si cette expérience ne résout pas un des plus grands problèmes de la philosophie naturelle ; si elle ne donne pas le secret de ce genre particulier de combus- tion que le soleil éprouve depuis tant de siècles, sans aucune perte sensible ni de matière, ni d’éclat ? Les char- ‘bons attachés aux deux fils de la pile deviennent, en effet, incandescents, même dans le vide le plus parfait. Rien alors ne s’incorpore à leur substance, rien ne paraît en sortir. A la fin d’une expérience de ce genre, quelque durée qu’on lui ait donnée, les charbons se retrouvent, quant à leur nature intime et à leur poids, dans l’état primitif. + Tout le monde sait que le platine, l'or, le cuivre, etc., 1 ‘agissent pas d’une manière sensible sur l'aiguille aiman- tée. Des fils de ces divers métaux attachés aux deux pôles de la pile sont dans le même cas si on les prend isolé- ient. Au contraire, dès le moment qu'ils se touchent, 224 ALEXANDRE VOLTA. une action magnétique très-intense se développe. I y a plus, pendant toute la durée de leur contact, ces fils sont eux-mêmes de véritables aimants, car ils se chargent de limaille de fer, car ils communiquent une aimantation permanente aux lames d’acier qu'on place dans leur voisinage. Lorsque la pile est très-forte et que les fils au lieu de se toucher sont à quelque distance, une vive lumière unit leurs extrémités. Eh bien, cette lumière est ma- gnétique ; un aimant peut l’attirer ou la repousser. Si aujourd'hui, sans y être préparés, je veux dire avec les seules connaissances de leur temps, Franklin et Coulomb m’entendaient parler d’une flamme attirable à l’aimant, un vif sentiment d’incrédulité serait certainement tout ce que je pourrais espérer de plus favorable. Les mêmes fils, légèrement éloignés, plongeons-les tous les deux dans un liquide, dans de l’eau pure, par exemple. Dès ce moment l’eau sera décomposée ; les deux éléments gazeux qui la forment se désuniront; l’oxy- gène se dégagera sur la pointe même du fil aboutissant au pôle zinc; l'hydrogène, assez loin de là, à la pointe du fil partant du pôle cuivre. En s’élevant, les bulles ne quittent pas les fils sur lesquels leur développement s'opère; les deux gaz constituants pourront donc être recueillis dans deux vases séparés. Substituons à l’eau pure un liquide tenant en dissolu- tion des matières salines, et.ce seront alors ces matières que la pile analysera. Les acides se porteront vers le pôle zinc ; les alcalis iront incruster le fil du pôle cuivre. Ce moyen d'analyse est le plus puissant que l’on ALEXANDRE VOLTA. 225 connaisse. Il a récemment enrichi la science d’une mul- titude d'importants résultats. C’est à la pile, par exemple, qu’on est redevable de la première décomposition d’un grand nombre d’alcalis et de terres qui jusqu'alors étaient considérés comme des substances simples ; c’est par la pile que tous ces corps sont devenus des oxydes ; que la chimie possède aujourd’hui des métaux, tels que le potas- sium, qui se pétrissent sous les doigts comme de la cire; qui flottent à la surface de l’eau, car ils sont plus légers qu’elle; qui s’y allument spontanément en répandant la plus vive lumière. Ce serait ici le lieu de faire ressortir tout ce qu’il y a de mystérieux, je dirais presque d’incompréhensible, dans les décompositions opérées par l'appareil voltaïque ; d’insister sur les dégagements séparés, complétement distincts, des deux éléments gazeux désunis d’un liquide; sur les précipitations des principes constituants solides d’une même molécule saline, qui s’opèrent dans des points du fluide dissolvant fort distants l’un de l’autre ; sur les étranges mouvements de transport que ces divers phénomènes paraissent impliquer; mais le temps me manque. Toutefois, avant de terminer ce tableau, je re- marquerai que la pile n’agit pas seulement comme moyen d'analyse ; que si en changeant beaucoup les rap- ports électriques des éléments des corps, elle amène souvent leur séparation complète, sa force, délicatement ménagée, est devenue, au contraire, dans les mains d’un de nos confrères, le principe régénérateur d’un grand nombre de combinaisons dont la nature est prodigue, et q e l’art jusqu'ici ne savait pas imiter. l L—1 45 226 ALEXANDRE VOLTA. J'ajouterai encore quelques mots pour indiquer diverses modifications que la pile a subies depuis qu’elle est sortie des mains de son illustre inventeur. La pile, dans ce qui la caractérise, se compose d’un grand nombre de couples ou combinaisons binaires de métaux dissemblables. Ces métaux sont ordinairement le cuivre et le zinc. Les éléments, cuivre et zinc, de chaque couple, peuvent être soudés entre eux. Les couples se suivent dans le même ordre. Ainsi, quand le zinc est en dessous dans le premier, il faut, indispensablement, qu’il soit aussi en dessous dans tous les autres. Les couples, enfin, doivent être séparés par un liquide conducteur de l'électricité. Or, qui ne voit combien il est facile de satisfaire à ces conditions, sans superposer les éléments, sans les mettre en pile? Cette première disposition, qui, par parenthèse, est l’origine du nom que porte l'instrument, a été changée. Les cou- ples, aujourd’hui, sont verticaux et se succèdent de manière à former, par leur ensemble, un parallélipipède horizontal. Chacun d’eux plonge dans une case renfer- mant un liquide qui remplace lui-même avec avantage les rondelles de carton ou de drap, seulement mouillés, qui étaient employées à l’origine. Quelques physiciens ont exécuté, sous la dénosisatiél de piles sèches, des appareils qui, comparativement, peuvent être appelés de ce nom, sans toutefois le mériter d’une manière absolue. Les plus connues, celles du pro= fesseur Zamboni, se composent de plusieurs milliers de disques d’un papier, dont une surface est étamée, tandis que l’autre se trouve recouverte d'une couche mince ALEXANDRE VOLTA. 227 d'oxyde de manganèse pulvérisé, qui est devenue adhé- rente par l'intermédiaire d’une colle formée de farine et de lait. Les disques, comme de raison, étant superposés dans le même ordre, leurs faces dissemblables, je veux dire les faces étain et manganèse de deux disques conti- gus, sont en contact. Voilà donc les deux éléments métal- liques, de nature différente, qui composaient ce que nous appelions les couples dans la description de la première pile de Volta. Quant au liquide conducteur intermédiaire, ceux qui refusent aux piles de Zamboni le nom de piles sèches, le trouvent dans l'humidité que conserve toujours, en vertu de sa propriété hygrométrique, le papier inter- posé entre chaque lame d’étain et la couche de manga- nèse en poudre. Les étonnants effets que les physiciens obtiennent avec les piles voltaiques dépendent, sans doute, en partie, des améliorations notables qu'ils ont apportées dans la construction de ces appareils; mais il faut en chercher la principale cause dans les énormes dimensions qu’ils sont parvenus à leur donner. Les couples métalliques, dans les premières piles de Volta, n'étaient guère plus larges qu'une pièce de cinq francs. Dans la pile de M. Children, chacun des éléments avait une surface de trente-deux pieds anglais carrés! . Volta, ainsi qu’on a pu le reconnaître ie l'analyse “que j'ai donnée de ses idées, voyait la cause du dévelop- pement d'électricité, dans le simple attouchement des deux métaux de nature différente qui composent chaque Mcouple. Quant au liquide interposé entre eux, il remplis- F ait seulement l'office de conducteur. Cette théorie, qui 228 ALEXANDRE VOLTA. porte le nom de théorie du contact, fut attaquée, de bonne heure, par un des compatriotes de Volta, par Fabroni. Celui-ci crut entrevoir que l'oxydation des faces métalliques des couples, opérée par le liquide qui les touche, était la cause principale des phénomènes de la pile. Wollaston, quelque temps après, développa cette même opinion avec sa sagacité ordinaire. Davy l’appuya, à son tour, d’ingénieuses expériences. Aujourd'hui, enfin, cette théorie chimique de la pile règne presque sans par- tage parmi les physiciens. Je disais, Messieurs , tout à l’heure avec quelque timi- dité, que la pile est le plus merveilleux instrument qu’ait jamais créé l'intelligence humaine, Si dans l'énumération que vous venez d'entendre de ses diverses propriétés, ma voix n’avait pas été impuissante, je pourrais maintenant revenir sans scrupule sur mon assertion, et la regarder comme parfaitement établie. Suivant quelques biographes, la tête de Volta, épuisée par de longs travaux, et surtout par la création de la pile, se refusa à toute nouvelle production. D’autres ont vu dans un silence obstiné de près de trente années, l'effet d’une crainte puérile, à laquelle l’illustre physicien n’au- rait pas eu le courage de se soustraire. Il redoutait, dit- on, qu’en comparant ses nouvelles recherches à celles de l'électricité par contact, le public ne se hâtât d’en con- clure que son intelligence s’était affaiblie. Ces deux expli- cations sont sans doute très-ingénieuses, mais elles ont le grand défaut d’être parfaitement inutiles : la pile, en effet , est de 1800 ; or deux ingénieux Mémoires, l’un sui le Phénomène de la grêle, l’autre sur la Périodicité de | ALEXANDRE VOLTA. 229 orages et le froid qui les accompagne, n’ont été publiés que six et dix-sept années après! VIE DE VOLTA. — FONCTIONS QU'IL À REMPLIES. SON CARACTÈRE. — SA MORT. Messieurs, je viens de dérouler devant vous le tableau de la brillante carrière que Volta a parcourue. J'ai essayé de caractériser les grandes découvertes dont ce puissant génie a doté les sciences physiques. Il ne me reste plus, pour me conformer à l’usage, qu’à raconter brièvement les principales circonstances de sa vie publique et privée. Les pénibles fonctions dont Volta se trouva chargé presque au sortir de l'enfance, le retinrent dans sa ville natale jusqu’en 1777. Cette année, pour la première fois, il s’éloigna des rives pittoresques du lac de Come, et parcourut la Suisse. Son absence dura peu de semaines; elle ne fut d’ailleurs marquée par aucune recherche importante. À Berne, Volta visita l’illustre Haller, qu’un . usage immodéré de l’opium allait conduire au tombeau. De là il se rendit à Ferney, où tous les genres de mérite - étaient assurés d’un bienveillant accueil. Notre immor- L tel compatriote, dans le long entretien qu’il accorda au ; _ jeune professeur, parcourut les branches si nombreuses, . si riches, si variées de la littérature italienne ; il passa ; en revue les savants, les poëtes, les sculpteurs, les peintres dont cette littérature s’honore, avec une supé- riorité de vues, une délicatesse de goût, une sûreté de jugement qui laissèrent dans l'esprit de Volta des traces … ineffaçables. 230 ALEXANDRE VOLTA. A Genève, Volta se lia d’une étroite amitié avec le célèbre historien des Alpes, l’un des hommes les plus capables d'apprécier ses découvertes. C'était un grand siècle, Messieurs, que celui où un voyageur, dans la mêne journée, sans perdre le Jura de vue, pouvait rendre hommage à Saussure, à Haller, à Jean-Jacques, à Voltaire. Volta rentra en Italie par Aigue-Belle, apportant à ses concitoyens le précieux tubercule dont la culture, convena- blement encouragée, rendra toute véritable famine impos- sible. Dans la Lombardie, où d’épouvantables orages détruisent en quelques minutes les céréales répandues sur de vastes étendues de pays, une matière alimentaire qui se développe, croît et müûrit au sein de la terre, à l'abri des atteintes de la grêle, était pour la population tout entière un présent inappréciable. Volta avait écrit lui-même une relation détaillée de sa course en Suisse, mais elle était restée dans les archives lombardes. On doit sa publication récente à un usage qui, suivant toute apparence, ne sera pas adopté de si tôt dans certain pays où, sans être lapidé, un écrivain a pu appeler le mariage la plus sérieuse des choses bouflonnes. En Italie, où cet acte de notre vie est sans doute envisagé avec plus de gravité, chacun, dans sa sphère, cherche à le signaler par quelque hommage à ses concitoyens. Ce sont les noces de M. Antoine Reina, de Milan, qui, en 4827, ont fait sortir l’opuscule de Volta des cartons officiels de l'autorité, véritables catacombes où, dans tous les pays, une multitude de trésors vont s’ensevelir sans - retour, : ALEXANDRE VOLTA, 234 Les institutions humaines sont si étranges, que le sort, le bien-être, tout l'avenir d’un des plus grands génies dont l'Italie puisse se glorifier , étaient à la merci de l’ad- ministrateur général de la Lombardie. En choisissant ce fonctionnaire, l’autorité, quand elle était difficile, exi- geait, je le suppose, que certaines notions de finances se joignissent au nombre de quartiers de noblesse impé- rieusement prescrits par l'étiquette; et voilà cependant l’homme qui devait décider, décider sans appel, Mes- sieurs, si Volta méritait d’être transporté sur un plus vaste théâtre, ou bien si, relégué dans la petite école de Come, il serait toute sa vie privé des dispendieux appa- reils qui, certes, ne suppléent pas le génie, mais lui don- nent une grande puissance. Le hasard , hâtons-nous de le reconnaître, corrigea à l’égard de Volta ce qu’une telle dépendance avait d’insensé. L'administrateur, comte de Firmian, était un ami des lettres. L'école de Pavie devint l’objet de ses soins assidus. Il y établit une chaire de phy- sique, et, en 1779, Volta fut appelé à la remplir. Là, pendant de longues années, une multitude de jeunes gens de tous les pays se pressèrent aux leçons de l’illustre pro- fesseur ; là ils apprenaient, je ne dirai pas les détails de la science, car presque tous les livres les donnent, mais l’histoire philosophique des principales découvertes; mais de subtiles corrélations qui échappent aux intel- Jigences vulgaires; mais une chose que très-peu de per- sonnes ont le privilége de divulguer : la marche des inventeurs. | 3 Le langage de Volta était lucide, sans apprêt, inanimé quelquefois, mais toujours empreint de modestie et d’ur- 232 ALEXANDRE VOLTA. banité. Ces qualités, quand elles s’allient à un mérite du premier ordre, séduisent partout la jeunesse. En Italie, où les imaginations s’exaltent si aisément, elles avaient produit un véritable enthousiasme. Le désir de se parer dans le monde du titre de disciple de Volta contribua pour une large part, pendant plus d’un tiers de siècle, aux grands succès de l’université du Tésin. Le proverbial far niente des Italiens est strictement vrai quant aux exercices du corps. Ils voyagent peu, et dans des familles très-opulentes, on trouve tel Romain que les majestueuses éruptions du Vésuve n’ont jamais arraché aux frais ombrages de sa villa; des Florentins instruits auxquels Saint-Pierre et le Colisée ne sont con- nus que par des gravures; des Milanais qui toute leur vie croiront sur parole qu’à quelques lieues de distance, il existe une immense ville et des centaines de magnifiques palais bâtis au milieu des flots. Volta ne s’éloigna lui- même des rives natales du Lario, que dans des vues scientifiques. Je ne pense pas qu’en Italie ses excursions se soient étendues jusqu’à Naples et à Rome. Si en 1780 nous le voyons franchir les Apennins pour se rendre de Bologne à Florence , c’est qu’il a l’espoir de trouver sur la route, dans les feux de pietra-mala, l'occasion de soumettre à une épreuve décisive les idées qu’il a conçues sur l’origine du gaz inflammable natif. Si en 1782, accom- pagné du célèbre Scarpa, il visite les capitales de l’Alle- magne, de la Hollande, de l'Angleterre, de la France, c’est pour faire connaissance avec Lichtenberg, Van- Marum, Priestley, Laplace, Lavoisier ; c’est pour enri- chir le cabinet de Pavie de certains instruments de ALEXANDRE VOLTA. 233 recherches et de démonstration dont les descriptions et les figures les mienx exécutées ne peuvent donner qu’une idée imparfaite. D’après l'invitation du général Bonaparte, conquérant de l'Italie, Volta revint à Paris en 1801. Il y répéta ses expériences sur l’électricité par contact, devant une com- mission nombreuse de l’Institut. Le premier consul vou- lut assister en personne à la séance dans laquelle les commissaires rendirent un compte détaillé de ces grands phénomènes, Leurs conclusions étaient à peine lues qu’il proposa de décerner à Volta une médaille en or destinée à consacrer la reconnaissance des savants français. Les usages, disons plus, les règlements académiques ne per- mettaient guère de donner suite à cette demande; maisles règlements sont faits pour des circonstances ordinaires, et le professeur de Pavie venait de se placer hors de ligne. On vota donc la médaille par acclamation; et comme Bonaparte ne faisait rien à demi, le savant voya- geur reçut le même jour, sur les fonds de l’État, une somme de 2,000 écus pour ses frais de route. La fondation d’un prix de 60,000 francs en faveur de celui qui impri- merait aux sciences de l'électricité ou du magnétisme une impulsion comparable à celle que la première de ces sciences reçut des mains de Franklin et de Volta, n’est pas un signe moins caractéristique de l’enthousiasme que le grand capitaine avait éprouvé. Cette impression fut _ durable. Le professeur de Pavie était devenu pour Napo- “léon le type du génie. Aussi le vit-on, coup sur coup, décoré des croix de la Légion d'Honneur et de la Cou- ronne de Fer; nommé membre de la consulte italienne; s. ni 234 ALEXANDRE VOLTA. élevé à la dignité de comte et à celle de sénateur du royaume lombard. Quand lInstitut'ialien se présentait au palais, si Volta, par hasard, ne se trouvait pas sur les premiers rangs, les brusques questions : « Où est Volta? serait-il malade? pourquoi n'est-il pas venu? » montraient avec trop d’évidence, peut-être, qu'aux yeux du souverain les autres membres, malgré tout leur savoir, n'étaient que de simples satellites de l’inventeur de la pile. « Je ne saurais consentir, disait Napoléon en 1804, à la retraite de Volta. Si ses fonctions de professeur le fatiguent, il faut les réduire. Qu'il n’ait, si l’on veut, qu’une leçon à faire par an; mais l’université de Pavie serait frappée au cœur le jour où je permettrais qu’un nom aussi illustre disparût de la liste de ses membres; d’ailleurs, ajoutait-il, un bon général doit mourir au champ d'honneur. » Le bon général trouva largument irrésistible, et la jeunesse italienne, dont il était l’idole, put jouir encore quelques années de ses admirables leçons. : Newton, durant sa carrière parlementaire, ne prit, dit-on, la parole qu’une seule fois, et ce fut pour inviter l'huissier de la chambre des commnnes à fermer une fenêtre dont le courant d’air aurait pu enrhumer l’orateur qui discourait alors. Si les huissiers de Lyon, pendant la consulte italienne; si les huissiers du sénat, à Milan, avaient été moins soigneux, peut-être que par bonté d’âme, Volta, ne fût-ce qu’un moment, aurait vainçu son extrême réserve; mais l’occasion manqua, et l’illustre physicien sera inévitablement rangé dans la catégorie de ces personnages qui, timides ou indifférents, traversent ALEXANDRE VOLTA. 93 pendant de longues révolutions les assemblées populaires les plus animées, sans émettre un avis, sans proférer un seul mot. On a dit que le bonheur, comme les corps matériels, se compose d'éléments insensibles. Si cette pensée de Franklin est juste, Volta fut heureux. Livré tout entier, malgré d’éminentes dignités politiques, aux travaux de cabinet, rien ne troubla sa tranquillité. Sous la loi de Solon on laurait même banni, car aucun des partis qui, pendant près d’un quart de siècle, agitèrent la Lombar- die, ne put se vanter de le compter dans ses rangs. Le nom de lillustre professeur ne reparaissait après la tem- pête, que comme une parure pour les autorités du jour. Dans l'intimité même, Volta avait la plus vive répugnance pour toute conversation relative aux affaires publiques ; il ne se faisait aucun scrupule d’y couper court, dès qu’il en trouvait l’occasion, par un de ces jeux de mots qu’en Italie on appelle freddure, et en France calembour. Il faut croire qu'à cet égard une longue habitude ne rend pas infaillible, car plusieurs des freddure du grand phy- -sicien, qu'on n’a pas dédaigné de citer, sont loin d’être aussi irréprochables que ses expériences. “ Volta s'était marié en 1794, à l’âge de quarante-neuf ans, avec mademoiselle Thérèse Peregrini. Il en a eu “trois fils : deux lui ont survécu; l’autre mourut à dix-huit ans, au moment où il faisait concevoir les plus brillantes espérances. Ce malheur est, je crois, le seul que notre philosophe ait éprouvé pendant sa longue carrière. Ses | à écouvertes étaient sans doute trop brillantes pour n’avoir pas éveillé l'envie; mais elle n’osa pas les attaquer, 236 ALEXANDRE VOLTA. même sous son déguisement le plus habituel : jamais elle n’en contesta la nouveauté. Les discussions de priorité ont été de tout temps le supplice des inventeurs. La haine, car c’est le sentiment qui ordinairement les fait naître, n’est pas difficile dans le choix des moyens d'attaque. Quand les preuves lu manquent, le sarcasme devient son arme de prédilectior et elle n’a que trop souvent le cruel avantage de le rendre incisif,. On rapporte qu'Harvey, qui avait résisté avec constance aux nombreuses critiques dont sa découverte fut l’objet, perdit totalement courage lorsque certains adversaires, sous la forme d’une concession, déclarèrent qu'ils lui reconnaissaient le mérite d’avoir fait circuler la circulation du sang. Félicitons-nous, Messieurs, que Volta n’ait jamais essuyé de pareils débats; félicitons ses com- patriotes de les lui avoir épargnés. L'école bolonaise crut longtemps sans doute à l’existence d’une électricité ani- male. D’honorables sentiments de nationalité lui firent désirer que la découverte de Galvani restât entière ; qu’elle ne rentrât pas, comme cas particulier, dans les grands phénomènes de l'électricité voltaïque ; et, toute- fois, jamais elle ne parla de ces phénomènes qu'avec admiration; jamais une bouche italienne ne prononça le nom de l'inventeur de la pile sans l’accompagner des témoignages les moins équivoques d’estime et de profond respect; sans l’unir à un mot bien expressif dans sa sim- plicité, bien doux surtout aux oreilles d’un citoyen : jamais, depuis Rovérédo jusqu’à Messine, les gens in- struits n’appelèrent le physicien de Pavie que nostro Volta. ALEXANDRE VOLTA. 237 J'ai dit de quelles dignités Napoléon le revêtit. Toutes les grandes académies de l’Europe l'avaient déjà appelé dans leur sein. Il était l’un des huit associés étrangers de la première classe de l’Institut. Tant d’honneurs n’é- veillèrent jamais dans l’âme de Volta un mouvement d’orgueil. La petite ville de Come fut constamment son séjour favori. Les offres séduisantes et réitérées de la Russie ne purent le déterminer à échanger le beau ciel du Milanez contre les brumes de la Newa. Intelligence forte et rapide, idées grandes et justes, caractère affectueux et sincère, telles étaient les qualités dominantes de l’illustre professeur. L’ambition, la soif de l'or, l'esprit de rivalité, ne dictèrent aucune de ses actions. Chez lui l'amour de l'étude, c’est l’unique pas- sion qu’il ait éprouvée, resta pur de toute alliance mon- daine. Volta avait une taille élevée, des traits nobles et régu- liers comme ceux d’une statue antique. un front large que de laborieuses méditations avaient profondément sillonné, un regard où se peignaient également le calme de l'âme et la pénétration de l'esprit. Ses manières con- _servèrent toujours quelques traces d’habitudes campa- _gnardes contractées dans la jeunesse. Bien des personnes se rappellent avoir vu Volta à Paris, entrer journellement chez les boulangers, et manger ensuite dans la rue en se promenant les gros pains qu’il venait d’acheter, sans même se douter qu’on pourrait en faire la remarque. On me pardonnera, je l'espère, tant de minutieuses parti- “cularités. Fontenelle n’a-t-il pas raconté que Newton avait une épaisse chevelure, qu’il ne se servit jamais de 238 ALEXANDRE VOLTA. lunettes, et qu’il ne perdit qu’une seule dent ? D’aussi grands noms justifient et anoblissent les plus petits dé- tails ! Lorsque Volta quitta définitivement, en 1819, la charge dont il était revêtu dans l’université du Tésin, il se retira à Come. À partir de cette époque, toutes ses relations avec le monde scientifique cessèrent. À peine recevait-il quelques-uns des nombreux voyageurs qui, attirés par sa grande renommée, allaient lui présenter leurs hommages. En 1823, une légère attaque d’apo- plexie amena de graves symptômes. Les prompts secours de la médecine parvinrent à les dissiper. Quatre ans après, en 1827, au commencement de mars, le véné- rable vieillard fut atteint d’une fièvre qui, en peu de jours, anéantit le reste de ses forces. Le 5 de ce même mois, il s’éteignit sans douleur. Il était alors âgé de quatre-vingt-deux ans et quinze jours. ; Come célébra les obsèques de Volta avec une grande pompe. Les professeurs et les élèves du lycée, les amis des sciences, tous les habitants éclairés de la ville et des environs, s’empressèrent d'accompagner jusqu’à leur dernière demeure les restes mortels du savant illustre, du vertueux père de famille, du citoyen charitable. Le beau monument qu'ils ont élevé à sa mémoire, près du pitto- resque village de Camnago, d’où la famille de Volta était originaire, témoigne d’une manière éclatante de la sincé- rité de leurs regrets. Au reste, l'Italie tout entière s’as- socia au deuil du Milanez. De ce côté-ci des Alpes, l'impression fut beaucoup moins vive. Ceux qui ont paru s’en étonner, avaient-ils remarqué que le même jour, | ALEXANDRE VOLTA. 239 - que presque à la même heure, la France avait perdu l’auteur de la Mécanique céleste? Volta , depuis six ans, n'existait plus que pour sa famille. Sa vive intelligence s'était presque éteinte. Les noms d’électrophore , de con- densateur, le nom même de la pile, n’avaient plus le pri- vilége de faire battre son cœur! Laplace, au contraire, conserva jusqu’à son dernier jour cette ardeur, cette viva- cité d’esprit, cet amour passionné pour les découvertes scientifiques, qui pendant plus d’un demi-siècle le ren- dirent l’âme de vos réunions. Lorsque la mort le surprit à l’âge de soixante-dix-huit ans, il publiait une suite au cinquième volume de son grand ouvrage. En réfléchis- sant à l’immensité d’une telle perte, on reconnaîtra, je ne saurais en douter, qu’il y a eu quelque injustice à reprocher à l’Académie d’avoir, au premier moment, concentré toutes ses pensées sur le coup funeste qui venait de la frapper. Quant à moi, Messieurs, qui n’ai jamais pu me méprendre sur vos sentiments, toute ma crainte aujourd’hui est de n’avoir pas su faire ressortir au gré de vos désirs les immenses services rendus aux sciences par l'illustre professeur de Pavie. Je me flatte, en tout “cas, qu’on ne l'imputera pas à un manque de conviction. Dans ces moments de douce rêverie, où, passant en “revue tous les travaux contemporains, chacun, suivant es habitudes, ses goûts, la direction de son esprit, 6 ont il voudrait de préférence être l’auteur, la Méca- b: ique céleste et la Pile voltaïque venaient à la fois et tou- F ours sur la même ligne s'offrir à ma pensée! Un acadé- Mmicien voué à l'étude des astres ne pourrait pas donner un 240 ALEXANDRE VOLTA. plus vif témoignage de l’admiration profonde que lui ont toujours inspirée les immortelles découvertes de Volta. La place d’associé étranger, que la mort de Volta laissa vacante, a été remplie par le docteur Thomas Young. Les corps académiques sont heureux, Messieurs, lorsqu'en se recrutant, ils peuvent ainsi faire succéder le génie au génie. THOMAS YOUNG BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 NOVEMBRE 1832. Messieurs, la mort qui, sans relâche, éclaircit nos rangs , semble diriger ses coups, avec uné prédilection cruelle, contre la classe si peu nombreuse des associés étrangers, Dans un court espace de temps, l’Académie a vu disparaître de la liste de ses membres Herschel, dont les idées hardies sur la composition de l’univers acquiè- rent chaque année plus de probabilité; Piazzi, qui, le premier jour de ce siècle, dota notre système solaire d’une nouvelle planète; Watt, qui fut, sinon l'inventeur de la machine à vapeur, car cet inventeur est un Fran- , du moins le créateur de tant d’admirables combi- isons, à l’aide desquelles le petit appareil de Papin est devenu le plus ingénieux, le plus utile, le plus puissant véhicule de l’industrie ; Volta, que sa pile électrique con- uira à l’immortalité; Davy, également célèbre par la omposition des alcalis et par l’inappréciable lampe de ùreté des mineurs; Wollaston, que les Anglais appe- tient le Pape, parce qu’il n'avait jamais failli ni dans L—1 16 242 THOMAS YOUNG. ses nombreuses expériences ni dans ses subtiles spécula- tions théoriques ; Jenner, enfin, dont je puis me dispen- ser de qualifier la découverte devant des pères de famille. Payer à de si hautes illustrations le légitime tribut de regrets, d’admiration et de reconnaissance de tous les hommes voués à l’étude, est un des principaux devoirs imposés par l’Académie à ceux qu’elle investit du dan- gereux honneur de parler en son nom dans ces réunions solennelles. Acquitter cette dette sacrée dans le plus court délai possible ne semble pas une obligation moins impé- rieuse. En effet, Messieurs, l’académicien regnicole laisse toujours après lui, parmi les confrères que l’élection lui : avait donnés, plusieurs confidents de sés plus secrètes : pensées, de la filiation de ses découvertes, des vicissi- | tudes qu’il a éprouvées. L’associé étranger, au contraire, ! réside loin de nous; rarement il s’assied dans cette! enceinte; on ne sait rien de sa vie, de ses habitudes, de son caractère, si ce n’est par les récits de quelques voya-" geurs, Quand plusieurs ahnées ont passé sur cés docu- ments fugitifs, si vous en retrouvez encore des traces, ne comptez plus sur leur exactitude : les nouvelles litté rairés, tant que la presse ne s’en est point saisié, sont uñnew sorte de monnaie dont la circulation altère en mêm 3 temps l'empreinte, le poids et le titre. Ces réflexions feront concevoir comment les noms de Herschel, des Davy, des Volta, ont dû être prononcé dans nos séances avant ceux de plusieurs acädémiciens célèbres que la mort a frappés au milieu de nous. At surplus, d'ici à peu d’instants, je l'espère, personne ne pourra nier que le savant universel dont je vais raconte THOMAS YOUNG. 243 la vie et analyser les travaux, n’eût des droits réels à quelque préférence. g NAISSANCE DE YOUNG. — SON ENFANCE. — SES DÉBUTS SCIENTIFIQUES. Thomas Young naquit à Milverton, dans le comté de Somerset, le 13 juin 1773, de parents qui appartenaient à la secte des Quakers. Il passa ses premières années chez son grand-père maternel, M. Robert Davies, de Minehead, que d’actives affaires commerciales, par une rare exception, n’avaient pas détourné de la culture des auteurs classiques. Young savait déjà lire couramment à l'âge de deux ans. Sa mémoire était vraiment extraordi- naire. Dans les intervalles des longues séances qu’il fai- sait chez la maîtresse d’école du village voisin de Mine- head, il avait appris par cœur, à quatre ans, un grand nombre d’auteurs anglais, et même divers poëmes latins qu’il pouvait réciter d’un bout à l’autre, quoique alors il ne comprit pas cette langue. Le nom de Young, comme plusieurs autres noms célèbres déjà recueillis par les bio- graphes, contribuera donc à nourrir les espérances ou les “craintes de tant de bons pères de famille qui voient, dans “quelques leçons récitées sans faute ou mal apprises, ici, les indices certains d’une éternelle médiocrité, là, le “début infaillible d’une carrière glorieuse. Nous nous éloi- gnerions étrangement de notre but si ces notices his- toriques devaient fortifier de tels préjugés, Aussi, sans vouloir affaiblir les émotions vives et pures qu’excitent Chaque année les distributions de prix, nous rappellerons 244 THOMAS YOUNG. aux uns, afin qu'ils ne s’abandonnent pas à des rêves que l’avenir pourra ne point réaliser, aux autres, dans la vue de les prémunir contre le découragement, que Pic de la Mirandole, le phénix des écoliers de tous les temps et de tous les pays, fut dans l’âge mûr un auteur insigni- fiant; que Newton, cette puissante intelligence dont Vol- taire a pu dire sans faire crier à l’exagération : Confidents du Très-Haut, substances éternelles, Qui parez de vos feux, qui couvrez de vos ailes Le trône où votre maître est assis parmi vous, Parlez, du grand Newton n’étiez-vous point jaloux ? que le grand Newton, disons-nous, fit, en termes de col- lége, de très-médiocres classes ; que l'étude n’avait d’a- bord pour lui aucun attrait; que la première fois qu’il éprouva le besoin de travailler, ce fut pour conquérir la place d’un élève turbulent qui, assis, à cause de son rang, sur une banquette supérieure à la sienne, l’incom- modait de ses coups de pied; qu’à vingt-deux ans, il concourut pour un Fellowship de Cambridge, et fut vaincu par un certain Robert Uvedale, dont le nom, sans cette circonstance, serait aujourd’hui complétement ou- blié ; que Fontenelle, enfin, était plus ingénieux qu’exact, lorsqu'il appliquait à Newton ces paroles de Lucain : « Il « n’a pas été donné aux hommes de voir le Nil faible et, « naissant. » | A l’âge de six ans, Young entra chez un professeur de: Bristol dont la médiocrité fut pour lui une bonne fortune. Ceci n’est point un paradoxe, Messieurs : l'élève, ne pou= vant se plier aux allures lentes et compassées du maître, THOMAS YOUNG. 245 devint son propre instituteur, et c’est ainsi que se déve- loppèrent de brillantes qualités que trop de secours cus- sent certainement énervées. Young avait huit ans, lorsque le hasard, dont le rôle, dans les événements de la vie de tous les hommes, est plus considérable que leur vanité ne juge prudent de l'avouer, vint l’enlever à des études exclusivement litté- raires et lui révéler sa vocation. Un arpenteur de beau- coup de mérite, à côté duquel il demeurait, le prit en grande affection. Il l'emmenait quelquefois sur le terrain, les jours de fête, et lui permettait de jouer avec ses instruments de géodésie et de physique. Les opérations à l’aide desquelles le jeune écolier voyait déterminer les distances et les élévations des objets inaccessibles, frap- paient vivement son imagination ; mais bientôt quelques chapitres d’un dictionnaire des mathématiques firent dis- paraître tout ce qu’elles semblaient avoir de mystérieux. A partir de ce moment, dans les promenades du diman- che, le quart de cercle remplaça le cerf-volant. Le soir, - par voie de délassement, l’apprenti ingénieur calculait les _ mesurées dans la matinée. . De neuf ans à quatorze, Young demeura à Compton, + dans le comté de Dorset, chez un professeur Thomson, - dont la mémoire lui fut toujours chère. Pendant ces cinq . années, tous les élèves de la pension s’occupèrent exclu- | sivement, suivant les habitudes des écoles anglaises, - d’une étude minutieuse des principaux écrivains de la - Grèce et de Rome. Young se maintint sans cesse au pre- mier rang de sa classe, et cependant il apprit, dans le D … même intervalle, le français, l’italien, l’hébreu, le persan 246 THOMAS YOUNG. et l'arabe; le français et l'italien, par occasion, afin de satisfaire la curiosité d’un camarade qui avait en sa pos- session plusieurs ouvrages imprimés à Paris, dont il désirait savoir le contenu ; l'hébreu, pour lire la Bible dans l'original; le persan et l’arabe, dans la vue de décider cette question qu'une conversation de réfectoire avait soulevée : YŸ a-t-il entre les langues orientales des différences aussi tranchées qu'entre les langues euro- péennes ? Je sens le besoin d’avertir que j'écris sur des documents authentiques, avant d’ajouter que pendant qu’il faisait de si fabuleux progrès dans les langues, Young, durant ses promenades autour de Compton, s'était pris d’une vive passion pour la botanique; que, dépourvu des moyens de grossissement dont les naturalistes font usage quand ils veulent examiner les parties les plus délicates | des plantes, il entreprit de construire lui-même un mi- croscope, sans autre guide qu’une description de cet : instrument donnée par Benjamin Martin; que, pour arri- … ver à ce difficile résultat, il dut acquérir d'abord beau- : coup de dextérité dans l’art du tourneur ; que les formules » algébriques de l’opticien lui ayant présenté des symboles 1 dont il n’avait aucune idée (des symboles de fluxions), ” il fut un moment dans une grande perplexité; mais que : ne voulant pas, enfin, renoncer à grossir ses pistils et ses | étamines, il trouva plus simple d'apprendre le calcul différentiel pour comprendre la malencontreuse formule, : que d'envoyer à la ville voisine acheter un microscope. : La brûlante activité du jeune Young lui avait fait : dépasser les bornes des forces humaines. À quatorze ans, | THOMAS YOUNG. 287 sa santé fut grièvement altérée. Divers indices firent même craindre une maladie du poumon; mais ces symp- tômes menaçants cédèrent aux prescriptions de lart et aux soins empressés dont le malade fut l’objet de la part de tous ses parents. Il est rare, chez nos voisins d’outre-mer, qu'une per- sonne riche, en confiant son fils à un précepteur parti- culier, ne lui cherche pas un camarade d’étude parmi les jeunes gens du même âge qui déjà se sont fait remarquer par leurs succès. C’est à ce titre que Young devint, en 4787, le condisciple du petit-fils de M. David Barclay, de Youngsbury, dans le comté de Hertford. Le jour de son installation, M. Barclay, qui sans doute ne croyait pas avoir le droit de se montrer très-exigeant avec un écolier de quatorze ans, lui donna plusieurs phrases à copier, afin de s'assurer s’il avait une belle écriture. Young, ut-être humilié de ce genre d’épreuve, demanda, pour y satis aire, la permission de se retirer dans une salle voisine. Son absence ayant duré plus longtemps que la 2h ne semblait devoir l’exiger, M. Barclay D Le ne ou, comme on dit sur l’autre rive de a Manche, le Tutor, qui devait diriger les deux écoliers 248 THOMAS YOUNG. de Youngsbury, était un jeune homme de beaucoup de distinction, alors tout occupé à se perfectionner dans la connaissance des langues anciennes; c'était l’auteur fütur de la Calligraphia græca. W ne tarda pas, cependant, à sentir l’immense supériorité de l’un de ses deux disciples, et il reconnaissait, avec la plus louable modestie, que, dans leurs communes études, le véritable Tutor n’était pas toujours celui qui en portait le titre. À cette époque, Young rédigea, en recourant sans cesse aux sources originales, une analyse détaillée des nombreux systèmes de philosophie qui furent professés dans les différentes écoles de la Grèce. Ses amis parlent de cet ouvrage avec la plus vive admiration, Je ne sais si le public est destiné à jamais en jouir. En tout cas il n'aura pas été sans influence sur la vie de son auteur, car en se livrant à un examen attentif et minutieux des bizarreries (je me sers d’un terme poli) dont fourmillent les conceptions des philosophes grecs, Young sentit s’af- faiblir l’attachement qu’il avait eu jusque-là pour les principes de la secte dans laquelle il était né. Toutefois, il ne s’en sépara entièrement que quelques années après, pendant son séjour à Édimbourg. La petite colonie studieuse de Youngsbury quittait pendant quelques mois d’hiver le comté de Hertford et allait habiter Londres. Durant l’un de ces voyages, Young rencontra un professeur digne de lui. Il fut initié à la chimie par le docteur Higgins, dont je puis d’autant moins me dispenser de prononcer ici le nom, que, mal- gré ses réclamations vives et nombreuses, on s’est obstiné à ne pas reconnaître la part qui lui revient légitimement THOMAS YOUNG. 249 dans la théorie des proportions définies, l’une des plus belles acquisitions de la chimie moderne. Le docteur Broklesby, oncle maternel de Young, et l’un des médecins les plus répandus de Londres, juste- ment fier des éclatants succès du jeune écolier, communi- quait parfois ses compositions aux savants, aux littéra- teurs, aux hommes du monde, dont l'approbation pouvait le plus flatter sa vanité. Young se trouva ainsi, de très- - bonne heure, en relation personnelle avec les célèbres _ Burke et Windham de la chambre des communes, et avec le duc de Richmond. Ce dernier, alors grand maître de l'artillerie, lui offrit la place de secrétaire assistant. Les deux autres hommes d’État, quoiqu'ils désirassent aussi l’attacher à la carrière administrative, lui recommandaient d’aller d’abord à Cambridge suivre un cours de droit. Avec d’aussi puissants patrons, Young pouvait compter sur un de ces emplois lucratifs dont les personnages en crédit ne sont jamais avares envers ceux qui les dispensent de toute étude, de toute application, et leur fournissent journellement les moyens de briller à la cour, au conseil, à la tribune, sans jamais compro- mettre leur vanité par quelque indiscrétion. Young avait, heureusement, la conscience de ses forces; il sentait en lui le germe des brillantes découvertes qui, depuis, ont illustré son nom ; il préféra la carrière laborieuse, mais indépendante, d’homme de lettres, aux chaînes dorées b- qu’on faisait briller à ses yeux. Honneur lui soit rendu! Que son exemple serve de leçon à tant de jeunes gens que l'autorité détourne de leur noble vocation pour les trans- former en bureaucrates; que, semblables à Young, les 250 THOMAS YOUNG. yeux tournés vers l’avenir, ils ne sacrifient pas à la futile et d’ailleurs bien passagère satisfaction d’être entourés de solliciteurs, les témoignages d’estime et de reconnais- sance dont le public manque rarement de payer les tra- vaux intellectuels d’un ordre élevé; et s’il arrivait que, dans les illusions de l’inexpérience , ils trouvassent qu’on leur prescrit un trop lourd sacrifice, nous leur demande- rions de recevoir une leçon d’ambition de la bouche du grand capitaine dont l’ambition ne connut pas de bornes; de méditer ces paroles que le premier Consul, que le vainqueur de Marengo, adressait à l’un de nos plus honorables collègues (M. Lemercier) le jour où celui-ci, fort coutumier du fait, venait de refuser une place alors très-importante , celle de conseiller d’État : « J'entends, Monsieur. Vous aimez les lettres et vous « voulez leur appartenir tout entier. Je n’ai rien à oppo- « ser à cette résolution. Oui! moi-même, pensez-vous « que si je n’étais pas devenu général en chef et l’instru- «ment du sort d’un grand peuple, j'aurais couru les « bureaux et les salons pour me mettre dans la dépen- « dance de qui que ce fût, en qualité de ministre ou « d’ambassadeur? Non, non! je me serais jeté dans « l'étude des sciences exactes. J'aurais fait mon chemin « dans la route des Galilée, des Newton. Et puisque j'ai « réussi constamment dans mes grandes entreprises, eh « bien, je me serais hautement distingué aussi par des «travaux scientifiques. J'aurais laissé le souvenir de « belles découvertes. Aucune autre gloire n'aurait pu « tenter mon ambition!» Young fit choix de la carrière de la médecine, dans THOMAS YOUNG. 251 laquelle il espérait trouver la fortune et l'indépendance. Ses études médicales commencèrent à Londres sous Baillie et Cruickshank ; il les continua à Édimbourg , où brillaient alors les docteurs Black, Munro et Gregory; mais ce fut seulement à Gættingue que, dans l’année suivante (1795), il prit son grade de docteur. Avant de se soumettre à cette formalité si vaine, et, toutefois, si impérieusement exigée, Young, à peine sorti de l’ado- Jescence, s'était déjà révélé au monde scientifique par une note relative à la gomme Ladanum ; par la polémique qu’il avait soutenue contre le docteur Beddoës au sujet de la théorie de Crawford sur le calorique ; par un mémoire concernant les habitudes des araignées et le système de Fabricius, le tout enrichi de recherches d’érudition; enfin, par un travail sur lequel j'insisterai davantage à cause de son grand mérite, de la faveur inusitée dont il fut l’objet en naissant, et de l'oubli dans lequel on l’a laissé depuis. La Société royale de Londres jouit, dans toute l’éten- due des trois royaumes, d’une considération immense et méritée. Les Transactions philosophiques qu’elle publie, . sont depuis plus d’un siècle et demi les glorieuses archives où le génie britannique tient à honneur de déposer ses titres à la reconnaissance de la postérité. Le désir de voir inscrire son nom dans la liste des collaborateurs de ce | recueil vraiment national, à la suîte des noms de Newton, . de Bradley, de Priestley, de Cavendish, a toujours été parmi les étudiants des célèbres universités de Cam- . bridge, d'Oxford, d'Édimbourg, de Dublin, le plus vif comme le plus légitime sujet d’émulation. Là , toutefois, 252 THOMAS YOUNG. est le dernier terme de l’ambition de l’homme de science ; il n’y aspire qu’à l’occasion de quelque travail capital, et les premiers essais de sa jeunesse arrivent au public par une voie mieux assortie à leur importance , à l’aide d’une de ces nombreuses Revues qui, chez nos voisins, ont tant contribué aux progrès des connaissances hu- maines. Tel est le cours ordinaire des choses; telle, con- séquemment, ne devait pas être la marche de Young. A vingt ans, il adresse un Mémoire à la Société royale; le Conseil, composé de toutes les notabilités contempo- raines, honore ce travail de son suffrage, et bientôt il paraît dans les Transactions. L'auteur y traitait de la vision. THÉORIE DE LA VISION. Le problème n’était rien moins que neuf. Platon et ses disciples, quatre siècles avant notre ère, s’en occupaient déjà; mais aujourd’hui leurs conceptions ne pourraient guère être citées que pour justifier cette célèbre et très- peu flatteuse sentence de Cicéron : «On ne saurait rien imaginer de si absurde qui n’ait trouvé quelque philo- sophe capable de le soutenir ! » Après avoir traversé un intervalle de deux mille ans, il faut, de la Grèce, se transporter en Italie, quand on veut trouver sur l’admirable phénomène de la vision, des idées qui méritent un souvenir de l'historien. Là, sans avoir jamais, comme le philosophe d’Égine, interdit fas- tueusement leur école à tous ceux qui n’étaient pas géo- mètres, des expérimentateurs prudents jalonneront la THOMAS YOUNG. 253 seule route par laquelle il soit donné à l’homme d’arriver sans faux pas à la conquête de régions inconnues; là, Maurolycus et Porta crieront à leurs contemporains que le problème de découvrir ce qui est, présente assez de difficultés pour qu’il soit au moins bien présomptueux de se jeter dans le monde des intelligences à la recherche de ce qui doit être; là, ces deux célèbres compatriotes d’Archimède commenceront à dévoiler le rôle des divers milieux dont l’œil est composé, et se montreront rési- gnés, comme le furent plus tard Galilée et Newton, à ne pas s'élever au-dessus des connaissances susceptibles d’être élaborées ou contrôlées par nos sens, et qu’on stigmatisait, sous les portiques de l’Académie, de la qualification dédaigneuse de simple opinion. Telle est, toutefois, la faiblesse humaine, qu'après avoir suivi, avec un rare bonheur, les principales inflexions de la - lumière à travers la cornée et le cristallin, Maurolycus et Porta, près d'atteindre le but, s’arrêtent tout à coup, comme devant une insurmontable difficulté, dès qu’on oppose à leur théorie que les objets doivent paraître sens dessus dessous si les images dans l’œil sont elles-mêmes _renversées. L'esprit aventureux de Kepler, au contraire, ne se laisse pas ébranler. C’est de la psychologie que part l'attaque, c’est par de la psychologie claire, pré- cise, mathématique, qu’il renverse l’objection. Sous la main puissante de ce grand homme, l'œil devient, défi- nitivement, le simple appareil d'optique connu sous le nom de chambre obscure : la rétine est le tableau, le cristallin remplace la lentille vitreuse. Cette assimilation, généralement adoptée depuis Kepler, 254 : THOMAS YOUNG. ne donnait prise qu’à une seule difficulté. La chambre obscure, comme une lunette ordinaire ; doit étre. mise au point, suivant l'éloignement des objets. Quand ces objets se rapprochent, il est indispensable d’écarter le tableau de la lentille ; un mouvement contraire devient nécessaire si les objets s’éloignent. Conserver aux images toute la netteté désirable sans changer la position de la surface qui les reçoit, est donc impossible, à moins toutefois que la courbure de la lentille ne puisse varier : qu’elle s’ac- croisse quand on vise à des objets voisins, qu’elle diminue pour des objets éloignés. Parmi ces divers modes d'obtenir des images distinctes, la nature a fait inévitablement un choix, car l’homme peut voir avec une grande netteté à des distances fort dissemblables. La question ainsi posée a été pour les phy- siciens un vaste sujet de recherches et de discussions; de grands noms figurent dans ce débat, Kepler, Descartes. . . soutiennent que l’ensemble du globe de l'œil est susceptible de s’allonger et de s’aplatir. Poterfield, Zinn. ,. veulent que la lentilte cristalline soit mobile; qu’au besoin elle puisse aller se placer plus ou moins loin de la rétine. Jurin, Musschenbroeck. . . croient à un changement dans la courbure de la cornée. Sauvages, Bourdelot. .. font aussi intervenir une va- riation de courbure, mais dans le cristallin seulement. Tel est aussi le système de Young. Deux mémoires dont notre confrère fit successivement hommage à la Société royale de Londres, en renferment le développement complet, THOMAS YOUNG. 255 Dans le premier, la question n’est guère envisagée que sous le point de vue anatomique. Young y démontre, à l’aide d'observations directes et très-délicates, que le cristallin est doué d’une constitution fibreuse ou muscu- laire, admirablement adaptée à toutes sortes de change- ments de forme. Cette découverte renversait la seule objection solide qu’on eût, jusque-là, opposée à l'hypo- thèse de Sauvages, de Bourdelot, etc. A peine fut-elle publiée que Hunter la réclama. Le célèbre anatomiste servait ainsi les intérêts du jeune débutant, puisque son travail resté inédit n’avait été communiqué à personne. Au surplus ce point de la discussion perdit bientôt toute importance : un érudit montra, en effet, qu’armé de ses _ puissants microscopes, Leuwenhoeck suivait et dessinait déjà dans toutes leurs ramifications, les fibres muscu- laires du cristallin d’un poisson. Pour réveiller l'attention publique fatiguée de tant de débats, il ne fallait rien moins que la haute renommée des deux nouveaux mem- bres de la Société royale qui entrèrent en lice. L'un, anatomiste consommé, l’autre, le plus célèbre artiste dont l’Angleterre puisse se glorifier, présentèrent à la Société royale un mémoire, fruit de leurs efforts combi- nés, et destiné à établir l'inaltérabilité complète de la formé du cristallin. Le monde savant aurait difficilement admis que sir Everard Home et Ramsden réunis eussent pu faire des expériences inexactes; qu’ils se fussent trormpés dans des mesures micrométriques. Young lui- même ne le crut point; aussi n’hésita-t-il pas à renoncer publiquement à sa théorie. Cet empressement à se recon= naître vaincu, si rare dans un jeune homme de vingt-cinq 256 THOMAS YOUNG. ans, si rare surtout à l’occasion d’une première publica- tion, était ici un acte de modestie sans exemple. Young, en effet, n’avait rien à rétracter. En 1800, après avoir retiré son désaveu, notre confrère développa de nouveau la théorie de la déformation du cristallin, dans un mémoire auquel, depuis, on n’a pas fait d’objection sérieuse. Rien de plus simple que son argumentation ; rien de plus ingénieux que ses expériences. Young élimine d’abord l'hypothèse d’une variation de courbure dans la cornée, à l’aide d'observations microscopiques qui au- raient rendu les plus petites variations appréciables. Disons mieux : il place l’œil dans des conditions particu- lières où les changements de courbure seraient sans nul effet ; il le plonge dans l’eau, et prouve qu’alors même la faculté de voir à diverses distances persiste en son entier. La seconde des trois suppositions possibles, celle d’une altération dans les dimensions de l’organe, est ensuite renversée par un ensemble d’objections et d’expériences auxquelles il serait difficile de résister. Le problème semblait irrévocablement résolu. Qui ne comprend, en effet, que si, de trois solutions possibles, deux sont écartées, la troisième devient nécessaire; que le rayon de courbure de la cornée et le diamètre longitu- dinal de l’œil étant inaltérables, il faut bien que la forme du cristallin puisse varier ? Young, toutefois, ne s'arrête pas là ; il prouve directement, par de subtils phénomènes de déformation des images, que le cristallin change réel- lement de courbure; il invente, ou du moins il perfec- | L à & Pr 4 THOMAS YOUNG. . 257 tionne un instrument susceptible d’être employé par les personnes les moins intelligentes, les moins habituées à des expériences délicates, et, armé de ce nouveau moyen d'investigation, il s'assure que tous les hommes chez les- quels manque le cristallin à la suite de l'opération de la cataracte, ne jouissent plus de la faculté de voir neltement à différentes distances. On peut véritablement s'étonner que cette admirable théorie de la vision, que ce réseau, si bien tissu, où le raisonnement et les plus ingénieuses expériences se pré- tent sans cesse un mutuel appui, n’occupe pas encore dans la science le rang distingué qui lui appartient; mais, pour expliquer cette anomalie, doit-on nécessairement recourir à une sorte de fatalité? Young aurait-il donc été, comme lui-même le disait souvent avec dépit, une nou- velle Cassandre proclamant sans relâche d'importantes vérités que ses contemporains ingrats refusaient d’ac- cueillir ? On serait moins poétique, et plus vrai, ce me semble, en remarquant que les découvertes d’Young n’ont pas été connues de la plupart de ceux qui auraient pu les apprécier : les physiologistes ne lisent pas son beau mémoire, car il suppose plus de connaissances ma- thématiques qu’on n’en cultive ordinairement dans les facultés ; les physiciens l’ont dédaigné à leur tour, parce que, dans les cours oraux ou dans les ouvrages impri- més, le public ne demande plus guère aujourd’hui que ces notions superficielles dont un esprit vulgaire se pé- nètre sans aucune fatigue. Dans tout ceci, quoi qu’en ait _ pu croire notre illustre confrère, nous n’apercevons rien d’exceptionnel : comme tous ceux qui sondent les der- L—1 17 258 THOMAS YOUNG. nières profondeurs de la science, il a été méconnu de la foule ; mais les applaudissements de quelques hommes d'élite auraient dû le dédommager. En pareille matière, on ne doit pas compter les suffrages, il est plus sage de les peser. INTERFÉRENCES. La plus belle découverte du docteur Young, celle qui rendra son nom à jamais impérissable, lui fut suggérée par un objet en apparence bien futile; par ces bulles d’eau savonneuse, si vivement colorées, si légères, qui, à peine échappées du chalumeau de lécolier, deviennent le jouet des plus imperceptibles courants d'air. Devant un auditoire aussi éclairé, il serait sans doute superflu de remarquer que la difficulté de produire un phénomène, sa rareté, son utilité dans les arts, ne sont pas les indices nécessaires de l'importance qu'il doit avoir dans la science. J’ai donc pu rattacher à un jeu d’enfant la découverte que je vais analyser avec la certitude qu’elle ne souffrirait pas de cette origine. En tout cas, je n’aurais besoin de rappeler ni la pomme qui, se détachant de sa branche et tombant inopinément aux pieds de Newton, éveilla les idées de ce grand homme sur les lois simples et fécondes qui régissent les mouvements célestes ; ni la grenouille et le coup de bistouri, auxquels la physique a été récemment redevable de la merveilleuse pile de Volta. Sans articuler, en effet, le nom de bulles de savon, je supposerais qu’un physicien eût choisi pour sujet de ses expériences l'eau distillée, c’est-à-dire un liquide qui, dans son état de pureté, ne se revêt de quelques légères THOMAS YOUNG. 259 nuances de bleu et de vert, à peine sensibles, qu’à tra- - vers de grandes épaisseurs. Je demanderais ensuite ce qu'on penserait de sa véracité s’il venait, sans autre explication, annoncer que, cette eau si limpide, il peut à volonté lui communiquer les couleurs les plus resplen- dissantes ; qu’il sait la rendre violette, bleue, verte ; qu’il sait la rendre jaune comme l'écorce du citron, rouge comme l’écarlate, sans pour cela altérer sa pureté, sans la mêler à aucune substance étrangère, sans changer les ‘ proportions de ses principes constituants gazeux. Le public ne regarderait-il pas notre physicien comme indigne de toute croyance, lorsque après d’aussi étranges proposi- tions , il ajouterait que, pour engendrer la couleur dans Veau , il suffit de l'amener à l’état d’une véritable pelli- cule; que mince est, pour ainsi dire, synonyme de coloré ; que le passage de chaque teinte à la teinte la plus différente est la suite nécessaire d’une simple variation d'épaisseur de la lame liquide ; que cette variation, dans le passage du rouge au vert, par exemple , n’est pas la millième partie de l'épaisseur d’un cheveu! Eh bien, ces incroyables théorèmes ne sont, cependant, que les conséquences inévitables des accidents de coloration présentés par les bulles liquides soufflées , et même par les lames minces de toutes sortes de corps. Pour comprendre comment de tels phénomènes ont, pendant plus de vingt siècles, journellement frappé les yeux des physiciens sans exciter leur attention, on a vraiment besoin de se rappeler à combien peu de per- sonnes la nature départit la précieuse faculté de s'étonner à propos, 260 THOMAS YOUNG, Boyle pénétra le premier dans cette mine féconde. Il se borna, toutefois, à la description minutieuse des cir- constances variées qui donnent naissance aux iris. Hooke, son collaborateur, alla plus loin. Il crut trouver la cause de ce genre de couleurs dans les entre-croisements des rayons, ou, pour parler son propre langage, dans les entre-croisements des ondes réfléchies par les deux sur- faces de la lame mince. C'était, comme on verra, un trait ‘de génie; mais il ne pouvait être saisi à une époque où la nature complexe de la lumière blanche était encore ignorée. Newton fit des couleurs des lames minces l’objet de son étude de prédilection. Il leur consacra un livre tout entier de son célèbre traité d'optique ; il établit les lois de leur formation par un enchaînement admirable d’ex- périences que personne n’a surpassé depuis. En éclairant avec de la lumière homogène les iris si réguliers dont Hooke avait déjà fait mention, et qui naissent autour du point de contact de deux verres lenticulaires super- posés, il prouva que, pour chaque espèce de couleur simple , il existe dans les lames minces de toute nature une série d’épaisseurs croissantes où aucune lumière ne se réfléchit. Ce résultat était capital : il renfermait la clef de tous ces phénomènes. Newton fut moins heureux dans les vues théoriques que cette remarquable observation lui suggéra. Dire, avec lui, du rayon lumineux qui se réfléchit, qu'il est dans un accès de facile réflexion; dire du rayon qui tra- verse la lame tout entier, qu’il est dans un accès de facile transmission, qu'est-ce donc autre chose qu'énon- THOMAS YOUNG. 261 cer en termes obscurs ce que l’expérience des deux len- tilles nous avait appris ? - La théorie de Thomas Young échappe à cette critique. Ici on n’admet plus d’accès d'aucune espèce comme pro- priété primordiale des rayons. La lame mince se trouve d’ailleurs assimilée, sous tous les rapports, à un miroir épais de la même substance. Si, dans certains de ces points, aucune lumière ne se voit, Young n’en conclut pas que la réflexion y ait cessé : il suppose que dans les directions spéciales de ces points les rayons réfléchis par la seconde face, allant à la rencontre des rayons réfléchis par la première, les anéantissent complétement. C'est ce conflit que l’auteur a désigné par le nom maintenant si fameux d’interférence. Voilà, sans contredit, la plus étrange des hypothèses ! On devait certainement se montrer très-surpris de trou- ver la nuit en plein soleil, dans des points où des rayons de cet astre arrivaient librement ; mais qui se fût ima- giné qu’on en viendrait à supposer que l'obscurité pou- vait être engendrée en ajoutant de la lumière à de la lumière ! Un physicien est justement glorieux quand il peut annoncer quelque résultat qui choque à ce degré-là les idées communes; mais il doit, sans retard, l’étayer de preuves démonstratives, sous peine d’être assimilé à ces écrivains orientaux dont les fantasques rêveries char- mèrent mille et une nuits du sultan Schahriar. Young n'eut pas cette prudence, Il montra d’abord que sa théorie pouvait s’adapter aux phénomènes, mais sans aller au delà des possibilités. Lorsque, plus tard, il 262 THOMAS YOUNG. arriva aux preuves véritables , le public avait des préven- tions et il ne put pas les vaincre. Cependant , l'expérience dont notre confrère faisait alors surgir sa mémorable découverte ne saurait exciter l'ombre d’un doute. Deux rayons provenant d’une même source allaient, par des routes légèrement inégales, se croiser en un cer- tain point de l’espace. Dans ce point, on plaçait une feuille de beau papier. Chaque rayon, pris isolément, la faisait briller du plus vif éclat; mais quand les deux rayons se réunissaient, quand ils arrivaient simultané- ment sur la feuille, toute clarté disparaissait : la nuit la plus complète succédait au jour. Deux rayons ne s’anéantissent pas toujours compléte- ment dans le point de leur intersection. Quelquefois on n’y observe qu'un affaiblissement partiel; quelquefois aussi les rayons s'ajoutent. Tout dépend de la différence de longueur des chemins qu’ils ont parcourus, et cela suivant des lois très-simples dont la découverte, dans tous les temps, eût suffi pour immortaliser un physi- cien. Les différences de route qui amènent entre les rayons, des conflits accompagnés de leur destruction entière, n’ont pas la même valeur pour des lumières diversement colorées. Lorsque deux rayons blancs se croisent, il est donc possible que l’un de leurs principes constituants, le rouge, par exemple, se trouve seul dans des conditions de destruction. Mais le blanc moins le rouge, c'est du vert! Ainsi l’interférence lumineuse se manifeste alors par des phénomènes de coloration; ainsi, les diverses cou- leurs élémentaires sont mises en évidence, sans qu'aucun nt aimes sum 5 cs “it oise dé, mb né, à DAS THOMAS YOUNG. 263 prisme les ait séparées. Qu’on veuille bien, maintenant, remarquer qu’il n’existe pas un seul point de l’espace où mille rayons de même origine n’aillent se croiser après des réflexions plus ou moins obliques, et l’on apercevra, d’un coup d’æil, toute l'étendue de la région inexplorée que les interférences ouvraient aux investigations des phy- siciens. Lorsque Young publia cette théorie, beaucoup de phé- nomènes de couleurs périodiques s’étaient déjà offerts aux observateurs; on doit ajouter qu’ils avaient résisté à toute explication. Dans le nombre, on peut citer les anneaux qui se forment par voie de réflexion, non plus sur de minces pellicules, mais sur des miroirs de verre épais légèrement courbes; les bandes irisées de diverses lar- geurs dont les ombres des corps sont bordées en dehors et parfois couvertes intérieurement, que Grimaldi aperçut le premier, qui plus tard exercèrent inutilement le génie de Newton, et dont la théorie complète était réservée à Fresnel; les arcs colorés rouges et verts qu’on aperçoit en nombre plus ou moins considérable immédiatement au-dessous des sept nuances prismatiques de l’arc-en- ciel principal, et qui semblaient si complétement inexpli- cables, qu’on avait fini par n’en plus faire mention dans les traités de physique; ces couronnes, enfin, aux cou- leurs tranchées, aux diamètres perpétuellement variables, qui souvent paraissent entourer le soleil et la lune. Si je me rappelle combien de personnes n’apprécient les, théories scientifiques qu’à raison des applications immédiates qu’elles peuvent offrir, je ne saurais terminer cette énumération de phénomènes que caractérisent des 264 THOMAS YOUNG. séries plus ou moins nombreuses de couleurs périodi- ques, sans mentionner les anneaux si remarquables par la régularité de leur forme et par la pureté de leur éclat, dont toute lumière un peu vive paraît entourée quand on examine au travers d’un amas de molécules ou de fila- ments d’égales dimensions. Ces anneaux, en effet, sug- gérèrent à Young l’idée d’un instrument extrêmement _ simple qu’il appela un ériomètre, et avec lequel on mesure sans difficulté les dimensions des plus petits corps. L’ério- mètre, encore si peu connu des observateurs, a sur le microscope l’immense avantage de donner d’un seul coup la grandeur moyenne des millions de particules qui se trouvent comprises dans le champ de la vision. Il pos- sède, de plus, la propriété singulière de rester muet lorsque les particules diffèrent trop entre elles, ou, en d’autres termes, lorsque la question de déterminer leurs dimensions n’a véritablement aucun sens. Young appliqua son ériomètre à la mesure des globules du sang de différentes classes d'animaux; à celle des poussières que diverses espèces végétales fournissent; à la mesure de la finesse des fourrures employées dans les manufactures de tissus, depuis celle du castor, la plus précieuse de toutes, jusqu'aux toisons des troupeaux communs du comté de Sussex, qui, placés à l’autre extré- mité de l'échelle, se composent de filaments quatre fois et demie aussi gros que les poils de castor. Avant Young , les nombreux phénomènes de coloration que je viens d'indiquer étaient non-seulement inexpli- qués, mais rien ne les liait entre eux. Newton, qui s’en occupa si longtemps, n’avait, par exemple, aperçu dois uit 4 Le THOMAS YOUNG. 265 aucune connexité entre les iris des lames minces et les bandes de la diffraction. Young amena ces deux espèces de stries colorées à n’être que des effets d’interférence. Plus tard, quand la polarisation chromatique eut été . découverte, il puisa dans quelques mesures d'épaisseur des analogies numériques remarquables, très-propres à faire présumer que, tôt ou tard, ce genre bizarre de pola- risation se rattacheraït à sa doctrine. Il y avait là, toute- fois, on doit l’avouer, une immense lacune à remplir. D'importantes propriétés de la lumière alors compléte- ment ignorées ne permettaient pas de concevoir tout ce que , dans certains cristaux et dans certaines natures de coupes, la double réfraction engendre de singularités par les destructions de lumière qui résultent des entre-croi- sements de faisceaux; mais c’est à Young qu’appartient honneur d’avoir ouvert la carrière ; c’est lui qui, le pre- mier, a commencé à débrouiller ces hiéroglyphes de l'optique. HIÉROGLYPHES ÉGYPTIENS. — HISTOIRE DE LA PREMIÈRE INTERPRÉTATION EXACTE QUI EN AIT ÉTÉ DONNÉE. Le mot d'hiéroglyphe envisagé, non plus métaphori- quement , mais dans son acception naturelle, nous trans- porte sur un terrain qui a déjà été le théâtre de débats nombreux et bien animés. J’ai hésité un moment à affron- _ter les passions que cette question a soulevées. Le secré- taire d’une académie exclusivement occupée des sciences exactes, pourrait, en effet, sans nulle inconvenance, renvoyer ce procès philologique à des juges plus compé- tents. Je craignais, d’ailleurs, je l’avouerai, de me trou- 266 THOMAS YOUNG. ver en désaccord, sur plusieurs points importants, avec le savant illustre dont il m’a été si doux d’analyser les travaux sans qu’un seul mot de critique ait dû , jusqu'ici, venir se placer sous ma plume. Tous ces scrupules se sont évanouis lorsque j'ai réfléchi que l'interprétation des biéroglyphes égyptiens est l’une des plus belles décou- vertes de notre siècle; que Young a lui-même mêlé mon nom aux discussions dont elle a été l'objet; qu’examiner, enfin, si la France peut prétendre à ce nouveau titre de gloire, c’est agrandir la mission que je remplis en ce moment, c’est faire acte de bon citoyen. Je sais d’avance tout ce qu’on trouvera d’étroit dans ces sentiments; je n’ignore pas que le cosmopolitisme a son bon côté, mais, en vérité, de quel nom ne pourrais-je pas le stigmatiser , si, lorsque toutes les nations voisines énumèrent avec bonheur les découvertes de leurs enfants, il m'était inter- dit de chercher dans cette enceinte même, parmi des confrères dont je ne me permettrai pas de blesser la modestie, la preuve que la France n’est pas dégé- nérée; qu’elle, aussi, apporte chaque année son glo- rieux contingent dans le vaste dépôt des connaissances humaines :. J'aborde donc la question de l'écriture égyptienne; je l’aborde, libre de toute préoccupation ; avec la ferme 1. En reproduisant une partie de ce chapitre sur les hiéroglyphes égyptiens, dans l’Annuaire du Bureau des longitudes pour 1836, M. Arago a ajouté : « La première interprétation exacte qu’on ait donnée des hiéroglyphes égyptiens figurera certainement au premier rang parmi les plus belles découvertes de notre siècle; d’ailleurs, après les débats animés qu’elle à fait naître, chacun doit désirer savoir si la France peut, consciencieusement, prétendre à ce nou- THOMAS YOUNG. 267 volonté d’être juste, avec le vif désir de concilier les pré- tentions rivales des deux savants dont la mort prématurée a été pour l’Europe entière un si légitime sujet de regrets. Au reste, je ne dépasserai pas dans cette discussion sur les hiéroglyphes, les bornes qui me sont tracées; heureux si l’auditoire qui m’écoute, et dont je réclame l’indul- gence, trouve que j'ai su échapper à l'influence d’un sujet dont l’obscurité est devenue proverbiale ! Les hommes ont imaginé deux systèmes d'écriture en- tièrement distincts. L’un est employé chez les Chinois : c’est le système hiéroglyphique; le second, en usage actuellement chez tous les autres peuples, porte le nom de système alphabétique ou phonétique. Les Chinois n’ont pas de lettres proprement dites. Les caractères dont ils se servent pour écrire, sont de véritables hiéroglyphes : ils représentent non des sons, non des articulations, mais des idées. Ainsi maison s’ex- prime à l’aide d’un caractère unique et spécial, qui ne changerait pas, quand même tous les Chinois arriveraient à désigner une maison, dans la langue parlée, par un mot totalement différent de celui qu’ils prononcent aujour- d’hui. Ce résultat vous surprend-il ? Songez à nos chiffres, qui sont aussi des hiéroglyphes. L'idée de l’unité ajoutée sept fois à elle-même s’exprime partout, en France, en Angleterre, en Espagne, etc., à l’aide de deux ronds veau titre de gloire. Ainsi l'importance de la question et l’amour- propre national bien entendu se sont réunis pour m’encourager à _ publier le résultat de l'examen minutieux auquel je me suis livré, : Puissé-je ne m'être pas trop aveuglé sur le danger qu'il y a tou- jours à aborder des sujets difficiles, dans des matières dont on ne _ fait pas le sujet spécial de ses études. » 268 THOMAS YOUNG. superposés verticalement et se touchant par un seul point; mais en voyant ce signe idéographique (8), le Français prononce huit ; l'Anglais eight ; l Espagnol ocho. Personne n’ignore qu’il en est de même des nombres ‘composés. Ainsi, pour le dire en passant, si les signes idéographi- ques chinois étaient généralement adoptés, comme le sont les chiffres arabes, chacun lirait dans sa propre langue les ouvrages qu’on lui présenterait, sans avoir besoin de connaître un seul mot de la langue parlée par les auteurs qui les auraient écrits. Il n’en est pas ainsi des écritures alphabétiques : Celui de qui nous vient cet art ingénieux De peindre la parole et de parler aux yeux, ayant fait la remarque capitale, que tous les mots de la langue parlée la plus riche se composent d’un nombre très-borné de sons ou articulations élémentaires, inventa des signes ou lettres, au nombre de vingt-quatre ou trente, pour les représenter. A l’aide de ces signes, diver- sement combinés, il pouvait écrire toute parole qui venait frapper son oreille, même sans en connaître la signifi- cation. L'écriture chinoise ou hiéroglyphique semble l'enfance de l’art. Ce n’est pas, toutefois, ainsi qu’on le disait jadis, que pour apprendre à là lire, il faille, en.Chine même, la longue vie d’un mandarin studieux. Rémusat, dont je ne puis prononcer le nom sans rappeler l’une des pertes les plus cruelles que les lettres aient faites depuis longtemps, n’avait-il pas établi, soit par sa propre expérience, soit par les excellents élèves qu’il formait tous les ans dans THOMAS YOUNG. 269 ses cours, qu’on apprend le chinois comme toute autre langue. Ce n’est pas non plus, ainsi qu’on l'imagine au premier abord, que les caractères hiéroglyphiques se prêtent seulement à l'expression des idées communes : quelques pages du roman Yu-kiao-li, ou les Deux Cou- sines, suffiraient pour montrer que les abstractions les plus subtiles, les plus quintessenciées, n’échappent pas à l'écriture chinoise. Le principal défaut de cette écriture serait de ne donner aucun moyen d'exprimer des noms nouveaux. Un lettré de Canton aurait pu mander par écrit à Pékin, que le 14 juin 1800, la plus mémorable bataille sauva la France d’un grand péril ; mais il n’au- rait su comment apprendre à son correspondant, en ca- ractères purement hiéroglyphiques, que la plaine où se passa ce glorieux événement était près du village de Marengo, et que le général victorieux s'appelait Bona- parte. Un peuple chez lequel la communication de noms propres, de ville à ville, ne pourrait avoir lieu que par l'envoi de messagers, en serait, comme on voit, aux premiers rudiments de la civilisation ; aussi , tel n’est pas le cas du peuple chinois. Les caractères hiéroglyphiques constituent bien la masse de leur écriture ; mais quelque- fois, et surtout quand il faut écrire un nom propre, on les dépouille de leur signification idéographique, pour les réduire à n’exprimer que des sons et des articulations, pour en faire de véritables lettres. Ces prémisses ne sont pas un hors-d’œuvre. Les ques- tions de priorité que les méthodes graphiques de l'Égypte ont soulevées vont être maintenant faciles à expliquer et _ à comprendre. Nous allons, en effet, trouver dans les 270 THOMAS YOUNG. hiéroglyphes de l'antique peuple des Pharaons tous les artifices dont les Chinois font usage aujourd’hui, Plusieurs passages d’Hérodote, de Diodore de Sicile, de saint Clément d'Alexandrie, ont fait connaître que les Égyptiens se servaient de deux ou trois sortes d’écritures, et que dans l’une d'elles, au moins, les caractères sym- boliques ou représentatifs d'idées jouent un grand rôle. Horapollon nous a même conservé la signification d’un certain nombre de ces caractères; ainsi, l’on sait que l’épervier désignait l'âme; l’ibis, le cœur; la colombe (ce qui pourra paraître assez étrange) , un homme violent ; la flûte, homme aliéné; le nombre seixe, la volupté ; une grenouille, l'homme imprudent ; la fourmi, le savoir ; un nœud coulant, l'amour ; etc., etc, Les signes ainsi conservés par Horapollon ne formaient qu’une très-petite partie des huit à neuf cents caractères qu’on avait remarqués dans les inscriptions monumen- tales. Les modernes, Kircher entre autres, essayèrent d'en accroître le nombre. Leurs efforts ne donnèrent aucun résultat utile, si ce n’est de montrer à quels écarts s’exposent les hommes les plus instruits, lorsque, dans la recherche des faits, ils s’abandonnent sans frein à leur imagination. Faute de données, l'interprétation des écri- tures égyptiennes paraissait depuis longtemps à tous les bons esprits un problème complétement insoluble, lors- qu’en 1799, M. Boussard, officier du génie, découvrit, dans les fouilles qu’il faisait opérer près de Rosette, une large pierre couverte de trois séries de caractères parfai- tement distincts. Une de ces séries était du grec. Celle-là, malgré quelques mutilations, fit clairement connaître que THOMAS YOUNG. 271 les auteurs du monument avaient ordonné que la même inscription S'y trouvât tracée en trois sortes de caractères, savoir, en caractères sacrés ou hiéroglyphiques égyp- tiens, en caractères locaux ou usuels, et en lettres grec- ques : ainsi, par un bonheur inespéré, les philologues se trouvaient en possession d’un texte grec ayant en regard sa traduction en langue égyptienne, ou, tout au moins, une transcription avec les deux sortes de caractères an- ciennement en usagé sur les bords du Nil. Cette pierre de Rosette, devenue depuis si célèbre, et dont M. Boussard avait fait hommage à l’Institut du Caire, fut enlevée à ce corps savant à l’époque où l’ar- mée française évacua l'Égypte. On la voit maintenant au musée de Londres, où elle figure, dit Thomas Young, comme un monument de la valeur britannique. Toute valeur à part, le célèbre physicien eût pu ajouter, sans _ trop de partialité, que cet inappréciable monument bi- lingue témoignait aussi quelque peu des vues avancées qui avaient présidé à tous les détails de la mémorable expédition d'Égypte, comme aussi du zèle infatigable des savants illustres dont les travaux, exécutés souvent sous le feu de la mitraille, ont tant ajouté à la gloire de leur patrie. L'importance de l'inscription de Rosette les . frappa, en effet, si vivement, que, pour ne pas abandon- dis ns cru cn db, dns pé éd ner ce précieux trésor aux chances aventureuses d’un voyage maritime, ils s’attachèrent à l’envi, dès l’origine, à le reproduire, par de simples dessins, par des contre- épreuves obtenues à l’aide des procédés de l'imprimerie en taille-douce , enfin, par des moulages en plâtre ou en soufre. Il faut même ajouter que les antiquaires de tous 212 THOMAS YOUNG. les pays ont connu pour la première fois la pierre de Rosette à l’aide des dessins des savants français. Un des plus illustres membres de l’Institut, M. Sil- vestre de Sacy, entra le premier, dès l’année 1802, dans la carrière que l'inscription bilingue ouvrait aux investi- gations des philologues. Il ne s’occupa toutefois que du texte égyptien en caractères usuels. Il y découvrit les groupes qui représentent différents noms propres et leur nature phonétique. Ainsi, dans l’une.des deux écritures, au moins, les Égyptiens avaient des signes de sons, de véritables lettres. Cet important résultat ne trouva plus de contradicteurs, lorsqu'un savant suédois, M. Aker- blad, perfectionnant le travail de notre compatriote, eut assigné, avec une probabilité voisine de la certitude, la valeur phonétique individuelle des divers caractères em- ployés dans la transcription des noms propres que faisait connaître le texte grec. Restait toujours la partie de l'inscription purement hiéroglyphique ou supposée telle. Celle-là était demeu- rée intacte; personne n’avait osé entreprendre de la dé- chiffrer. C’est ici que nous verrons Thomas Young déclarer d’abord, comme par une sorte d'inspiration, que dans la multitude des signes sculptés sur la pierre et représen-. tant, soit des animaux entiers, soit des êtres fantastiques, soit encore des instruments et des produits des arts ou des formes géométriques, ceux de ces signes qui se trou- vent renfermés dans des encadrements elliptiques corres- pondent aux noms propres de l'inscription grecque : en particulier, au nom de Ptolémée, le seul qui dans la trans- THOMAS YOUNG. 213 criptionvhiéroglyphique soit resté intact. Immédiatement après, Yoùng dira que dans le cas spécial de Fencadre- ment ou cartouche, les signes ne représentent plus des idées, mais des sons ; enfin, il cherchera, par une analyse minutieuse et très-délicate, à assigner un hiéroglyphe individuel à chacun des sons que l'oreille entend dans le nom de Ptolémée de la pierre de Rosette, et dans celui de Bérénice d’un autre monument. Voilà, si je ne metrompe, dans les recherches de Young sur les systèmes graphiques des Égyptiens, les trois points culminants. Personne, a-t-on dit, ne les avait aperçus, ou du moins ne les avait signalés, avant le physicien an- glais. Cette opinion, quoique généralement admise, me paraît contestable. 1l est, en effet, certain que, dès l’an- née 1766, M. de Guignes, dans un Mémoire imprimé, avait indiqué les cartouches des inscriptions égyptiennes comme renfermant tous des noms propres. Chacun peut voir aussi, dans le même travail, les arguments dont s’étaie ce savant orientaliste pour établir l'opinion qu’il avait embrassée sur la nature constamment phonétique | des hiéroglyphes égyptiens. Young a donc la priorité sur _ un seul point : c’est à lui que remonte la première tenta- | tive qui ait été faite pour décomposer en lettres les | groupes des cartouches, pour donner une valeur phoné- tique aux hiéroglyphes composant, dans la pierre de . Rosette, le nom de Ptolémée, » Dans cette recherche, comme on peut s'y attendre, * Young fournira de nouvelles preuves de son immense pénétration ; mais égaré par un faux système, ses efforts ; n'auront pas un plein succès. Ainsi, quelquefois, il attri- * L—L 18 274 THOMAS YOUNG. buera aux caractères hiéroglyphiques une valeur simple- ment alphabétique; plus loin, il leur donnera une valeur syllabique ou même dissyllabique , sans s'inquiéter de ce qu’il y aurait d’étrange dans ce mélange de caractères de natures différentes. Le fragment d’alphabet publié par le docteur Young renferme donc du vrai et du faux ; mais le faux y abonde tellement, qu’il sera impossible d’ap- pliquer la valeur des lettres dont il se compose, à toute autre lecture qu’à celle des deux noms propres dont on les a tirées. Le mot émpossible s’est si rarement ren- contré dans la carrière scientifique de Young, qu’il faut se hâter de le justifier. Je dirai donc que depuis la com- position de son alphabet, Young lui-même croyait voir dans le cartouche d’un monument égyptien, le nom d’Ar- sinoé, là où son célèbre compétiteur a montré depuis, avec une entière évidence, le mot autocrator; qu’il crut reconnaître Évergète dans un groupe où il faut lire César ! Le travail de Champollion, quant à la découverte de la valeur phonétique des hiéroglyphes, est clair, homo- gène, et ne semble donner prise à aucune incertitude. Chaque signe équivaut à une simple voyelle ou à une simple consonnét Sa valeur n’est pas arbitraire ; tout hié- roglyphe phonétique est l’image d’un objet physique dont le nom, en langue égyptienne, commence par la voyelle ou par la consonne qu’il s’agit de représenter *, 4, Ceci deviendra clair pour tout le monde, si nous cherchons, en suivant le système égyptien, à composer les hiéroglyphes de la langue française. L’A pourra être indistinctement représenté par un Agneau, par VO CRU RENC pa As Le APP OMEINTT ERECE us En du dt THOMAS YOUNG. 275 L’alphabet de Champollion, une fois modelé sur la pierre de Rosette et sur deux ou trois autres monuments, sert à lire des inscriptions entièrement différentes; par exemple le nom de Cléopâtre, sur l’obélisque de PAilæ, transporté depuis longtemps en Angleterre, et où le doc- teur Young, armé de son alphabet, n’avait rien aperçu. Sur les temples de Karnac, Champollion lira deux fois le nom d'Alexandre; sur le zodiaque de Denderah, un titre impérial romain; sur le grand édifice au-dessus duquel le zodiaque était placé, les noms et surnoms des empereurs Auguste, Tibère, Claude, Néron, Domi- tien, etc. Ainsi, pour le dire en passant, se trouvera tranchée, d’une part, la vive discussion que l’âge de ces monuments avait fait naître; ainsi, de l’autre, sera con- staté sans retour, que, sous la domination romaine, les un Aigle, par un Ane, par une Anémone, par un Artichaut, etc. Le B se figurerait par une Balance, par une Baleine, par un Bateau, par un Blaireau, etc. Au C, on substituerait une Cabane, un Cheval, un Chat, un Cèdre, etc. ATE, un Éléphant, un Épagneul, un Éolipyle, une Épée, etc. … Abbé s’écrirait donc, à l’aide des hiéroglyphes français, en met- tant les unes à la suite des autres, les figures : D'un Agneau, d’une Balance, d’une Baleine et d’un Éléphant; - Ou bien, celles d’un Aigle, d’un Bateau, d’uné Épée, etc., etc. Ce genre d'écriture a quelque analogie, comme on le voit, avec les rébus dont les confiseurs enveloppent aujourd’hui leurs bonbons. Voilà où en étaient ces prêtres égyptiens que l'antiquité nous a tant vantés, mais qui, on doit le dire, ne nous ont à peu près rien appris. M. Champollion appelle homophones tous les signes qui, représen- tant un même son ou une même articulation, pouvaient se substituer indistinctement les uns aux autres. Dans l’état actuel de l'alphabet égyptien, je vois six ou sept signes homophones pour l'A, et plus d'une douzaine pour l’S ou plutôt pour le sigma grec. 276 THOMAS YOUNG. hiéroglyphes étaient encore en plein usage sur les bords du Nil. L’alphabet, qui a déjà donné tant de résultats ines- pérés, appliqué, soit aux grands obélisques de Karnac, soit à d’autres monuments qui sont aussi reconnus pour être du temps des Pharaons, nous présentera les noms de plusieurs rois de cette antique race; des noms de divi- nités égyptiennes; disons plus : des mots substantifs, adjectifs et verbes de la langue copte. Young se trompait donc, quand il regardait les hiéroglyphes phonétiques comme une invention moderne ; quand il avançait qu'ils avaient seulement servi à la transcription des noms pro- pres, et même des noms propres étrangers à l'Égypte. M. de Guignes, et surtout M, Étienne Quatremère, éta- blissaient, au contraire, un fait réel, d’une grande impor- tance, que la lecture des inscriptions des Pharaons est venue fortifier par des preuves irrésistibles, lorsqu'ils signalaient la langue copte actuelle comme celle des anciens sujets de Sésostris. On connaît maintenant les faits, Je pourrai donc me borner à fortifier de quelques courtes observations la conséquence qui me paraît en résulter inévitablement, Les discussions de priorité, même sous l’empire des préjugés nationaux, ne deviendraient jamais acerbes, si elles pouvaient se résoudre par des règles fixes; mais dans certains cas, la première idée est tout; dans d’au- tres, les détails offrent les principales difficultés; ail- leurs, le mérite semble avoir dû consister, moins dans la conception d’une théorie que dans sa démonstration. On devine déjà combien le choix du point de vue doit prêter THOMAS YOUNG. 977 à l'arbitraire, et combien, cependant, il aura d'influence sur la conclusion définitive. Pour- échapper à cet embar- ras, j'ai cherché un exemple dans lequel les rôles des deux prétendants à l'invention pussent être assimilés à ceux de Champollion et de Young, et qui eût, d'autre part, concilié toutes les opinions. Cet exemple, j'ai cru le trouver dans les interférences, même en laissant entiè- rement de côté, pour la question hiéroglyphique, les cita- tions empruntées au mémoire de M. de Guignes. Hooke, en effet, avait dit, avant Thomas Young, que les rayons lumineux interfèrent, comme ce dernier avait supposé avant Champollion, que les hiéroglyphes égyp- tiens sont quelquefois phonétiques. Hooke ne prouvait pas directement son hypothèse ; la preuve des valeurs phonétiques assignées par Young à divers hiéroglyphes, n'aurait pu reposer que sur des lectures qui n’ont pas été faites, qui n’ont pas pu l'être. Faute de connaître la composition de la lumière blanche, Hooke n’avait pas une idée exacte de la nature des interférences, comme Young, de son côté, se trom- pait sur une prétendue valeur syllabique ou dissyllabique des hiéroglyphes. | Young, d’un consentement unanime, est considéré comme l’auteur de la théorie des interférences; dès lors, par une conséquence qui me paraît inévitable, Champol- lion doit être regardé comme l’auteur de la découverte des hiéroglyphes. Je regrette de n’avoir pas songé plus tôt à ce rappro- chement. Si, de son vivant, Young eût été placé dans l'alternative d’être le créateur de la doctrine des interfé- 278 THOMAS YOUNG. rences, en laissant les hiéroglyphes à Champollion, ou de garder les hiéroglyphes, en abandonnant à Hooke l’ingé- nieuse théorie optique, je ne doute pas qu’il ne se fût empressé de reconnaître les titres de notre illustre com- patriote. Au surplus, il lui serait resté, ce que personne ne pourra lui contester, le droit de figurer dans l’histoire de la mémorable découverte des hiéroglyphes, comme Kepler, Borelli, Hooke et Wreri figurent dans l’histoire de la gravitation universelle. TRAVAUX DIVERS DE YOUNG. Les limites qui me sont tracées ne me permettront même pas de citer les simples titres des nombreux écrits que le docteur Young a publiés. Cependant la lecture publique d’un aussi riche catalogue eût certainement suffi à la gloire de notre confrère. Qui ne se fût imaginé, en effet, qu’on avait enregistré les travaux de plusieurs Académies, et non ceux d’une seule personne, en enten- dant, par exemple, cette série de titres : Mémoire sur les usines où l’on travaille le fer. Essais sur la musique et sur la peinture. Recherches sur les habitudes des araignées et le SYS- tème de Fabricius. Sur la stabilité des arches des ponts. Sur l'atmosphère de la lune. Description d’une operculaire. Théorie mathématique des courbes épicycloïdales. Restitution et traduction de diverses inscriptions grecques. THOMAS YOUNG.. 270 Sur les moyens de fortifier la charpente des vaisseaux de ligne. : Sur le jeu du cœur et des artères dans le phénomène de la circulation. Théorie des marées. Sur les maladies de poitrine. Sur le frottement dans les axes des machines, Sur la fièvre jaune. Sur le calcul des éclipses. Essais de grammaire, etc., etc. CARACTÈRE DE YOUNG. — SA POSITION COMME MÉDECIN. — SA COLLABORATION AU Nautical Almanac.— sA MORT. Des travaux aussi nombreux, aussi variés, semblent avoir exigé la vie laborieuse et retirée d’un de ces savants dont l'espèce, à vrai dire, commence à se perdre, qui dès la première jeunesse divorcent avec tous les contem- porains pour s’ensevelir complétement dans leur cabinet. … Thomas Young était, au contraire, ce qu’on est convenu - d'appeler un homme du monde. Il fréquentait assidûment les plus brillants cercles de Londres. Les grâces de son esprit, l'élégance de ses manières, eussent amplement suffi pour l'y faire remarquer ; mais qu’on se représente ces réunions nombreuses, dans lesquelles cinquante su- jets différents sont tour à tour effleurés en quelques minutes, et l’on concevra de quel prix devait être une véritable bibliothèque vivante, où chacun trouvait à lin- . stant une réponse exacte, précise, substantielle, sur toutes les natures de questions qui pouvaient être proposées. 280 THOMAS YOUNG. Young s’était beaucoup occupé des arts. Plusieurs de ses mémoires témoignent des profondes connaissances que, de très-bonne heure, il avait acquises dans la théorie de la musique. 11 poussa aussi très-loin le talent d’exécu- tion, et je crois être certain que de tous les instruments connus, en y comprenant même la cornemuse écossaise, on n’en pourrait citer que deux dont il ne sût pas jouer. Son goût pour la peinture se développa pendant le séjour qu’il fit en Allemagne. Alors, la magnifique collection de Dresde l’absorba entièrement, car il n’aspira pas seule- ment au facile mérite d’accoler, sans se méprendre, tel ou tel nom de peintre à tel ou tel tableau. Les défauts et _ les qualités caractéristiques des plus grands maîtres ; leurs fréquents changements de manière; les objets ma- tériels qu’ils mettaient en œuvre ; les modifications que ces objets, que les couleurs entre autres, éprouvent par la suite des temps, l’occupèrent tour à tour. Young, en un mot, étudiait la peinture en Saxe, comme auparavant il avait étudié les langues dans son propre pays ; comme plus tard il cultiva les sciences. Au reste, tout était à ses yeux un sujet de méditations et de recherches. Les cama- . rades universitaires de l’illustre physicien se rappelent un exemple risible de cette disposition d'esprit : ils rap- portent qu’étant entrés dans la chambre de Young le jour où, pour la première fois, il reçut, à Édimbourg, une leçon de menuet, on le trouva occupé à tracer minu- tieusement, avec la règle et le compas, les routes entre- croisées que parcourent les deux danseurs, et les divers perfectionnements dont ces figures lui paraissaient sus- ceptibles. THOMAS YOUNG. 281 Young emprunta de bonne heure à la secte des qua- kers, dont il faisait alors partie, l’épinion que les facultés intellectuelles des enfants diffèrent originairement entre elles beaucoup moins qu’on ne le suppose. Chaque homme aurait pu faire ce que tout autre homme a fait, était devenu sa maxime favorite. Jamais, au surplus, il ne re- cula personnellement devant les épreuves d’aucun genre, auxquelles on désirait soumettre son système. La pre- mière fois qu’il monta à cheval, en compagnie du petit-fils de M. Barclay, l’écuyer qui les suivait franchit une bar- rière élevée : Young voulut l’imiter, mais il alla tomber à dix pas. Il se releva sans mot dire, fit une seconde ten- tative, fut encore désarçonné, mais ne dépassa pas cette fois la tête du cheval, à laquelle il resta accroché ; à la troisième épreuve, le jeune écolier, comme le voulait sa thèse de prédilection, réussit à exécuter ce qu’on venait de faire devant lui. Cette expérience n’a dû être citée ici que parce qu’elle fut reprise d’abord à Édimbourg, en- suite à Gættingue, et poussée beaucoup plus loin qu’on ne voudra peut-être le croire. Dans l’une de ces deux villes, Young, en très-peu de temps, parvint à lutter d'adresse avec un funambule renommé ; dans l’autre, et toujours à la suite d’un défi, il acquit dans l’art de la voltige à cheval une habileté extraordinaire, et qui eût été certainement remarquée, même au milieu des artistes consommés dont les tours de force attirent tous les soirs un si nombreux concours au cirque de Franconi. Ainsi, ceux qui se complaisent dans les contrastes pourront, d'un côté, se représenter Newton, le timide Newton, mallant en voiture, tant la crainte de tomber le préoccu- 282 THOMAS YOUNG. pait, que les bras étendus et les mains cramponnées aux deux portières, et, de l’autre, son illustre émule galo- pant, debout sur deux chevaux, avec toute l'assurance d’un écuyer de profession. En Angleterre, un médecin, s’il ne veut pas perdre la confiance du public, doit s'abstenir de s'occuper de toute recherche scientifique ou littéraire qui semble étrangère à l’art de guérir. Young sacrifia longtemps à ce préjugé : ses écrits paraissaient sous le voile de l’anonyme. Ce voile, il est vrai, était bien transparent : deux lettres contiguës d’une certaine devise latine servaient successi- vement, dans un ordre régulier, à la signature de chaque mémoire; mais Young communiquait les trois mots latins à tous ses amis nationaux ou étrangers sans leur recom- mander d’en faire mystère à personne. Au reste, qui pouvait ignorer que l’illustre auteur de la théorie des interférences était le secrétaire de la Société royale de Londres pour la correspondance étrangère; qu’il donnait dans les amphithéâtres de l’Institution royale un cours général de physique mathématique ; qu’associé à sir Hum- phry Davy, il publiait un journal de sciences, etc. , ete.? Et d’ailleurs, il faut le dire, l’anonyme n'était rigoureu- sement observé que pour les petits mémoires. Dans les occasions importantes, quand, par exemple, parurent en 1807 les deux volumes in-4°, de 800 à 900 pages chacun, où toutes les branches de la philosophie naturelle se trou- vent traitées d’une manière si neuve et si profonde, l’amour-propre de l’auteur fit oublier les intérêts du mé- decin, et le nom de Young, en gros caractères, remplaça les deux petites lettres italiques dont le tour était alors THOMAS YOUNG. 283 venu, et qui auraient figuré d’une manière assez ridicule sur le titre de cet ouvrage colossal. | - Young n’eut donc jamais, comme praticien, ni à Lon- dres, ni à Worthing où il passait la saison des bains de mer, une clientèle très-étendue. Le public le trouvait trop savant ! On doit même avouer que ses cours de médecine, le cours, par exemple, qu’il faisait à l'hôpital de Saint- Georges, furent généralement peu suivis. Quelqu'un a dit, pour l'expliquer, que ses leçons étaient trop pleines, trop substantielles, qu’elles dépassaient la portée des intelligences ordinaires ! Ne pourrait-on pas plutôt attri- buer ce défaut de succès à la franchise, peu commune, que Young mettait à signaler les difficultés inextricables qui se rencontrent à chaque pas dans l'étude des nom- breux désordres de notre frêle machine? Pense-t-on que, à Paris, à une époque surtout où chacun veut arriver au but, vite et sans fatigue, un pro- fesseur de faculté conservât beaucoup d’auditeurs, s’il débutait par ces paroles que j'emprunte textuellement au docteur Young : « Aucune étude n’est aussi compliquée que celle de la « médecine. Elle surpasse les bornes de l'intelligence _« humaine. Les médecins qui se précipitent en avant, _« sans essayer de comprendre ce qu’ils voient, sont sou- _« vent aussi avancés que ceux qui se livrent à des géné- _« ralisations hâtives appuyées sur des observations à « l'égard desquelles toute analogie est en défaut. » _ Etsile professeur, continuant sur le même ton, ajou- fait : « Dans les loteries de la médecine, les chances « du possesseur de dix billets doivent être évidemment 284 THOMAS YOUNG. « supérieures aux chances de celui qui n’en a que « Cinq. » Quand ils se croiraient engagés dans une loterie, ceux des auditeurs que la première phrase n’aurait pas mis en fuite, seraient-ils disposés à faire de grands efforts pour se procurer le plus de billets, ou, en expliquant la pensée de notre confrère, le plus de connaissances pos- sible ? Malgré ses connaissances, peut-être même à cause de leur immensité, Young manquait entièrement d'assurance au lit du malade. Alors, les fâcheux effets qui pouvaient éventuellement résulter de l’action du médicament le mieux indiqué, se présentaient en foule à son esprit, Jui semblaient balancer les chances favorables qu’on devait en attendre et le jetaient dans une indécision, sans doute fort naturelle, mais que le public prend toujours du mau- vais côté. La même timidité se reconnaît dans tous les ouvrages de Young qui traitent de la médecine. Cet homme, si éminemment remarquable par la hardiesse de ses aperçus scientifiques, ne donne plus alors que de simples catalogues de faits. À peine semble-t-il convaincu | de la bonté de sa thèse, soit quand il s’attaque au célèbre ! docteur Radcliffe dont tout le secret, dans la pratique la ! plus brillante et la plus heureuse, avait été, comme il le R déclarait lui-même, d'employer les remèdes à contre- : sens ; soit lorsqu'il combat le docteur Brown qui s'était | 4 trouvé, disait-il, dans la désagréable nécessité de recon- * naître, et cela d’après les documents officiels d’un hôpital confié à des médecins justement célèbres, qu’en masse, les fièvres abandonnées à leur cours naturel ne sont ni A Ed Sie sd, in oc Msn Tao YOUNG. 285 plus graves, ni plus longues que see on les traite par les meilleures méthodes. En 1818, Young ayant été nommé secrétaire du Bureau des longitudes, abandonna presque entièrement la pratique de la médecine pour se livrer à la minutieuse surveillance de l'ouvrage périodique célèbre connu sous le nom de Nautical Almanac. A partir de cette époque, le journal de l’Institution royale donna, tous les trimes- tres, de nombreuses dissertations sur les plus importants problèmes de l’art nautique et de l'astronomie. Un volume ‘intitulé : Hlustrations de la Mécanique céleste de Laplace; une savante dissertation sur les marées, auraient d’ail- leurs amplement attesté que Young ne considérait pas l'emploi qu’il venait d'accepter comme une sinécure. Cet emploi fut cependant pour lui une source inépuisable de dégoûts. Le Nautical Almanac avait été, depuis son ori- gine, un ouvrage exclusivement destiné au service de la marine. Quelques personnes demandèrent qu’on en fit, de plus, une éphéméride astronomique complète. Le Bureau des longitudes, à tort ou à raison, n’ayant pas paru grand partisan du changement projeté, se trouva subitement en butte aux plus violentes attaques. Les journaux de toute couleur, wbigs ou torys, prirent part au combat. On ne vit plus dans la réunion des Davy, des Wollaston, des Young, des Herschel, des Kater et des Pond, qu'un assemblage d'individus (je cite textuellement) qui obéis- saient & une influence béotienne; le Nautical Almanac, jadis si renommé, était devenu pour la nation anglaise un objet de honte; si l'on y découvrait une faute d’impres- sion, comme il y en a, comme il y en aura toujours dans 286 THOMAS YOUNG. les recueils de chiffres un peu volumineux, la marine britannique, depuis la plus petite chaloupe jusqu’au colossal vaisseau à trois ponts, trompée par le chiffre inexact, allait s’engloutir en masse au fond de l'Océan, etc. On a prétendu que le principal promoteur de ces folles exagérations n’aperçut tant de graves erreurs dans le Nautical Almanac, qu'après avoir inutilement tenté de se faire agréger au Bureau des longitudes. J’ignore si le fait est exact. En tout cas je ne saurais me rendre l’écho des malicieux commentaires auxquels il donna naissance; je ne dois pas oublier, en effet, que depuis plusieurs années, le membre de la Société royale dont on a voulu parler, consacre noblement une partie de sa brillante for- tune à Pavancement des sciences. Cet astronome recom- mandable, comme tous les savants dont les pensées sont concentrées sur un seul objet, a eu le tort, que je ne prétends pas excuser, de mesurer au travers d’un verre grossissant l'importance des projets qu'il avait conçus; mais ce qu’il faut surtout lui reprocher, c’est de n’avoir pas prévu que les hyperboles de sa polémique seraient prises au sérieux; c’est d’avoir oublié que, à toutes les époques et dans tous les pays, il existe un grand nombre d'individus qui, inconsolables de leur nullité, saisissent comme une proie toutes les occasions de scandale, et sous le masque du bien public, deviennent avec délices les ignobles zoïles de ceux de leurs contemporains dont | la renommée a proclamé le succès. À Rome, celui qu'on : chargeait d’insulter au triomphateur était du moins un : esclave; à Londres, c’est d’un membre de la Chambre des communes que des savants illustres recevront un cruel E F É 4 k * M: THOMAS YOUNG. 287 affront. Un orateur, déjà célèbre par ses préjugés, mais qui n’avait jusqu'alors épanché son fiel que sur des pro- ductions d’origine française, s’attaquera aux plus beaux noms de l’Angleterre, et débitera contre eux, en plein parlement, de puériles accusations avec une risible gra- vité. Des ministres dont la faconde se fût exercée des heures entières sur les priviléges d’un bourg pourri, ne prononceront pas une seule parole en faveur du génie; le Bureau des longitudes, enfin, sera supprimé sans opposi- tion. Le lendemain , il est vrai, les besoins d’une innom- brable marine feront entendre leur voix impérieuse, et l’un des savants qu’on avait dépouillés, l’ancien secrétaire du Bureau, le docteur Young enfin, se verra rappelé à ses premiers travaux. Impüissante réparation ! Le savant en aura-t-il moins été séparé de ses illustres collègues ? L'homme de cœur aura-t-il moins entendu les nobles fruits de l'intelligence humaine, tarifés devant les repré- sentants du pays, en guinées, schellings et pennys, comme du sucre, du poivre ou de la cannelle? La santé de notre confrère, qui déjà était un peu chancelante, déclina, à partir de cette triste époque, avec une effrayante rapidité, Les médecins habiles dont il était assisté perdirent bientôt tout espoir. Young lui- même avait la conscience de sa fin prochaine et la voyait arriver avec un calme admirable. Jusqu'à sa dernière heure, il s’occupa sans relâche d’un dictionnaire égyp- tien, alors sous presse, et qui n’a été publié qu'après sa mort. Quand ses forces ne lui permirent plus de se sou- lever et d'employer une plume , il corrigea les épreuves à l’aide d’un crayon. L’un des derniers actes de sa vie 288 THOMAS YOUNG. fut d'exiger la suppression d’une brochure écrite avec talent, par une maïn amie, et dirigée contre tous ceux qui avaient contribué à la destruction du Bureau des longitudes. ; Young s’éteignit, entouré d’une famille dont il était adoré, le 10 mai 1829, à peine âgé de cinquante-six ans. L’autopsie fit découvrir qu’il avait l’aorte ossifiée. Si je ne suis pas resté trop au-dessous de la tâche qui m'était imposée; si j'ai surtout fait ressortir, comme je le désirais, l'importance et la nouveauté de l’admirable loi des interférences lumineuses, Young est maintenant à vos yeux l’un des savants les plus illustres dont l’Angle- terre puisse s’enorgueillir. Votre pensée devançant mes _ paroles, voit déjà dans le récit des justes honneurs ren- dus à l’auteur d’une aussi belle découverte, la péro- raison de cette notice historique. Ces prévisions, je le dis à regret, ne se réaliseront pas. La mort de Young a eu dans sa patrie très-peu de retentissement. Les portes de Westminster, jadis si accessibles à la médiocrité titrée, sont restées fermées à l’homme de génie qui-n’était pas baronnet. C’est au village de Farnborough, dans la modeste tombe de la famille de sa femme, que les restes de Thomas Young ont été déposés. L’indifférence de la nation anglaise pour des travaux qui devaient tant ajou- ter à sa gloire, est une bien rare anomalie dont on doit être curieux de connaître les causes. Je manquerais de franchise, je serais panégyriste et non historien, si je n’avouais, qu'en général, Young ne ménageait pas assez l'intelligence de ses lecteurs; que la plupart des écrits dont les sciences lui sont redevables , THOMAS YOUNG. 289 pèchent par une certaine obscurité. Toutefois, l'oubli dans lequel ils ont été longtemps laissés n’a pu dépendre uniquement de cette cause. Les sciences exactes ont sur les ouvrages d’art ou d’ima- gination un avantage qui a été souvent signalé. Les véri- tés dont elles se composent traversent les siècles, sans avoir rien à souffrir ni des caprices de la mode, ni des dépravations du goût. Mais aussi, dès qu’on s’élève dans certaines régions, sur combien de juges est-il permis de compter? Lorsque Richelieu déchaîna contre le grand Corneille une tourbe de ces hommes que le mérite d’au- trui rend furieux, les Parisiens sifflèrent à outrance les séides du cardinal despote et applaudirent le poëte. Ce dédommagement est refusé au géomètre, à l’astronome, au physicien, qui cultivent les sommités de la science. Leurs appréciateurs compétents, dans toute l'étendue de l’Europe, ne s’élèvent jamais au nombre de huit à dix. Supposez-les injustes, indifférents, voire jaloux, car j'imagine que cela s’est vu, et le public, réduit à croire sur parole, ignorera que d’Alembert ait rattaché le grand phénomène de la précession des équinoxes au principe de la pesanteur universelle ; que Lagrange soit parvenu à assigner la cause physique de la libration de la lune ; que depuis les recherches de Laplace, laccélé- ration du mouvement de cet astre se trouve liée à un changement particulier dans la forme de l'orbite de la terre, etc., etc. Les journaux de sciences, quand ils sont rédigés par des hommes d’un mérite reconnu, acquièrent ainsi, sur certaines matières, une influence qui souvent devient funeste, C’est ainsi, je pense, qu’on L—L 19 290 THOMAS YOUNG., peut qualifier celle que la Revue d'Édimbourg a quelque: fois exercée, Au nombre des collaborateurs de ce célèbre journal, figurait à l’origine , en première ligne, un jeune écrivain à qui les découvertes de Newton avaient inspiré une admi- ration ardente. Ce sentiment, si naturel, si légitime; lui fit malheureusement méconnaître tout ce que la doctrine des interférences renfermait de plausible, d’ingénieux, de fécond. L'auteur dé cette théorie n’avait peut-être pas toujours éu le soin de revêtir ses décisions, ses arrêts, ses critiques, des formes polies dont le bon droit n’a jamais à souffrir, et qui, au reste, étaient un devoir impérieux quand il s'agissait de l’immortel auteur de la Philosophie naturelle, La peine du talion lui fut appliquée avec usure; l'Edinburgh Review attaqua l’érudit, l'écrivain, le géo- mètre, l’expérimentateur, avec une véhémence ; avec une âpreté d'expressions presque sans exemple dans les débats scientifiques. Le public se tient ordinairement sur ses gardes quand on lui parle un langage aussi passiofiné ; maïs, cette fois, il adopta d'emblée les opinions du jour- naliste sans qu’on eût le droit de l’accuser de légèreté. Le journaliste, en effet, n’était pas un de ces aristarques imbérbes dont aucune étude préalable ne justifie la mis- sion, Plusieurs bons Mémoires ; accueillis par la Société royale, déposaient de ses connaissances mathématiques et lui avaient assigné une place distinguée parmi les phy- siciens à qui l’optique expérimentale était redevable; le barreau de Londres le proclamait déjà une de ses plus éclatantes lumières; les whigs de la Chambre des com- muñes voyaient en lui l’orateur incisif qui, dans les luttes THOMAS YOUNG. 29 parlementaires, & seräit Souvent l’heureux antagôniste de Cantiing: c’était enfin le futur président de là Chambre des pairs : c'était le lord-chancelier actuel *. Qu’opposer à d'injustes criliqués pärtant de si haut? Je n'ignôre pas Combien certains esprits puisent dé fer- iieté dans la conscience de leur bon droit; dans la certitude que, tôt où tard; la vérité triompherä ; + inais je sais aussi qu'on dgit sigemetit en ne Comptant pas trop sur de pareilles exceptions. Écoutez, par exemple, Galilée lui-même dire, à dérni- Voix, après $on abjuräation : « E pur si muove! » Et ne cherchez pas dans ces immortelles paroles une idée d'avenir, car elles sont l'expression du cruel dépit 1. Les journaux m ’ayant fait l'honneur de s occuper quelquefois des nombreux témoignages de bienveillance et d'amitié que lotd Brougham à bien voulu me donner en 4834; tant en Écosse qu’à Paris, deux mots d'explication paraissent indispensables. L’éloge du docteur Young a été lu dans une séance publique de l'Académie des sciences, le 26 novembre 1832; à cette époque je n’avais jamais eu aucune relation personnelle avec l’auteur de la Revue d’ Édimbourg; ainsi toute accusation d'ingratitude porterait à faux. N'auriez-Vous pas pü, mé dirä-t-on peut-être, du thomeñt de livrer votre travail à l'impression, supprimer entièrement tout ce qui avait trait à une si fàcheuse polémique? Je le pouvais, en effet, et l’idée m'en était téme vênue ; mais j'y renotiçai bientôt. Je connais trop bien les sentiments élevés de mon illustre ami, pour craindre qu’il s’offense de ma franchise dans une question où, j'en ai la conviction pro- fonde, l'immense étendue de son esprit ne l’a pas mis à l'abri de l'érreur: L’hommage que je rends au noble caractère de lord Broû- gham, en publiant aujourd'hui ce passage de l'éloge de Young, sans le modifier, est, à mon sens, tellement significatif, que je n’essaierai pas d'y tien ajouter. 292 THOMAS YOUNG. qu'éprouvait l’illustre vieillard. Young aussi, dans l'écrit de quelques pages qu’il publia en réponse à l’Edinburgh Review, se montra profondément découragé. La vivacité, la véhémence de ses expressions, déguisaient mal le sen- timent qui l’oppressait. Au reste, hâtons-nous de le dire, justice, justice complète fut enfin rendue au grand physi- cien ! Depuis quelques années, le monde entier voyait en lui une des principales illustrations de notre temps. C’est de France (Young prenait plaisir à le proclamer lui- même) que partit le signal de cette tardive réparation. J’ajouterai qu’à l’époque beaucoup plus ancienne où la doctrine des interférences n’avait encore fait de prosé- lytes ni en Angleterre, ni sur le continent, Young trou- vait dans sa propre famille quelqu'un qui le comprenait et dont les suffrages auraient dû le consoler des dédains du public. La personne distinguée que je signale ici à la reconnaissance de tous les physiciens de l'Europe vou- dra bien m’excuser si je complète mon indiscrétion. Dans l’année 1816, je fis un voyage en Angleterre avec mon savant ami, M. Gay-Lussac, Fresnel venait alors de débuter dans la carrière des sciences, de la manière la plus brillante, par son Mémoire sur la Diffrac- tion. Ce travail qui, suivant nous, renfermait une expé- rience capitale, inconciliable avec la théorie newtonienne de la lumière, devint naturellement le premier objet de nos entretiens avec le docteur Young. Nous étions éton- nés des nombreuses restrictions qu’il apportait à nos éloges, lorsque enfin il nous déclara que l'expérience dont nous faisions tant de cas était consignée, depuis 1807, dans son traité de Philosophie naturelle. Cette , THOMAS YOUNG. 293 assertion ne nous semblait pas fondée. Elle rendit la discussion longue et minutieuse. Madame Young y assis- tait sans avoir l’air d'y prendre aucune part; mais, comme nous savions que la crainte, vraiment puérile, d’être désignées par le ridicule sobriquet de bas bleus, rend les dames anglaises fort réservées en présence des étrangers, notre manque de savoir-vivre ne nous frappa qu’au moment où madame Young quitta brusquement la place. Nous commencions à nous confondre en excuses auprès de son mari, lorsque nous la vimes rentrer, portant sous le bras un énorme in-f4°. C’était le premier volume du traité de Philosophie naturelle. File le posa sur la table, ouvrit, sans mot dire, à la page 787, et nous mon- tra du doigt une figure où la marche curviligne des bandes diffractées, sur laquelle roulait la discussion, se trouve établie théoriquement. J'espère qu’on me pardonnera ces petits détails. Trop d’exemples n’ont-ils pas déjà habitué le public à consi- dérer l'abandon, l'injustice, la persécution, la misère, comme le salaire naturel de ceux qui consacrent labo- rieusement leurs veilles au développement de l'esprit humain! N'oublions donc pas de signaler les exceptions quand il s’en présente. Si nous voulons que la jeunesse se livre avec ardeur aux travaux intellectuels, montrons-lui que la gloire attachée à de grandes découvertes, s’allie quelquefois à un peu de tranquillité et de bonheur. Arra- chons même, s’il est possible, de l’histoire des sciences, tant de feuillets qui en ternissent l’éclat. Essayons de nous persuader que, dans les cachots des inquisiteurs, une voix amie faisait entendre à Galilée quelques-unes de ces 294 THOMAS YOUNG. douces paroles que la postérité réservait à sa mémoire; que, derrière les épaisses murailles de la Bastille, Fréret apprenait déjà du monde savant quel rang glorieux lui était réservé parmi les érudits dont la France s’honore; qu'avant d’aller mourir à l'hôpital, Borelli trouva quel- quefois dans la ville de Rome un abri contre les intem- péries de l’air, un peu de paille pour reposer sa tête; que Kepler enfin, que le grand Kepler n’éprouva jamais lesanoisses de la faim! ee ee où RS JOSEPH FOURIER BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 18 NOVEMBRE 1833. Messieurs, un académicien, jadis, ne différait d’un autre académicien , que par le nombre, la nature et l'éclat de ses découvertes. Leur vie, jetée en quelque sorte dans le même moule, se composait d'événements peu dignes de remarque. Une enfance plus ou moins stu- dieuse ; des progrès tantôt lents, tantôt rapides ; une voca- tion contrariée par des parents capricieux ou aveugles; l'insuffisance de fortune, les privations qu’elle amène à sa suite, trente ans d’un professorat pénible et d’études difficiles, tels étaient les éléments tout ordinaires dont le talent admirable des anciens secrétaires de l Académie a su tirer ces tableaux si piquants, si spirituels, si variés, qui forment un des principaux ornements de vos savantes collections. Les biographes sont aujourd’hui moins à l’étroit. Les convulsions que la France a éprouvées pour sortir des langes de la routine, de la superstition et du privilége, ont jeté au milieu des orages de la vie politique des citoyens de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les 296 JOSEPH FOURIER. caractères, Aussi, l’Académie des sciences a-t-elle figuré dans l’arène dévorante où, durant quarante années, le fait et le droit se sont tour à tour arraché le pouvoir par un glorieux contingent de combattants et de victimes! Reportez, par exemple, vos souvenirs vers l’immor- telle Assemblée nationale. Vous trouverez à sa tête un modeste académicien, modèle de toutes les vertus pri- vées, l’infortuné Bailly, qui, dans les phases diverses de sa vie politique, sut concilier l’amour passionné de la patrie avec une modération que ses plus cruels ennemis eux-mêmes ont été forcés d'admirer. Lorsque, plus tard, l'Europe conjurée lance contre la France un million de soldats; lorsqu'il faut improviser quatorze armées, c’est l’ingénieux auteur de l’Essai sur. les machines et de la Géométrie de position, qui dirige cette opération gigantesque. C’est encore Carnot, notre honorable confrère, qui préside à l’incomparable cam- pagne de dix-sept mois, durant laquelle des Français, novices au métier des armes, gagnent huit batailles ran- gées, sortent victorieux de cent quarante combats, occu- pent cent seize places fortes, deux cent trente forts ou redoutes, enrichissent nos arsenaux de quatre mille canons, de soixante-dix mille fusils, font cent mille pri- sonniers, et pavoisent le dôme des Invalides de quatre- vingt-dix drapeaux. Pendant le même temps, les Chaptal, les Fourcroy, les Monge, les Berthollet, concouraient aussi à la défense de la nationalité française, les uns en arrachant à notre sol, par des prodiges d'industrie, jus- qu'aux derniers atomes de salpêtre qu’il pouvait conte- nir ; les autres, en transformant, à l’aide de méthodes -JOSEPH FOURIER. 297 nouvelles et rapides, les cloches des villes, des villages, des plus petits hameaux, en une formidable artillerie, dont nos ennemis croyaient , dont ils devaient croire, en effet, que nous étions dépourvus. A la voix de la patrie menacée, un autre académicien , le jeune et savant Meu- nier, renonçait sans effort aux séduisantes occupations du laboratoire : il allait s’illustrer sur les remparts de Kæ- nigstein, contribuer en héros à la longue défense de Mayence , et ne recevait la mort, à quarante ans, qu’a- près s’être placé au premier rang d’une garnison ou bril- laient les Aubert-Dubayet, les Beaupuy, les Haxo, les Kléber. Comment pourrais-je oublier ici le dernier secrétaire de l’ancienne Académie ? Suivez-le dans une assemblée célè- bre; dans cette Convention dont on pardonnerait presque le sanglant délire, en se rappelant combien elle fut glo- rieusement terrible aux ennemis de notre indépendance, et toujours vous voyez l’illustre Condorcet, exclusivement occupé des grands intérêts de la raison et de l'humanité, Vous l’entendez « flétrir le honteux brigandage qui depuis deux siècles dépeuplait, en le corrompant, le continent africain ; » demander avec les accents d’une conviction profonde, qu’on purifie nos codes de cette affreuse peine capitale qui rend l'erreur des juges à jamais irréparable; il est l’organe officiel de Fassemblée toutes les fois qu’il faut parler aux soldats , aux citoyens, aux factions, aux étrangers, un langage digne de la France; il ne ménage aucun parti, leur crie sans cesse « de s’occuper un peu moins d'eux-mêmes et un peu plus de la chose publi- que ; » il répond enfin à d’injustes reproches de faiblesse, 298 JOSEPH FOURIER. par des actes qui lui laissent, pour toute alternative, le poison ou l’échafaud. | La révolution française jeta aussi le savant géomètre dont je dois aujourd’hui célébrer les découvertes, bien loin de la route que le sort paraissait lui avoir tracée. Dans des temps ordinaires , c’est de dom Joseph Fourier que le secrétaire de l’Académie aurait dû vous entretenir ; c’est la vie tranquille et retirée d’un bénédictin qu’il eût déroulée devant vous. La vie de notre confrère sera, au contraire, agitée et pleine de périls; elle se passera dans les dangereux combats du forum; au milieu.des hasards de la guerre, en proie à tous les soucis d’une administra- tion difficile. Cette vie, nous la trouverons étroitement enlacée aux plus grands événements de notre époque. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle sera toujours digne, hono- rable, et que les qualités personnelles du savant rehaus- seront l’éclat de ses découvertes. NAISSANCE DE FOURIER. — SA JEUNESSE. Fourier naquit à Auxerre, le 21 mars 1768. Son père, comme celui de l’illustre géomètre Lambert, était un simple tailleur. Cette circonstance eût jadis occupé beau- COUP de place dans l’éloge de notre savant confrère; grâce aux progrès des lumières, je puis en faire mention comme d’un fait sans importance : personne, en effet, ne croit aujourd’hui, personne même ne fait semblant. de croire que le génie soit un privilége attaché au rang ou à la fortune. Fourier devint orphelin à l’âge de huit ans. Une dame JOSEPH FOURIER. 299 qui avait remarqué la gentillesse de ses manières et ses heureuses dispositions, le recommanda à l’évêque d'Auxerre. Par l'influence de ce prélat, Fourier fut admis à l’école militaire que dirigeaient alors les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. 11 y fit ses études litté- raires ayec une rapidité et des succès surprenants. Plu- sieurs sermons fort applaudis à Paris dans la bouche de hauts dignitaires de l'Église, étaient sortis de la plume | de l’écolier de douze ans. Il serait aujourd’hui impossible de remonter à ces premières compositions de la jeunesse de Fourier, puisque, en divulguant le plagiat, il a eu la discrétion de ne jamais nommer ceux qui en profitèrent. Fourier avait, à treize ans, la pétulance, la vivacité bruyante de la plupart des jeunes gens de cet âge; mais son caractère changea tout à coup et comme par enchan- tement, dès qu’il fut initié aux premières notions de mathématiques, c’est-à-dire dès qu'il eut senti sa véri- table vocation. Les heures réglementaires de travail ne suffirent plus alors à son insatiable curiosité, Des bouts de chandelles soigneusement recueillis dans la cuisine, les corridors et le réfectoire du collége, servaient, la nuit, dans un âtre de cheminée fermé avec un paravent, c à éclairer les études solitaires par lesquelles Fourier pré- Judait aux trayaux qui, peu d'années après, devaient honorer son nom et sa patrie. Dans une école militaire dirigée par des moines, l’es- prit des.élèves ne devait guère flotter qu'entre deux car- rières : l'église et l'épée. Ainsi que Descartes, Fourier voulut être soldat ; comme Descartes, la vie de garnison Jeût sans doute bientôt fatigué, On ne lui permit pas d’en 300 JOSEPH FOURIER. faire l'expérience. Sa demande à l'effet de subir l’exa- men de l'artillerie, quoique vivement appuyée par notre illustre confrère Legendre , fut repoussée avec un cynisme d'expressions dont vous allez être juges vous-mêmes : « Fourier, répondit le ministre, n’étant pas noble, ne pourrait entrer dans l'artillerie, quand il serait un second Newton!» Il y a, Messieurs, dans l'exécution judaïque des règle- ments, même lorsqu'ils sont les plus absurdes, quelque chose de respectable que je me plais à reconnaître. En cette circonstance, rien ne pouvait affaiblir l’odieux des paroles ministérielles. Il n’est point vrai, en effet, qu'on n’entrât anciennement dans l'artillerie qu'avec des titres _de noblesse : une certaine fortune suppléait souvent à des parchemins. Ainsi, ce n’était pas seulement un je ne sais quoi d’indéfinissable que, par parenthèse , nos ancé- tres les Francs n’avaient pas encore inventé, qui man- quait au jeune Fourier, c'était une rente de quelques centaines de livres, dont les hommes placés alors à la tête du pays auraient refusé de voir l'équivalent dans le génie d’un second Newton! Conservons ces souvenirs, Messieurs : ils jalonnent admirablement l’immense car- rière que la France a parcourue depuis quarante années. Nos neveux y verront d’ailleurs, non l’excuse, mais l’ex- plication de quelques-uns des sanglants désordres qui souillèrent notre première révolution. Fourier n’ayant pu ceindre l'épée, prit l’habit de béné- dictin, et se rendit à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loir , où il devait faire son noviciat. Il n’avait pas encore pro-. noncé de vœux, lorsque, en 1789, de belles, de sédui-! JOSEPH FOURIER. 304 santes idées sur la régénération sociale de la France _s’emparèrent de tous les esprits. Aussitôt Fourier renonça à la carrière ecclésiastique, ce qui n’empêcha point ses anciens maîtres de lui confier la principale chaire de mathématiques à l’école militaire d'Auxerre, et de lui pro- diguer les marques d’une vive et sincère affection. J’ose le dire, aucune circonstance, dans la vie de notre con- frère, ne témoigne plus fortement de la bonté de son naturel et de l’aménité de ses manières. Il faudrait ne pas connaître le.cœur humain, pour supposer que les moines de Saint-Benoît ne ressentirent point quelque dépit en se voyant si brusquement abandonnés; pour imaginer , sur- tout, qu’ils renoncèrent sans de vifs regrets à la gloire que l’ordre pouvait attendre du collaborateur ingénieux qui leur échappait. Fourier répondit dignement à la confiance dont il venait d’être l’objet. Quand ses collègues étaient indis- posés, le professeur titulaire de mathématiques occu- pait, tour à tour , les chaires de rhétorique, d'histoire, de philosophie, et, quel que fût l’objet de ses leçons, il répandait à pleines mains, dans un auditoire qui l'écou- tait avec délices, les trésors d’une instruction variée et profonde , ornés de tout ce que la plus nant diction pouvait leur donner d’éclat. MÉMOIRE SUR LA RÉSOLUTION DES ÉQUATIONS NUMÉRIQUES. - A la fin de 1789, Fourier se rendit à Paris, et lut devant l’Académie des sciences un mémoire concernant 302 JOSEPH FOURIER. la résolution des équations numériques de tous les degrés. Ce travail de sa première jeunesse, notre Confrète ne l’a pour ainsi dire jamais perdu de vue. fl l'expliquait, à Paris; aux élèves de l’École polytéchnique: il le déve- loppait sur les bords du Nil, en présence de l'Institut d'Égypte; à Grenoble; depuis 1802, c'était le sujet favori de ses eñtretiens avec les professeurs de l’École centrale ou de la Faculté des sciences; ce mémoire ; enfin; renfer: mait les fondemerits de l'ouvrage que Fourier faisait impri- mer lorsque la mort vint le frapper: Un sujet scientifique n’occupe pas tant de place, dans la vie d’un savant du premier ordre; sans avoir de lim , portance et de la difficulté. La qüestion d'analyse algé= brique dont il vient d’être fait mention, et que Fourier à étudiée avec une si remarquable persévérance, n’est pas une exception à cette règle. Elle se présente dans un grähd nombre d'applications du calcul au mouvement des astres ou à la physique des corps terrestres , et; en général, dans les problèmes qui conduisent à dès équations d’un degré | | élevé. Dès qu’il veut softir du dornaine des abstractions, | le calculateur a besoin des racines de ces équations; ainsi, l’art de les découvrir à l’aide d’une méthode uniforme, soit exactement, soit par approximation, à dû de bonne | heure exciter la sollicitude des géomètres: Un œil attentif aperçoit déjà quelques traces de leurs efforts, dans les écrits des mathématiciens de l’école : d'Alexandrie: Ces traces, il faut le dire, sont si légères, si imparfaites, qu’on aurait vraiment le droit de ne faire remonter la ñaissance de cette brariche dé l’anäalysè qu'aux : excellents travaux de notre compatriote Viet, Descartes; : | | JOSEPH FOURIER. 303 à qui oh rend une justice bien incomplète quand on se contente de dire qu’il nous apprit beaucoup en nous appre- _ nant à douter, s’occupa aussi un moment de ce problème, et y laissa l'empreinte ineffaçable de sa main puissante. Hudde donna poür un cas particulier, mais très-important, des règles auxquelles on n’a depuis rien ajouté; Rolle, de l’Académie des sciences, consacra à cette unique ques- tion sa vie tout entière. Chez nos voisins d'outre-mer, Harriot, Newton, Mac-Laurin ; Stirling, Waring , je veux dire tout ce que ; dans le dernier siècle, l'Angleterre pro- duisit de géomètres illustres, en firent aussi l’objet de leurs recherches. Quelques années après, les noms de Daniel Bernouilli, d’Euler , de Fontaine , vinrent s'ajouter à tant de grands noms. Lagrange, enfin, entra à son tour dans la carrière, et, dès ses premiers pas, il substitua aux essais imparfaits, quoique fort ingénieux, de ses prédé- cesseurs , une méthode complète et à l'abri de toute objec- tion. À partir de ce moment, la dignité de la science était satisfaite; mais, en pareille matière, il ne serait pas per- mis de dire avec le poëte : . «Le temps ne fait rien à Paffaire. » Or, siles procédés inventés par Lagrange, simples dans leur prineipe, applicables à tous les cas, 6nt théorique ment le mérite de conduire au résultat avec certitude, ils exigeraient, d'autre part, des calculs d’une longüeuf rebutante. Il restait donc à perfectionner la partie pra- tique de la question : il fallait trouver les moyens d’abré- _ger là route, sans lui rien faire pérdre de sa sûreté, Tel 304 JOSEPH FOURIER. était le but principal des recherches de Fourier , et ce but il l’a atteint en grande partie. Descartes avait déjà trouvé dans l’ordre suivant lequel se succèdent les signes des différents termes d’une équa- tion numérique quelconque, le moyen de décider, par exemple, combien cette équation peut avoir de racines réelles positives. Fourier a fait plus : il a découvert une méthode pour déterminer en quel nombre les racines éga- lement positives de toute équation, peuvent se trouver comprises entre deux quantités données. Ici certains cal- culs deviennent nécessaires, mais ils sont très-simples, et quelque précision que l’on désire, ils conduisent sans fatigue aux solutions cherchées. Je doute que l’on puisse citer une seule découverte scientifique de quelque importance qui n’aït pas suscité des discussions de priorité, La nouvelle méthode de Fou- rier pour résoudre les équations numériques est, sous ce rapport, largement comprise dans la loi commune. On doit, au surplus, reconnaître que le théorème qui sert de base à cette méthode a été d’abord publié par M. Budan; que, d’après une règle qu'ont solennellement sanctionnée les principales académies de l’Europe, et dont les histo- riens des sciences ne sauraient s’écarter sans tomber dans l'arbitraire et la confusion , M. Budan doit être considéré comme inventeur, Je dirai, avec une égale assurance, qu'il serait impossible de refuser à Fourier le mérite d'être arrivé au but par ses propres efforts. Je regrette même que pour établir des droits que personne n’entendait nier, il ait jugé nécessaire de recourir à des certificats d’an- 3 ciens élèves de l’École polytechnique ou de professeurs de JOSEPH FOURIER. 305 l'Université. Puisque notre confrère avait la modestie de _croire que sa simple déclaration ne devait pas suffire, pourquoi, et cet argument eût été plein de force, ne fai- sait-il pas remarquer à quel point sa démonstration dif- fère de celle de son compétiteur? Démonstration admi- rable, en effet, et tellement imprégnée des éléments intimes de la question, qu’un jeune géomètre, M. Sturm, vient d’en faire usage pour établir la vérité du beau théo- rème à l’aide duquel il détermine, non de plus simples limites, mais le nombre exact de racines d’une équation quelconque, qui sont comprises entre dcux quantités don- nées. | RÔLE DE FOURIER DANS NOTRE RÉVOLUTION. — SON ENTRÉE DANS LE CORPS ENSEIGNANT DE L'ÉCOLE NORMALE ET DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE. — EXPÉDITION D'ÉGYPTE. Tout à l'heure nous avions laissé Fourier à Paris, sou- mettant à l’Académie des sciences le travail analytique dont je viens de donner une idée générale. De retour à Auxerre, le jeune géomètre trouva la ville, les campagnes environnantes, et même l’école à laquelle il apparte- _nait, vivement occupées des grandes questions de dignité humaine, de philosophie, de politique, qui étaient alors débattues par les orateurs des divers côtés de l’Assemblée nationale. Fourier s’abandonna aussi à ce mouvement des esprits. Il embrassa avec enthousiasme les principes de la révolution, et s’associa ardemment à tout ce que l'élan - populaire offrait de grand, de juste, de généreux. Son patriotisme lui fit accepter les missions les plus difficiles, - Disons que jamais, même au péril de sa vie, il ne tran- LL 20 306 JOSEPH FOURIER. sigea avec les passions basses, cupides, sanguinaires, qui surgissaient de toutes parts. Membre de la Société populaire d'Auxerre, Fourier y exerçait un ascendant presque irrésistible: Un jour, la Bourgogne tout entière en a conservé le souvenir, à l’occa- sion de la levée de trois cent mille hommes, il fit vibrer si éloquemment les mots d'honneur, de patrie, de gloire ; il provoqua tant d’enrôlements volontaires, que le tirage au sort devint inutile, À la voix de l’orateur, le contingent assigné au chef-lieu de l'Yonne se forma, se réunit spon- tanément dans l'enceinte même de l’assemblée, et marcha sur-le-champ à la frontière. Malheureusement, ces luttes du forum dans lesquelles s’usaient alors tant de nobles vies, étaient loin d’avoir toujours une importance réelle. De ridicules, d’absurdes, de burlesques motions, y heur- taient sans cesse les inspirations d’un patriotisme pur, sin- cère, éclairé, La société populaire d’Auxerre nous four- nirait, au besoin, plus d’un exemple de ces désolants contrastes. Ainsi je pourrais dire que, dans la même enceinte où Fourier sut exciter les honorables sentiments que j'ai rappelés avec bonheur, il eut, une autre fois, à combattre certain orateur, peut-être bien intentionné;, mais assurément mauvais astronome, lequel voulant échapper, disait-il, au bon plaisir des administrateurs municipaux, demandait que les noms de quartiers du Nord, de l'Est, du Sud, de l'Ouest, fussent assignés aux diverses parties de la ville d'Auxerre, par la voie du sort. Les lettres, les beaux-arts, les sciences, semblèrent un moment devoir ressentir aussi l’heureuse influence de la révolution française. Voyez, par exemple, avec quelle JOSEPH FOURIER. 307 largeur d'idées fut conçue la réforme des poids et mesures ; quels géomètres, quels astronomes, quels physiciens émi- nents présidèrent à toutes les parties de ce grand travail! Hélas! d’affreux déchirements intérieurs vinrent bientôt assombrir ce magnifique spectacle. Les sciences ne pou- vaient prospérer au milieu du combat acharné des fac- tions. Elles eussent rougi de rien devoir aux hommes de sang, dont les passions aveugles immolèrent les Saron, les Bailly, les Lavoisier. Peu de mois après le 9 thermidor , la Convention vou- lant ramener le pays vers des idées d'ordre, de civilisa- tion et de progrès intérieurs, songea à organiser l’in- struction publique ; mais où trouver des professeurs? Les membres laïques du corps enseignant, devenus officiers d'artillerie, du génie ou d’état-major, combattaient aux frontières les ennemis de la France. Heureusement, dans cette époque d’exaltation intellectuelle, rien ne semblait impossible. Les professeurs manquaient, on décréta qu'il en serait créé sans retard, et l’École normale naquit, Quinze cents citoyens de tout âge, présentés par les chefs- lieux de district, s'y trouvèrent aussitôt réunis, non pour étudier, dans toutes leurs ramifications , les diverses branches des connaissances humaines, mais afin d’ap- prendre, sous les plus grands maîtres, l’art d'enseigner. Fourier était l’un de ces quinze cents élèves. On s’éton- nera, non sans quelque raison, je l'avoue, quand je dirai qu’il fut élu à Saint-Florentin, et qu'Auxerre parut msen- sible à l'honneur d’être représentée à Paris par le plusillus- tre de ses enfants. Mais cette indifférence sera comprise ; ensuite s’écrouléra sans retour le laborieux échafaudage 308 JOSEPH FOURIER. de calomnies auquel elle a servi de base, dès que je rap- pellerai qu'après le 9 thermidor la capitale, et surtout les départements, furent en proie à une réaction aveugle et désordonnée, comme le sont toujours les réactions poli- tiques; que le crime (pour avoir changé de bannière, il n’en était pas moins hideux) usurpa la place de la jus- tice ; que d'excellents citoyens, des patriotes purs, modé- rés, consciencieux, étaient journellement traqués par des bandes d’assassins à gages devant lesquelles les popu- Jations restaient muettes d’effroi. Telles sont, Messieurs, les redoutables influences qui privèrent un moment Fou- rier du suffrage de ses compatriotes et le travestirent en partisan de Robespierre, lui que Saint-Just, faisant allu- sion à son éloquence douce et persuasive, appelait un palriole en musique; lui que les décemvirs plongèrent tant de fois dans les cachots; lui qui, au plus fort de la Terreur, prêta devant le tribunal révolutionnaire le secours de son admirable talent à la mère du maréchal Davoust, coupable du crime, à cette époque irrémissible, d’avoir envoyé quelques sommes d’argent à des émigrés; lui qui, à Tonnerre, eut l’incroyable audace d’enfermer sous clef, à l’auberge, un agent du comité de salut public dont il avait surpris le secret, et se donna ainsi le temps d’avertir un honorable citoyen qu’on allait arrêter; lui enfin qui s’attaquant corps à corps au proconsul san- guinaire devant lequel tout tremblait dans l’Yonne, le fit passer pour fou, et obtint sa révocation ! Voilà, Messieurs, quelques-uns des actes de patriotisme, de dévouement, d'humanité qui signalèrent la première jeunesse de Fou- rier. Ils furent, vous l’avez vu, payés d’ingratitude; mais JOSEPH FOURIER. 309 doit-on vraiment s’en étonner ? Espérer de la reconnais- sance de qui ne pourrait la manifester sans danger, ce serait méconnaître la fragilité humaine et s’exposer à de fréquents mécomptes. Dans l’École normale de la Convention, di débats suc- cédaient de temps en temps aux leçons ordinaires. Ces jours-là , les rôles étaient intervertis : les élèves interro- geaient les professeurs. Quelques paroles prononcées par Fourier dans une de ces curieuses et utiles séances suffirent pour le faire remarquer. Aussi, dès qu’on sentit la néces- sité de créer des maîtres de conférence, tous les yeux se portèrent-ils sur l'élève de Saint-Florentin. La précision, la lucidité, l'élégance de ses leçons, lui conquirent bien- tôt les applaudissements unanimes de l’auditoire difficile et nombreux qui lui fut confié. A l'apogée de sa gloire scientifique et littéraire, Fou- rier reportait encore avec prédilection ses pensées sur 1794, et sur les efforts sublimes que faisait alors la nation française pour créer un corps enseignant. S'il l'avait osé, letitre d’élève de l’ancienne École normale eût été sans aucun doute celui dont il se serait paré de préférence. Cette école périt, Messieurs, de froid, de misère et de faim, et non pas, quoi qu'on en ait dit, à cause de quelques vices d'organisation, dont le temps et la réflexion eussent facilement fait justice. Malgré.son existence si courte, elle donna aux études scientifiques une direction toute nouvelle qui a eu les plus importants résultats. En appuyant cette opinion de quelques dévelop- pements, je m’acquitterai d’une tâche que Fourier m’eût certainement imposée, s’il avait pu soupçonner qu’à de 310 JOSEPH FOURIER. justes, qu’à d’éloquents éloges de son caractère et de ses travaux, viendraient, dans cette enceinte même et par la bouche d’un de ses successeurs, se mêler de vives critiques de sa chère École normale. C’est à l’École normale conventionnelle qu'il faut inévi- tablement remonter, quand on veut trouver le premier enseignement public de la géométrie descriptive, cette belle création de Monge. C’est de là qu’elle est passée, presque sans modifications, à l’École polytechnique, dans les usines, dans les manufactures, dans les plus humbles ateliers. De l’École normale date aussi une véritable révolution dans l'étude des mathématiques pures, Alors des démons- trations, des méthodes, des théories importantes , en- fouies dans les collections académiques, parurent pour la première fois devant les élèves, et les excitèrent à refondre sur de nouvelles bases les ouvrages destinés à l’enseignement. A part quelques rares exceptions , les savants, en pos- session de faire avancer les sciences, formaient jadis en France une classe totalement distincte de celle des pro- fesseurs. En appelant les premiers géomètres, les pre- miers physiciens, les premiers naturalistes du monde au professorat, la Convention jeta sur les fonctions ensei- gnantes un éclat inaccoutumé, et dont nous ressentons encore les heureux effets. Aux yeux du public, un titre qu’avaient porté les Lagrange, les Laplace, les Monge, les Berthollet, devint avec raison l’égal des plus’ beaux titres, Si, sous l'Empire, l’École polytechnique compta parmi ses professeurs en exercice, des conseillers d'État, JOSEPH FOURIER. CIE des ministres, et le président du Sénat, n’en cherchez _ l'explication que dans l'élan donné-par l’École normäle. Voyez dans les anciens grands colléges les professeurs, | cachés en quelque sorte derrière leurs cahiers, lisant en chaire, au milieu de l'indifférence et de l’inattention des élèves, des discours laborieusement préparés, et qui, tous les ‘ans, réparaissaient les mêmes. Rien de pareil n’existait à l’École normale : les leçons orales y furent seules permises. L'autorité alla même jusqu’à exiger des savants illustres, chargés de l’enseignement , la promesse formelle de ne jamais réciter des leçons qu’ils -auraient apprises par cœur. Depuis cette époque, la chaire est devenue une tribune d’où le professeur, identifié pour ainsi dire avec ses auditeurs, voit dans leurs regards, dans leurs gestes, dans leur contenance , tantôt le besoin de se hâter, tantôt au contraire la nécessité de revenir sur ses pas, de réveiller l'attention par quelque observa- tion incidente, de revêtir d’une formé nouvelle la pensée qui, dans son premier jet, avait laissé les esprits en sus- pens. Et n’allez pas croire que les belles improvisations dont retentissait l’amphithéâtre de l’École normale res- tassent inconnues du public. Des sténographes, soldés par l'État, les recueillaient. Leurs feuilles , après la révi- sion des professeurs , étaient envoyées aux quinze cents élèves, aux membres de la Convention, aux consuls et aux agents de la République dans les pays étrangers , à tous les administrateurs des districts. A côté des habi- tudes parcimonieuses et mesquines de notre temps, c'était certainement de la prodigalité. Personne toutefois ne se rendrait l'écho de ce reproche, quelque léger qu’il pa- 312 JOSEPH FOURIER. raisse , s’il m'était permis de désigner dans cette enceinte même un illustre académicien , à qui les leçons de l’École normale allèrent révéler son génie mathématique dans un obscur chef-lieu de district ! Le besoin de remettre en évidence les importants ser- vices, aujourd'hui méconnus, dont l’enseignement des sciences est redevable à la première école normale n’a entraîné plus loin que je ne voulais. J'espère qu’on me le pardonnera. L'exemple, en tout cas, ne sera pas con- tagieux. Les louanges du temps passé, vous le savez, Messieurs, ne sont plus de mode. Tout ce qui se dit, tout ce qui s’imprime, tend même à faire croire que le monde est né d’hier. Cette opinion qui permet à chacun de s’at- tribuer un rôle plus ou moins brillant dans le grand drame cosmogonique, est sous la sauvegarde de trop de vanités pour avoir rien à craindre des efforts de la logique. Nous Pavons déjà dit, les brillants succès de Fourier à l'École normale lui assignèrent une place distinguée parmi les personnes que la nature a douées au plus haut degré du talent d’enseigner. Aussi ne fut-il pas oublié par les fondateurs de l’École polytechnique. Attaché à ce célèbre établissement, d’abord avec le titre de sur- veillant des leçons de fortification , ensuite comme chargé du cours d'analyse, Fourier y a laissé une mémoire vénérée, et la réputation d’un professeur plein de clarté, de méthode, d’érudition ; j’ajouterai même la réputation d’un professeur plein de grâce, car notre confrère a prouvé que ce genre de mérite peut ne pas être étranger à l’enseignement des mathématiques, JOSEPH FOURIER. 3 Les leçons de Fourier n’ont pas été recueillies, Le journal de l’École polytechnique ne renferme même qu’un seul Mémoire de lui, sur le principe des vitesses vir- tuelles. Ce Mémoire, qui probablement avait servi de texte à une leçon, montre que le secret des grands succès du célèbre professeur consistait dans la combinaison, artistement ourdie, de vérités abstraites, d’intéressantes applications et de détails historiques peu connus, puisés, chose si rare de nos jours, aux sources originales. Nous voici à l’époque où la paix de Léoben ramena vers la capitale les principales illustrations de nos armées. Alors les professeurs et les élèves de l’École polytechnique eurent quelquefois l'honneur insigne de se trouver assis, dans leurs amphithéâtres, à côté des généraux Desaix et Bonaparte. Tout leur présageait donc une participation active aux événements que chacun pressentait, et qui, en effet, ne se firent pas attendre. Malgré l’état précaire de l'Europe, le Directoire se décida à dégarnir le pays de ses meilleures troupes, et-à les lancer dans une expédition aventureuse. Éloigner de Paris le vainqueur de l'Italie, mettre ainsi un terme aux éclatantes démonstrations populaires dont sa présence était-partout l’objet, et qui tôt ou tard seraient devenues un véritable danger, c'était tout ce que voulaient alors les cinq chefs de la République. D'autre part, l’illustre général ne rêvait pas seule- ment la conquête momentanée de l'Égypte ; il désirait _ rendre à ce pays son antique splendeur; il voulait étendre ses cultures, perfectionner les irrigations, créer de nou- velles industries, ouvrir au commerce de nombreux 314 JOSEPH FOURIER. débouchés, tendre une main secourable à des popula- tions malheureuses, les arracher au joug abrutissant sous lequel elles gémissaient depuis des siècles, les doter enfin sans retard de tous les bienfaits de la civilisation éuro- péenne, D’aussi grands desseins n’auraient pas pu s’ac- complir avec le seul personnel d’une armée ordinaire, I fallut faire un appel aux sciences, aux lettres, aux beaux- arts ; il fallut demander le concours de quelques hommes de tête et d'expérience. Monge et Berthollet, lun et l’autre membres de l’Institut et professeurs à l’École poly- technique, devinrent, pour cet objet, lés recruteurs du chef de l'expédition. Gette expédition, nos confrères en connaissaient-ils réellement le but? Je n’oserais pas l’af- firmer ; mais je sais, en tout cas, qu’il ne leur était pas permis de le divulguer. Nous allons dans un pays éloi- gné; nous nous embarquerons à Toulon; nous serons constamment avec vous ; le général Bonaparte comman- dera l’armée ; tel était, dans le fond et dans la forme, le cercle restreint de confidences qui leur avait été impé- rieusement tracé. Sur la foi de paroles aussi vagues, avec les chances d’un combat naval, avee les pontons anglais en perspective, allez aujourd’hui essayer d’en- rôler un père de famille, un savant déjà connu par des travaux utiles et placé dans quelque poste hono- rable; un artiste en possession de l’estimé et de la confiance publiques, et je me trompe fort si vous recueillez autre chose que des refus; mais, en 1798, la France sortait à peine d’une crise terrible, pendant laquelle son existence même avait été fréquernment mise en problème, Qui d’ailleurs ne s’était trouvé exposé TT IS w JOSEPii FOURIER. 48 à d’imminents dangers personnels ? Qui n'avait vu de ses propres yeux des entreprises vraiment désespérées con- duites à une heureuse fin? En faut-il davantage pour expli- quer ce caractère aventureux , cette absence de tout souci du lendemain qui paraît avoir été un des traits les plus saillants de l’époque directoriale. Fourier accepta donc, sans hésiter, les propositions que ses collègues lui por- tèrent au nom du général en chef; il quitta les fonctions si recherchées de professeur à l’École polytechnique, pour aller... il ne savait où; pour faire... il ne savait quoi! Le hasard plaça Fourier pendant la traversée sur le bâtiment qui portait Kléber. L'amitié que le savant et l'homme de guerre se vouèrent dès ce moment n’a pas été sans quelque influence sur les événements dont l'Égypte fut le théâtre après le départ de Napoléon. Celui qui signait ses ordres du jour : « le membre de » l'Institut commandant en chef l’arinée d'Orient, » ne pouvait manquer de placer une Académie parmi les moyens de régénération de l’antique royaume des Pha- raons. La vaillante armée qu’il commandait venait à peine de conquérir le Kaire dans la mémorable bataille des Pyramides, que l’Institut d'Égypte naquit. Quarante- huit membres, séparés en quatre sections, devaient le composer. Monge eut l'honneur d’en être le premier pré- sident, Comme à Paris, Bonaparte appartenait aux sec- tions mathématiques. La place de secrétaire perpétuel , abandonnée au libre choix de la compagnie, fut tout d’une voix donnée à Fourier. Vous avez vu le célèbre géomètre remplir les mêmes 316 JOSEPH FOURIER. fonctions à l’Académie des sciences; vous avez apprécié l'étendue de ses lumières, sa bienveillance éclairée, son inaltérable affabilité, son esprit droit et conciliant. Ajou- tez par la pensée, à tant de rares qualités, l’activité que la jeunesse, que la santé peuvent seules donner, et vous aurez recréé le secrétaire de l’Institut d'Égypte, et le portrait que je voudrais en faire pâlirait à côté du mo- dèle. Sur les bords du Nil, Fourier se livrait à des recherches assidues sur presque toutes les branches de connaissances que comprenait le vaste cadre de l’Institut. La Décade et le Courrier de l'Égypte font connaître les titres de ses divers travaux. J'y remarque un mémoire sur la résolu- tion générale des équations algébriques ; des recherches sur les méthodes d'élimination; la démonstration d’un nouveau théorème d’algèbre ; un mémoire sur l’analyse indéterminée; des études sur la mécanique générale; un travail technique et historique sur l’aqueduc qui porte les. eaux du Nil au château du Kaire; des considérations sur les Oasis ; le plan de recherches statistiques à entreprendre sur l’état de l'Égypte ; le programme des explorations auxquelles on devrait se livrer sur l'emplacement de l’an- cienne Memphis, et dans toute l’étendue des sépultures ; le tableau des révolutions et des mœurs de l'Égypte, depuis sa conquête par Sélim. Je trouve encore, dans la Décade égyptienne, que, le premier jour complémentaire de l’an vr, Fourier présenta à l’Institut la description d’une machine destinée à faci- liter les irrigations, et qui devait être mue par la force du vent. JOSEPH FOURIER. HT _ Ce travail, si éloigné de la direction ordinaire des idées de notre confrère, n’a pas été imprimé. Il trouverait natu- rellement sa place dans un ouvrage dont l'expédition d'Égypte pourrait encore fournir le sujet, malgré les nombreuses et belles publications qu’elle a déjà fait naître: ce serait la description des fabriques d’acier, d'armes, de poudre, de drap, de machines, d’instruments de toute espèce que notre armée eut à improviser. Si, pendant notre enfance, les expédients que Robinson Crusoé met en œuvre pour échapper aux dangers romanesques qui vien- nent sans cesse l’assaillir, excitent vivement notre intérêt, comment dans l’âge mûr verrions-nous avec indifférence une poignée de Français, jetée sur les rives inhospitalières de l'Afrique, sans aucune communication possible avec la mère patrie, forcée de combattre à la fois les éléments et de formidables armées, manquant de nourriture, de vête- ments, d'armes, de munitions, et suppléant à tout à force de génie ! La longue route que j'ai encore à parcourir me per- mettra à peine d’ajouter quelques mots sur les services administratifs de l’illustre géomètre. Commissaire français auprès du divan du Kaire, il était devenu l'intermédiaire officiel entre le général en chef et tout Égyptien qui pou- vait avoir à se plaindre d’une attaque contre sa personne, sa propriété, ses mœurs, ses usages, sa croyance. Des formes toujours douces; de scrupuleux ménagements pour des préjugés, qu’on eût vainement combattus de front; _ un esprit de justice inflexible, lui avaient donné sur la population musulmane un ascendant que les préceptes du Koran ne permettaient guère d'espérer, et qui servit puis- 8 JOSEPH FOURIER. samment à entretenir des relations amicales entre les habi- tants du Kaire et le soldat français. Fourier était surtout en vénération parmi les cheïiks et les ulémas. Une seule anecdote fera comprendre que ce sentiment était com- mandé par la plus légitime reconnaissance. L'Émir Hadgy, où princé de la caravane, que le géné- ral Bonaparte avait nommé en arrivant au Kaïre, s'évada pendant la Campagne de Syrie. On eut, dès lors, dé très- fortes raisons de croire que quatre cheiks ulémas s'étaient rendus complices de la trahison. De retour en Égypte, Bonaparte confia l'examen de cette grave affaire à Fou- rier. « Ne me proposez pas, dit-il, des demi-mesures. Vous avez à prononcer sur de grands personnages : il faut ou leur trancher la tête, ou les inviter à diner. » Le len- demain de cet entretien, les quatre cheïks dinaient avec le général en chef. En suivant les inspirations de son cœur, Fourier ne faisait pas seulement un acte d’hüuma- nité, c'était de plus de l'excellente politique. Notre savant confrère, M. Geoffroy Saint-Hilairé, de qui je tiens l'anec- dote, raconte en effet que Soleyman él Fäyoumi, le prin- cipal des chefs égyptiens, dont le supplice, grâce à notre confrère, s'était transformé si heureusement en un ban- quet, saisissait toutes les occasions de célébrer parmi ses compatriotes la générosité française. Fourier ne montra pas moins d’habileté lorsque nos généraux lui donnèrent des missions diplomatiques. C’est à sa finesse, à son aménité, que notre armée fut redevable d’un traité d’alliance offensive et défensive avec Mourad- Bey. Justement fier du résultat, Fourier oublia de faire connaître les détails de la négociation. On doit vivement | JOSEPH FOURIER. 9. | leregretter, car le plénipotentiaire de Mourad était une - femme, cette même Sitty Néficah, que Kléber a immorta- lisée en proclamant sa bienfaisance, son noble caractère dans le bulletin d’'Héliopolis, et qui, du reste, était déjà célèbre d’une extrémité de l’Asie à l’autre, à cause des révolutions sanglantes que sa beauté sans pareille avait suscitées parmi les mameluks. L'incomparable victoire que Kléber remporta sur lar- mée du grand vizir n’abattit point l'énergie des janis- saires qui s'étaient emparés du Kaire pendant qu’on combattait à Héliopolis. Ils se défendirent de maison en » maison avec un courage héroïque. On avait à opter entre _ l'entière destruction de la ville et une capitulation hono- rable pour les assiégés. Ce dernier parti prévalut : Fou- rier, comme d'habitude, chargé de la négociation, la conduisit à bon port ; mais, cette fois, le traité ne fut pas discuté, convenu et signé dans l’enceinte mystérieuse d’un harem, sur de moelleux divans, à l’ombre de bosquets embaumés. Les pourparlers eurent lieu dans une maison à moitié ruinée par les boulets et par la mitraille; au centre du quartier dont les révoltés disputaient vaillam- . ment la possession à nos soldats; avant même qu'on eût _ pu convenir des bases d’une trêve de quelques heures. . Aussi, lorsque Fourier s’apprêtait à célébrer, suivant les coutumes orientales, la bienvenue du commissaire turc, de nombreux coups de fusil partirent de la maison en face, et une balle traversa la cafetière qu’il tenait à la main. -Sans vouloir mettre en question la bravoure de personne, : ne pensez-vous pas, Messieurs, que si les diplomates étaient ordinairement placés dans des positions aussi péril- à 320 JOSEPH. FOURIER. leuses, le public aurait moins à se plaindre de leurs pro- verbiales lenteurs? Pour réunir en un seul faisceau les services adminis- tratifs de notre infatigable confrère, j'aurais encore à vous le montrer, sur l’escadre anglaise, au moment de la capitulation de Menou, stipulant diverses garanties en faveur des membres de l’Institut d'Égypte ; mais des ser- vices non moins importants et d’une autre nature, récla- ment aussi notre attention. Ils nous forceront même à revenir sur nos pas, à remonter jusqu'à l’époque, de glo- rieuse mémoire, où Desaix achevait la conquête de la haute Égypte, autant par la sagesse, la modération et l'inflexible justice de tous ses actes, que par la rapidité et l'audace des opérations militaires. Bonaparte chargea alors deux commissions nombreuses d’aller explorer dans ces régions reculées, une multitude de monuments dont les modernes soupçonnaient à peine l'existence. Fourier et Costaz furent les commandants de ces commissions ; je dis les commandants, car une force militaire assez imposante leur avait été confiée ; car c’était souvent à l'issue d’un combat avec des tribus nomades d’Arabes, que l’astronome trouvait dans le mouvement des astres, les éléments d’une future carte géographique ; que le naturaliste recueillait des végétaux inconnus, déterminait. la constitution géologique du sol, se livrait à des dissec- tions pénibles; que l’antiquaire mesurait les dimensions des édifices, qu’il essayait de copier avec exactitude les images fantasques dont tout était couvert dans ce singu- lier pays, depuis les plus petits meubles, depuis les sim- ples jouets des enfants, jusqu'à ces prodigieux palais, JOSEPH FOURIER. 34. jusqu’à.ces façades immenses à côté desquelles les plus vastes constructions modernes attireraient à peine un regard. : Les deux commissions savantes étudièrent avec un soin scrupuleux le temple magnifique de l’ancienne Tentyris, et surtout les séries de signes astronomiques qui ont sou- levé de nos jours de si vifs débats; les monuments remar- . quables de l’Ile mystérieuse et sacrée d’ Éléphantine ; les ruines de Thèbes aux cent portes, devant lesquelles {et ce n'étaient cependant que des ruines!) notre armée-étonnée s'arrêta tout entière pour applaudir. - … Fourier présidait encore, dans la haute . à ces U mémorables travaux, lorsque le général en chef quitta brusquement Alexandrie, et revint en France avec ses principaux amis. Ils se trompèrent donc, ceux qui, ne voyant pas notre confrère sur la frégate le Muiron, à côté -de Monge et de Berthollet, imaginèrent que Bonaparte n'avait pas su apprécier ses éminentes qualités. Si Fou- rier ne fut point du voyage, c’est qu’il était à cent lieues de la her. “# quand le Muiron mit à la voile. L’ex- plication cesse d' être piquante, mais elle est vraie. En tout cas, l'amitié de Kléber pour le secrétaire de l’Institut d'Égypte, la juste influence qu’il lui accorda dans une multitude d'occasions délicates, l’eussent amplement dé- dommagé d’un injuste oubli. J'arrive, Messieurs, à l’époque, de douloureuse mé- moire, où les agas des janissaires réfugiés en Syrie, { désespérant de vaincre, à l’aide des armes loyales du soldat, nos troupes si admirablement commandées, eurent recours au stylet du lâche. Vous le savez, un jeune L —1. 21 329 JOSEPH FOURIER. fânatique dont on avait exalté l’imaginätion dans les mos- quées, par un mois de prières et d’abstinénce, frappa d’un coup mortel le héros d'Héliopolis, au moment où, sans défiance, il écoutait avec sa bonté ordinaire le récit de prétendus griefs et promettait réparation. Ce ialheur, à jamais déplorable, plongea notre colo- nie dans une affliction profonde, Les Égyptiens eux- mêmes mélèrent leurs larmes à celles des soldats français! . Pär une délicatesse de sentiment dont nous avons le tort de ne pas croire les mahométans capables, ils n’oubliè- rent point alors, ils n’ont jämais oublié depuis, de faire remarquer que l'assassin et ses trois complices n’étaient pas nés sur les bords du Nil. L’arméé, pour tromper sa douleur, désira que les funé- r'ailles de Kléber fussent célébrées avec uné grande pompé. Elle voulut aussi qu’en ce jour solennel on lui retraçât la longue série d’actions éclatäntes qüi porteront le nom de l’illustre général jusqu'à nos deïtiiers neveux. Par un concert unanime, cette honorable ét périlleuse mission fut confiée à Fourier. | Il est bien peu d'hommes, Messieurs, qui n’aïent pas vü les rêves brillants de leur jeunesse aller se brisér, l’un après l’autre, contre les tristes réalités de l’âge mûr: Fou- rier a été une de ces räres exceptions. | Reportez-vous, en effet, par la pensée, à 1789, et cherchez ce qué l’avenir pouvait prométtré à l’humble néophyte de Saint-Benoît-sur-Loir. Sans doute üñ peu dé | gloire littéraire ; la faveur de se faire entendre quelquefois dans les térples dé la capitale; la satisfaction d'être : chargé du panégÿrique de tél ou tel personnage officiel- JOSEPH FOURIER. | 323 lement célèbre. Eh bien! néüf anñées se seront à peine écoulées, et vous le trouverez à-ia tête de l’Institut d'Égypte, étil sera l’oracle, l’idole d’une compagnie qui comptait parmi ses membres, Bonaparte, Berthollet, Monge, Malus, Geoffroy Saint-Hilaire, Conté, etc.; et sans cessé les généraux $e reposeront sur lui du soin de dénouer des difficultés en apparence insolubles, et l’ar- mée d'Orient elle-même, si riche dans tous les genres d'illustrations, ne voudra pas d'autre interprète quand il faudra raconter les hauts faits du héros qu'elle venait de perdre. Ce fut Sur la brèche d’un bastion récemment enlevé d'assaut par n0s troupes, en vue du plus majestueux des fleuves, de la magnifique vallée qu’il féconde, de l’affreux désert de Libye, des colossales pyramides de Gizeh; ce fui én présence de vingt populations d’origines diverses que le Kaire réunit dans sa vaste enceinte, devant les plus vaillants soldäts qui jamais eussent foulé une terre où, cependant, les noms d’Alexandré et de César reten- tissent éncore; ce fut au milieu de tout ce qui pouvait émouvoir le cœur, agrandir les idées, exciter l’imagina- tion, que Fourier déroula la noble vie de Kléber. L'ora- teur était écouté avec un religieux silence: mais bientôt, désignant du geste les soldats rangés en bataille devant lui, il S’écrie : « Ah ! combien dé vous eussent aspiré à l'hon- ñeur de Se jeter entre Kléber ét son assassin ! Je vous prends à témoin, intrépide cavalerie qui accourûtes pour le sauver sur les hauteurs de Koraïm, et dissipätes en un instant la multitude d’ennemis qui l'avaient enveloppé! » A ces mots . un frémissement éléctrique agite l’armée tout entière; les 324 JOSEPH FOURIER. drapeaux s’inclinent, les rangs se pressent, les armes s’en- tre-choquent, un long gémissement s’échappe de quel- ques milliers de poitrines déchirées par le sabre et par la mitraille, et la voix de l’orateur va se perdre au milieu des sanglots. Peu de mois après, sur le même bastion, devant les mêmes soldats, Fourier célébrait, avec non moins d’élo- quence, les exploits, les vertus du général que les peuples conquis en Afrique saluèrent du nom si flatteur de sultan juste ; et qui venait de faire à Marengo le sacrifice de sa vie, pour assurer le triomphe des armes françaises. Fourier ne quitta l'Égypte qu'avec les derniers débris de l’armée, à la suite de la capitulation signée par Menou. De retour en France, ses premières, ses plus constantes démarches eurent pour objet l'illustration de l’expédition mémorable dont il avait été un des membres les plus actifs et les plus utiles. L'idée de rassembler en un seul faisceau les travaux si variés de tous ses confrères, lui appartient incontestablement. J’en trouve la preuve dans une lettre, encore manuscrite, qu’il écrivit à Kléber, de Thèbes, le 20 vendémiaire an vi. Aucun acte public dans lequel il soit fait mention de ce grand monument littéraire, n’est d’une date antérieure. L'Institut du Kaire, en adoptant dès le mois de frimaire an vu le projet d’un ouvrage d'Égypte, confiait à Fourier le soin d’en réunir les éléments épars, de les coordonner, et de rédiger l'introduction générale. | Cette introduction a été publiée sous le titre de Préface historique. Fontanes y voyait réunies les grâces d'Athènes et la sagesse de l'Égypte. Que pourrais-je ajouter à un pareil JOSEPH FOURIER. 325 éloge? Je dirai seulement qu'on y trouve, en quelques pages, les principaux traits du gouvernement des Pha- raons, et les résultats de l’asservissement de l'antique Égypte par les rois de Perse, les Ptolémées, les successeurs d’Auguste, empereurs de Byzance, les premiers califes, le célèbre Saladin, les mameluks et les princes ottomans. Les diverses phases de notre aventureuse expédition y sont. surtout caractérisées avec le plus grand soin. Fourier porte le scrupule jusqu’à essayer de prouver qu’elle fut légitime. J'ai dit seulement jusqu’à essayer , car, en ce point, il pourrait bien y avoir quelque chose à rabattre de la seconde partie de l'éloge de Fontanes. Si, en 1797, nos compatriotes éprouvaient au Kaïre ou à Alexandrie, des outrages, des extorsions que le Grand Seigneur ne voulait ou ne savait pas réprimer, on peut, à toute rigueur, admettre que la France devait se faire justice elle-même, qu’elle avait le droit d'envoyer une puissante armée pour mettre les douaniers turcs à la raison. Maisil y a loin de là à soutenir que le divan de Constantinople aurait dû favo- riser l'expédition française ; que notre conquête allait, en quelque sorte lui rendre l'Égypte et la Syrie; que la prise d'Alexandrie et la bataille des Pyramides ajouteraient à léclat du nom ottoman! Au surplus, le public s’est em- pressé d’absoudre Fourier de ce qu’il y a de hasardé dans cette petite partie de son bel ouvrage. Il en a cherché l’origine dans les exigences de la politique. Tranchons le mot, derrière certains sophismes, i a cru voir la main de l'ancien général en chef de l’armée d'Orient ! Napoléon aurait donc participé par des avis, par des conseils, ou, si l’on veut, par des ordres impératifs, à la 326 JOSEPH FOURIER. composition du discours de Fourier. Ce quinaguère n’était qu’une conjecture plausible est devenu maintenant un fait incontestable. Grâce à la complaisance de M. Champol- lion-Figeac , je tenais ces jours derniers dans mes mains, quelques parties des premières épreuves de la préface his- torique, Ces épreuves furent remises à l'Empereur, qui voulut en prendre connaissance à tête reposée avant de les lire avec Fourier. Elles sont couvertes de notes mar- ginales, et les additions qui en ont été la conséquence s'élèvent à près du tiers de l'étendue du discours primitif. Sur ces feuilles, comme dans l’œuvre définitive livrée au public, on remarque l’absence complète de noms propres: il n’y a d'exception que pour les trois généraux en chef, Ainsi Fourier s'était imposé lw-même la réserve que cer- taines vanités ont tant blâmée. J’ajouterai que nulle part, sur les épreuves si précieuses de M. Champollion, on n’aperçoil de traces des misérables sentiments de jalousie qu’on a prêtés à Napoléon. Il est vrai qu’en montrant du doigt le mot {lustre appliqué à Kléber, l'Empereur dit à notre confrère : « QUELQU'UN #”°a fait remarquer CETTE ÉPITHÈTE ; » Mais après une petite pause il ajouta : « Il est convenu que vous la laisserez, car elle est juste et bien méritée. » Ces paroles, Messieurs, honoraient encore moins le monarque qu’elles ne flétrissaient dans le quel- qu'un, que je regrette de ne pouvoir désigner autrement, ces vils courtisans, dont toute la vie se passe à épier les faiblesses, les mauvaises passions de leurs maîtres, afin de s’en faire le marchepied qui doit les conduire aux hon- neurs et à la fortune! JOSEPH FOURIER. 327 FOURIER PRÉFET DE L'ISÈRE. ., A peine de retour en Europe, Fourier fut nommé (le 2 janvier 4802) préfet du département de l'Isère. L'an- cien Dauphiné était alors en proie à des dissensions poli- tiques ardentes. Les républicains, les partisans de l’émi- gration, ceux -qui s'étaient rangés sous les bannières du gouvernement consulaire, formaient autant de castes dis- tinctes entre lesquelles tout rapprochement semblait impos- sible. Eh bien, Messieurs, l'impossible, Fourier l'opéra. Son premier soin fut de faire considérer l'hôtel de la pré- fecture comme un terrain neutre, où chacun-pouvait se montrer sans même l'apparence d’une concession. La seule curiosité, d’abord, y amena la foule; mais la foule revint, car, en France, elle déserte rarement les salons où l'on trouve un hôte poli, bienveillant, spirituel sans fatuité et savant sans pédanterie. Ce qu’on avait divulgué des opinions de notre confrère sur l’antibiblique ancien- neté des monuments égyptiens inspirait surtout de vives appréhensions au parti religieux ; on lui apprit adroitement que le nouveau préfet comptait un saint dans sa famille; que le bienheureuæ Pierre Fourier, instituteur des reli- gieusesde la congrégation de Notre-Dame, était son grand- oncle, et cette circonstance opéra un rapprochement que l'inébranlable respect du premier magistrat de Grenoble pour toutes les opinions consciencieuses cimenta chaque jour davantage. Dès qu'il fut assuré d’une trêve avec les partis poli- tiques et religieux, Fourier put se livrer sans réserve aux 328 JOSEPH FOURIER. devoirs de sa place. Ces devoirs, il ne les faisait pas seu- lement consister à entasser sans mesure et sans profit, paperasse sur paperasse. Il prenait une connaissance per- sonnelle des projets qui lui étaient soumis; il se faisait le promoteur infatigable de tous ceux que des préjugés cher- chaient à étouffer dans leur germe. On doit ranger dans cette dernière classe la superbe route de Grenoble à Turin par le Mont Genèvre, que les événements de 48144 sont venus si malheureusement interrompre, et surtout le des- séchement des marais de Bourgoin. Ces marais, que Louis XIV avait donnés au maréchal de Turenne, étaient un foyer d’infection pour les trente- sept communes dont ils couvraient en partie le territoire. Fourier dirigea personnellement les opérations topogra- phiques qui établirent la possibilité du desséchement, Ces documents à la main, il alla de village en village, je dirais presque de maison en maison, régler le sacrifice que chaque famille devait s’imposer dans l'intérêt géné- ral, À force de ménagements, de tact, de patience « en prenant l’épi dans son sens et jamais à rebours, » trente- sept conseils municipaux furent amenés à souscrire une transaction commune, sans laquelle l'opération projetée n'aurait pas même pu avoir un commencement d’exécu- tion. Le succès couronna cette rare persévérance. De riches moissons, de gras pâturages, de nombreux trou- peaux, une population forte et heureuse, couvrent aujour- d’hui un immense territoire, où jadis le voyageur n’osait pas s'arrêter seulement quelques heures. Un des prédécesseurs de Fourier dans la charge’ de secrétaire perpétuel de l’Académie, crut un jour devoir JOSEPH FOURIER. 329 s’excuser d’avoir rendu un compte détaillé de certaines recherches de Leïbnitz qui n’avaient point exigé de grands efforts d'intelligence : « On doit être, disait-il, fort obligé à un homme tel que lui, quand il veut bien, pour l'utilité publique faire quelque chose qui ne soit pas de génie! » Je n’ai pas à concevoir de pareils scrupules : aujourd’hui les sciences sont envisagées de trop haut pour qu’on puisse hésiter à placer au premier rang des travaux dont elles s’honorent, ceux qui répandent l’aisance, Ja santé, le bonheur au sein des populations ouvrières. En présence d’une partie de l’Académie des inscrip- tions; dans une enceinte où le nom d’hiéroglyphe a si souvent retenti, je ne puis pas me dispenser de dire le service que Fourier rendit aux sciences en leur” coñser- vant Champollion. Le jeune professeur d'histoire à la faculté des lettres de Grenoble vient d’ atteindre vingt ans, Le sort l’appelle à prendre le mousquet. Fourier l'exempte en s'appuyant sur le titre d'élève « de l'École des langues orientales, que Champollion avait eu à Paris. Le ministère de la guerre apprend que l'élève donna jadis sa démission; il crie à la fraude et lance un ordre de départ foudroyant, qui semble même interdire l’idée d'une réclamation. Fourier cependant ne se décourage point; ses démarches sont habiles et préssantes: il fait enfin une peinture si animée du talent précoce de son jeune ami, qu’elle arrache au pouvoir un décret d’exemp- tion spécial. 11 n’était pas facile, Messieurs, d’obtenir de pareils succès. A la même époque , un conscrit, membre de notre Académie, ne parvenait à faire révoquer son ordre de départ qu’en déclarant qu’il suivrait à pied, et 330 JOSEPH FOURIER, en costume de l’Institut, le contingent de l’arrondisse- ment de Paris dans lequel il se trouvait classé. THÉORIE MATHÉMATIQUE DE LA CHALEUR, Les travaux administratifs du préfet de l’Isère inter- rompirent à peine les méditations du littérateur et du géo- mètre. C’est de Grenoble que datent les principaux écrits de Fourier; c'est à Grenoble qu’il composa la Théorie mathématique de la chaleur, son principal titre à la recon- naissance du monde savant. Je suis loin de m’aveugler sur la difficulté d'analyser clairement ce bel ouvrage, et toutefois je vais essayer de marquer un à un les pas qu’il a fait faire à la science. Vous m’écouterez, Messieurs, avec indulgence , malgré plusieurs détails minutieusement techniques, puisque je remplis le mandat dont vous m'avez honoré, Les peuples anciens avaient pour le merveilleux un goût, disons mieux, une passion qui leur faisait oublier jusqu'aux devoirs sacrés de la reconnaissance, Voyez-les, par exemple, groupant en un seul faisceau les hauts faits d’un grand nombre de héros dont ils n’ont pas même daigné conserver les noms, et en doter le seul person- nage d’'Hercule. La suite des siècles ne nous a pas rendus plus sages. Le public, à notre époque, mêle aussi avec délices la fable à l’histoire. Dans toutes les carrières, dans celle des sciences surtout, il se complaît à créer des Hercules, Aux yeux du vulgaire, il n’est pas une décou- verte astronomique qui ne soit due à Herschel. La théo- rie des mouvements planétaires est identifiée avec le nom JOSEPH FOURIER, 3 de Laplace; à peine accorde-t-on un léger souvenir aux éminents travaux de d’Alembert, de Clairaut, d’Euler, de Lagrange. Watt est le créateur exclusif de la machine à vapeur. Chaptal a doté les arts chimiques de l’'en- semble des procédés féconds, ingénieux, qui assurent leur prospérité. Dans cette enceinte même, une voix élo- quente ne disait-elle pas naguère qu'avant Fourier, le phénomène de la chaleur était à peine étudié; que le célèbre géomètre avait fait lui seul plus d'observations que tous ses deyanciers ensemble; qu ’mventeur d’une science nouvelle , d’un seul jet il l’avait presque achevée! Au risque d’être beaucoup moins piquant, l'organe de l’Académie des sciences ne saurait se permettre de pareils élans d'enthousiasme. Il doit se rappeler que ces solen- nités n’ont pas seulement pour objet de célébrer les décou- vertes des académiciens; qu’elles sont aussi destinées à féconder le mérite modeste; qu’un observateur oublié de ses contemporains, est souvent soutenu dans ses veilles laborieuses par la pensée qu’il obtiendra un regard bien- veillant de la postérité, Autant que cela dépend de nous, faisons qu’un espoir aussi juste, aussi nature], ne soit pas déçu. Accordons un légitime, un éclatant hommage à ces hommes d'élite que la nature a doués du précieux privilége de coordonner mille faits isolés, d’en faire jaillir de séduisantes théories ; mais n’oublions pas que la fau- cille du moissonneur avait coupé les épis avant qu'on püt songer à les réunir en gerbes! La chaleur se présente dans les phénomènes naturels et dans ceux qui sont le produit de l’art sous deux formes entièrement distinctes, que Fourier a envisagées séparé- 332 JOSEPH FOURIER. ment. J’adopterai la même division, en commençant tou- tefois l'analyse historique que je dois vous soumettre par la chaleur rayonnante. Personne ne peut douter qu’il n’y ait une différence physique, bien digne d’être étudiée, entre la boule de fer à la température ordinaire qu’on manie à son gré, et la boule de fer de même dimension que la flamme d’un four- neau a fortement échauffée , et dont on ne saurait appro- cher sans se brüler. Cette différence, suivant la plupart des physiciens $ provient d’une certaine quantité d’un fluide élastique, impondérable, ou du moins impondéré, avec lequel la seconde boule s’était combinée dans l’acte de l’échauffement. Le fluide qui, en s’ajoutant aux corps froids, les rend chauds, est désigné par le nom de cha- leur ou de calorique. Les corps inégalement échauffés, placés en présence, agissent les uns sur les autres, même à de grandes dis- tances, même à travers le vide, car les plus froids se réchauffent et les plus chauds se refroidissent ; car, après un certain temps, ils sont au même degré, quelle qu'’ait été la différence de leurs températures primitives. Dans l'hypothèse que nous avons signalée et admise, il n’est qu’une manière de concevoir cette action à dis- tance : c’est de supposer qu’elle s’opère à l’aide de cer- tains effluves qui traversent l’espace en allant du corps chaud au corps froid; c’est d’admettre qu’un corps chaud lance autour de lui des rayons de chaleur, comme les corps lumineux lancent des rayons de lumière. Les effluves , les émanations rayonnantes à l’aide des- quelles deux corps éloignés l’un de l’autre se mettent en JOSEPH FOURIER. 333 communication calorifique, ont été très-convenablement désignés sous le nom de calorique rayonnant. Le calorique rayonnant avait déjà été, quoi qu’on en ait dit, l'objet d'importantes expériences, avant les tra- vaux de Fourier. Les célèbres académiciens del Cimento trouvaient, il y a près de deux siècles, que ce calorique se réfléchit comme la lumière; qu’ainsi que la lumière, un miroir concave le concentre à son foyer. En substi- tuant des boules de neige à des corps échauffés , ils allè- rent même jusqu’à prouver qu'on peut former des foyers frigorifiques par voie de réflexion. Quelques années après, Mariotte, membre de cette Académie, découvrit qu’il existe différentes natures de calorique rayonnant; que celui dont les rayons solaires sont accompagnés, traverse tous les milieux diaphanes aussi facilement que le fait la lumière ; tandis que le calo- rique qui émane d’une matière fortement échauffée, mais encore obscure , tandis que les rayons de calorique, qui se trouvent mêlés aux rayons lumineux d’un corps médio- crement incandescent, sont arrêtés presque en totalité dans leur trajet au travers de la lame de verre la plus transparente ! Cette remarquable découverte, pour le dire en passant, montra combien avaient été heureusement inspirés, mal- gré les railleries de prétendus savants, les ouvriers fon- deurs qui, de temps immémorial, ne regardaient la ma- tière incandescente de leurs fourneaux qu’à travers un verre de vitre ordinaire, pensant, à l’aide de cet arti- fice, arrêter seulement la chaleur qui eût brûlé leurs yeux. 334 | JOSEPH FOURIER. Dans les Sciences expérimentales, le$ époques de brillants progrès sont presque toujours séparées par de longs intervalles d’un repos à peu près absolu. Aïnsi, après Mariotte , il s'écoule plus d’un siècle sans qué l’his- toire ait à enregistrer aucune nouvelle propriété du calo- rique rayonnant. Ensuite, et coup sur Coup, on trouve dans la lumière solaire des rayons calorifiques obscurs, dont l'existence ne saurait être constatée qu’âvec le ther- momètre, et qui peuvent être complétement séparés des rayons lumineux à l’aide du prisme; on découvre, à l'égard des corps terrestrés, que l’émission des rayons calorifiques, et conséquemment que le refroidissement de ces corps est considérablement ralenti par le poli des sur- faces; que la couleur, la nature et l’épaisseur des enduits dont ces mêmes surfaces peuvent être revêtues, exercent aussi une influence manifeste sur leur pouvoir émissif; l'expérience enfin rectifiant les vagues prévisions aux- quelles les esprits les plus éclairés s’abandonnent eux- mêmes avec tant d’étourderie, montre que les rayons calorifiques qui s’élancent de là paroi plane d’un corps échauffé n’ont pas la même force, la même intensité dans toutes les directions; que le maximum correspond à l'émission perpendiculaire, et le minimum aux émissions parallèles à la surface. Entre ces deux positions extrêmes, comment s’opèré l’affaiblissement du pouvoir émissif? Leslie chercha, le prèmier, la solution de cette question importante. Ses observations semblèrent prouver que les intensités des rayons sortants Sont proportionnelles (il faut bien, Mes- sieurs, que j'emploie l'expression scientifique), sont JOSEPH FOURIER. 335 propottionnelles aux sinus dès angles que forment ces rayons âvec la surface échäuffée; mais les quantités sur lesquelles on avait dû expérimenter étaient trop faîbles ; les incertitudes dés äppréciations thermométriques, com- parées à l'effet total, étaient au contraire trop grandes pour ne pas commander une extrême défiance ; eh bien, MesSieurs, un problème devant lequel tous les procédés, tous les ihstraments de là physique moderne étaient restés impuissants, Fourier la Complétement résolu, sans avoir besoïn de ténter aucune expérience nouvelle. La loi cherchée de l'émission du calorique, il l’a trouvée, avec une pérspicacité qu’on ne saurait ässez admirer, dans les phénomènes de température les plus ordinaires, dans des phénomènes qui, de prime abord, semblent devoir en être tout à fait indépendants. | Tel est lé privilége du génie : il apercoit , il saisit des rapports, là où des yeux vulgaires ne voient que des faits isolés. 3 * Personne ne doute, et d’ailleurs l'expérience à pro- noncé, que dans tous les points d’un espace términé par une enveloppe quelconque entretenue à une température côtistanité, on ne doive éprouver une température con- stante aussi, et précisément celle de l'enveloppe. Or, Fourier à établi que, si les rayons calorifiques émis avaient une égale intensité dans toutes lés directions, que, si cette même intensité ne variait pas proportion nellement au sinus de l'angle d'émission, la tempéré: ture d’un corps situé dans l'enceinte dépendrait de la place qu'il y occuperait : que la température de l'eau bouillante où celle du fer fondant , par éxemple, existeraient en cer- 336 JOSEPH FOURIER. tains points d’une enveloppe creuse de glace!! Dans le vaste domaine des sciences physiques, on ne trouverait pas une application plus piquante de la célèbre méthode de réduction à l'absurde dont les anciens mathématiciens faisaient usage pour démontrer les vérités abstraites de la géométrie, Je ne quitterai pas cette première partie des travaux de Fourier, sans ajouter -qu’il ne s’est point contenté de : démontrer, avec tant de bonheur, la loi remarquable qui lie les intensités comparatives des rayons calorifiques émanés, sous toutes sortes d’angles, de la surface des corps échauffés ; il a cherché, de plus, la cause physique de cette loi; il l’a trouvée dans une circonstance que ses prédécesseurs avaient entièrement négligée. Supposons, a-t-il dit, que les corps émettent de la chaleur, non-seu- lement par leurs molécules superficielles, mais. encore par des points intérieurs. Admettons, de plus, que la chaleur de ces derniers points ne puisse arriver à la sur- face en traversant une certaine épaisseur de matière, sans éprouver quelque absorption. Ces deux hypothèses, Fourier les traduit en calcul, et il en fait surgir mathé- matiquement la loi expérimentale du sinus. Après avoir résisté à une épreuve aussi radicale, les deux hypothèses se trouvaient complétement justifiées ; elles.sont devenues des lois de la nature; elles signalent dans le calorique des propriétés cachées, qui pouvaient seulement être aperçues par les yeux de l'esprit. | Dans la seconde question traitée par Fourier, la cha- leur se présente sous une nouvelle forme. Il y a plus de difficulté à suivre ses mouvements; mais aussi les consé- JOSEPH FOURIER. 337 quete de la meer eg sont plus générales, plus impor tantes. s La chaleur, excitée, concentrée en un certain ot d’un corps solide, se communique, par voie de conducti- bilité, d’abord aux particules les plus voisines du point échauffé, ensuite de proche en proche à toutes les régions du corps. De là le problème dont voici l'énoncé : Par quelles routes et avec quelles vitesses s’effectue la propagation de la chaleur, dans des corps de forme et de nature diverses, soumis à certaines conditions initiales? Au fond, l’Académie des sciences avait déjà proposé ce problème, comme sujet de prix, dès Fannée 1736. Alors les termes de chaleur et de calorique n'étant pas en usage, elle demanda l'étude de la nature et de la pro- pagation ou Feu! Le mot feu, jeté ainsi dans le pro- gramme sans autre explication, donna lieu à la plus étrange méprise, La plupart des physiciens s’imaginèrent qu’il s’agissait d'expliquer de quelle manière lincendie se communique et grandit dans un amas de matières combustibles, Quinze concurrents se présentèrent; trois furent couronnés. Ce concours donna peu de résultats. Toutefois, une singulière réunion de circonstances et de noms propres en rendra le souvenir durable. . Le public n’eut-il pas le droit de s’étonner, en lisant cette déclaration académique : « La question ne donne « presque aucune prise à la géométrie! » En matière d’inventions, tenter de faire la part de l'avenir, c’est se préparer d’éclatants mécomptes. Un des concurrents, le grand Euler, prit cependant ces paroles à la lettre. Les L—L 22 338 JOSEPH FOURIER. rêveries dont son mémoire fourmille ne: sont rachetées, cette fois, par aucune de ces brillantes découvertes d’ana- lyse, j'ai presque dit de ces sublimes inspirations qui lui étaient si familières. Heureusement Euler joignit à son mémoire un supplément vraiment digne de lui. Le père Lozeran de Fiesc et le comte de Créqui, obtinrent lhon- neur insigne de voir leurs noms. inscrits à côté de celui de lillustre géomètre, sans qu’il soit possible aujour- d’hui d’apercevoir dans leurs mémoires aucune espèce de mérite, pas même celui de la politesse, car l’homme de cour dit rudement à l’Académie : « La question que vous avez soulevée n’intéresse que la curiosité des hommes, » Parmi les concurrents moins favorablement. traités, nous apercevons l’un des plus grands écrivains que la France ait produits : l’auteur de la Henriade. Le mémoire de Voltaire était sans doute loin de résoudre: le problème proposé; mais il brillait, du moins, par Pélégance, la clarté, la précision du langage; j’ajouterai par une argu- mentation sévère, car si l’auteur, parfois, arrive à des résultats contestables, c’est seulement quand il emprunte de fausses données à la chimie et à la physique de Fépo- que, sciences qui venaient à peine de naître. Au. surplus, la couleur anticartésienne de quelques articles du. mémoire de Voltaire devait trouver peu de faveur dans une com- pagnie où le cartésianisme, escorté de ses insaisissables tourbillons, coulait à pleins bords. On trouverait plus difficilement les causes qui firent! dédaigner le mémoire d’un quatrième. concurrent, de madame la: marquise du Châtelet, car elle aussi était. entrée dans la lice ouverte par l’Académie. Le travails JOSEPH FOURIER. 339 d'Émilie. n’était pas seulement un élégant tableau de toutes les propriétés de la chaleur connues alors des phy- siciens; on y remarquait encore divers projets d’expé- riences , un, entre autres, qu’Herschel a fécondé depuis, et dontil a tiré un des principaux fleurons de sa brillante couronne scientifique. Pendant que de si grands noms étaient engagés dans ce concours, des physiciens, moins ambitieux, posaient expérimentalement les bases solides d’une future théorie mathématique de la chaleur. Les uns constataient que les mêmes quantités de calorique n’élèvent pas d’un égal nombre de degrés la température de poids égaux de dif- férentes substances, et jetaient par là dans la science l’importante notion de capacité. Les autres, à l’aide d’ob- servations non moins certaines, prouvaient que la chaleur appliquée en un point d’une barre, se transmet aux par- ties éloignées, avec plus où moins de vitesse ou d’inten- sité, suivant la nature de la matière dont la barre est formée : ils faisaient naître ainsi les premières idées de conductibilité. La même époque, si de trop grands détails ne m’étaient interdits, nous présenterait d’intéressantes expériences sur une loi de refroidissement admise hypo- thétiquement par Newton. Nous verrions qu’il n’est point vrai qu'à tous les degrés du thermomètre, la perte de _ chaleur d’un corps soit proportionnelle à l'excès de sa | température sur celle du milieu dans lequel il est plongé; mais j'ai hâte de vous montrer la géométrie pénétrant, timidement d’abord, dans les questions de propagation de la chaleur, et y déposant les premiers germes de ses méthodes fécondes. 340 JOSEPH FOURIER. C’est à Lambert, de Mulhouse, qu'est dû ce premier pas. Cet ingénieux géomètre s’était proposé un problème très-simple dont tout le monde peut comprendre le sens. Une barre métallique mince est exposée, par l’une de ses extrémités, à l’action constante et durable d’un cer- tain foyer de chaleur. Les parties voisines du foyer sont échauflées les premières. De proche en proche la chaleur se communique aux portions éloignées, et après un temps assez court, chaque point se trouve avoir acquis le maxi- mum de température auquel il puisse jamais atteindre. L'expérience durerait ensuite cent ans, que l’état thermo- métrique de la barre n’en serait pas modifié. Comme de raison, ce maximum de chaleur est d’au- tant moins fort que l’on s'éloigne davantage du foyer. Y a-t-il quelque rapport entre les températures finales, et les distances des divers points de la barre à l'extrémité directement échauffée? Ce rapport existe, il est très- simple ; Lambert le chercha par le calcul, et l’expérience confirma les résultats de la théorie. À côté de la question, en quelque sorte élémentaire, de la propagation longitudinale de la chaleur, traitée par Lambert, venait se placer le problème plus général, mais aussi beaucoup plus difficile, de cette même propagation dans un corps à trois dimensions terminé par une surface quelconque, Ce problème exigeait le secours de la plus haute analyse. C’est Fourier qui, le premier, l’a mis en équation; c’est à Fourier, aussi, que sont dus certains ! théorèmes à l’aide desquels on peut remonter des équa- ! tions différentielles aux intégrales, et pousser les solutions, % tn Se nd. : «. TE N JOSEPH FOURIER. 3 dans la plupart des cas, jusqu aux dernières applications numériques. Le premier mémoire de Fourier sur la théorie de la chaleur remonte à 1807. L'Académie, à laquelle il avait été soumis, voulant engager l’auteur à l’étendre et à le perfectionner , fit de la question de la propagation de la chaleur, le sujet du grand prix de mathématiques qu’elle devait décerner au commencement de 1812. Fourier concourut, en effet, et sa pièce fut couronnée. Mais, hélas! comme le disait Fontenelle : « Dans le pays même des démonstrations, on trouve encore le moyen de se divi- ser. » Quelques restrictions se mêlèrent au jugement favo- rable de l’Académie. Les illustres commissaires du prix, Laplace, Lagrange, Legendre, tout en proclamant la nouveauté et l'importance du sujet, tout en déclarant que les véritables équations différentielles de la propagation de la chaleur étaient enfin trouvées, disaient qu’ils aper- cevaient des difficultés dans la manière dont l’auteur y parvenait. [ls ajoutèrent que ses moyens d'intégration laissaient quelque chose à désirer, même du côté de la rigueur, sans toutefois appuyer leur opinion d’aucune espèce de développement. ; Fourier n’a jamais adhéré à ces arrêts. A la fin de sa vie, il a même montré d’une manière bien manifeste qu’il les croyait injustes, puisqu'il a fait imprimer sa pièce de prix dans nos volumes, sans y changer un seul mot, Néan- moins, les doutes exprimés par les commissaires de l’Aca- _ démie lui revenaient sans cesse à la mémoire. A l’origine, ils avaient déjà empoisonné chez lui le plaisir du triomphe. Ces premières impressions ajoutées à une grande suscepti- 342 JOSEPH FOURIER. bilité, expliquent comment Fourier finit par voir avec un certain déplaisir les efforts des géomètres qui tentaïent de perfectionner sa théorie. C’est la, Messieurs, une bien étrange aberration dans un esprit si élevé! Il fallait que notre confrère eût oublié qu’il n’est donné à personne de conduire une question scientifique à son terme, et que les grands travaux sur le système du monde, des d’Alem- bert , des Clairaut , des Euler, des Lagrange, des Laplace, tout en immortalisant leurs auteurs, ont sans cesse ajouté de nouveaux rayons à la gloire impérissable de Newton. Faisons en sorte que cet exemple ne soit pas perdu. Lorsque la loi civile impose aux tribunaux le devoir de motiver leurs jugements, les académies, qui sont les tri- bunaux de la science, n’auraient pas même un prétexte pour s’affranchir de cette règle, Par le temps qui court, les corps, aussi bien que les particuliers, font sagement quand ils ne comptent, en toute chose, que sur l'autorité de la raison. CHALEUR CENTRALE DU GLOBE TERRESTRE, Dans tous les temps, la Théorie mathématique de la chaleur aurait excité un vif intérêt parmi les hommes réfléchis, puisqu’en la supposant complète, elle éclaire rait les plus minutieux procédés des arts. De nos jours, . ses nombreux points de contact avec les curieuses décou- vertes des géologues, en ont fait, j'ose le dire, une œuvre de circonstance, Signaler la liaison intime de ces : deux genres de recherches, ce sera présenter le côté le : plus important des découvertes de Fourier, et montrer | JOSEPH FOURIER. 343 combien notre confrère, par une de ces inspirations réser- -vées au génie, avait heureusement choisi le sujet de ses méditations, Les parties de FR minérale dé globe, que les géo- logues appellent les terrains de sédiment, n’ont pas été formées d'un seul jet. Les eaux couvrirent anciennement à plusieurs reprises, des régions situées aujourd'hui au centre de continent. Elles y déposèrent, par minces couches horizontales, diverses natures de roches. Ces roches, quoique immédiatement superposées entre elles, comme le sont les assises d’un mur, ne doivent pas être confondues ; leurs différences frappent les yeux les moins exercés. Il faut même noter cette circonstance capitale, que chaque terrain a une limite nette, parfaitement tran- chée ; qu'aucune transition ne le lie au terrain différent qu'il supporte. L’Océan, source première de ces dépôts, éprouvait donc jadis, dans sa composition chimique, d'énormes changements auxquels il n’est vu sujet au- jourd’hui, À part quelques rares exceptions, résultats de convul- sions locales dont les effets sont d’ailleurs manifestes, ordre relatif d'ancienneté des lits pierreux qui forment la croûte extérieure du globe, doit être celui de leur super- position. Les plus profonds ont été les plus anciennement produits. L'étude attentive de ces diverses enveloppes peut nous aider à remonter la chaîne des temps jusque par delà les époques les plus reculées, et nous éclairer sur le caractère des révolutions époyvantables qui, pério- diquement, ensevelisseient les continents au sein des eaux ou les remettaient à sec. 344 JOSEPH FOURIER. Les roches cristallines granitiques sur lesquelles la mer a opéré ses premiers dépôts, n’ont jamais offert aucun vestige d’être vivant. Ces vestiges, on ne les trouve que dans les terrains sédimenteux. C’est par les végétaux que la vie paraît avoir commencé sur le globe. Des débris de végétaux sont tout ce que l’on rencontre dans les plus anciennes couches déposées par les eaux ; encore appartiennent-ils aux plantes de la com- position la plus simple : à des fougères, à des espèces de joncs, à des lycopodes. La végétation devient de plus en plus composée dans les terrains supérieurs. Enfin, près de la surface, elle est comparable à la végétation des continents actuels, avec cette circonstance, cependant, bien digne d’attention, que certains végétaux qui vivent seulement dans le Midi ; que les grands palmiers, par exemple, se trouvent, à l’état fossile, sous toutes les latitudes et au centre même des régions glacées de la Sibérie. Dans le monde primitif, ces régions hyperboréennes jouissaient donc, en hiver, d’une température au moins égale à celle qu’on éprouve maintenant sous les parallèles où les grands palmiers commencent à se montrer : à Tobolsk, on avait le climat d’Alicante ou d'Alger! Nous ferons jaillir de nouvelles preuves à l’appui de ce mystérieux. résultat, d’un examen attentif de la taille des végétaux. Il existe aujourd’hui des prêles ou joncs marécageux, des fougères et des lycopodes, tout aussi bien en Europe que dans les régions équinoxiales; mais on ne les ren- contre avec de grandes dimensions que dans les climats JOSEPH FOURIER. 345 chauds. Ainsi, mettre en regard les dimensions des -mêmes plantes, c’est vraiment comparer , sous le rapport -de la température, les régions où elles se sont dévelop- pées. Eh bien, placez à côté des plantes fossiles de nos terrains houillers, je ne dirai pas les plantes européennes analogues, mais celles qui couvrent les contrées de l’Ainé- rique méridionale les plus célèbres par la richesse de leur végétation, et vous trouverez les premières incompara- blement plus grandes que les autres. Les flores fossiles de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la Scandinavie, offrent, par exemple, des fougères de 15 mètres de haut, et dont les tiges (des tiges de fougères!) avaient jusqu’à 1 mètre de diamètre, ou trois mètres de tour. Les lycopodiacées qui, aujourd’hui, dans les pays froids ou tempérés, sont des plantes rampantes s’élevant à peine d’un décimètre au-dessus du sol; qui, à l’équa- teur même, au milieu des circonstances les plus favo- rables, ne montent pas à plus d’un mètre, avaient en Europe, dans le monde primitif, jusqu’à 25 mètres de hauteur. Il faudrait être aveugle pour ne point trouver dans ces énormes dimensions, une nouvelle preuve de la haute température dont jouissait notre pays avant les dernières irruptions de l'Océan ! L'étude des animaux fossiles n’est pas moins féconde,. Je m’écarterais de mon sujet, si j'examinais ici comment l’organisation animale s’est développée sur la terre; quelles modifications, ou, plus exactement, quelles com- plications elle a éprouvées après chaque cataclysme, si 346 JOSEPH FOURIER. même je m'’arrêtais à décrire une de ces antiques épo- ques pendant lesquelles la terre, la mer et l'atmosphère n'avaient pour habitants que des reptiles à sang froid de dimensions ‘énormes ; des tortues à carapaces de 3 mètres de diamètre ; des lézards de 17 mètres de long ; des pté- rodactyles, véritables dragons volants aux formes si bizarres, qu’on a pu vouloir, d’après les arguments d’une valeur réelle, les placer tour à tour parmi les reptiles, parmi les mammifères ou parmi les oiseaux, etc. Le but que je me propose n’exige pas d'aussi grands détails; une seule remarque suffira. Parmi les ossements que renferment les terrains les plus voisins de la surface actuelle du globe, il y en a d’hippopotame, de rhinocéros, d’éléphant. Ces restes d'animaux des pays chauds, existent sous toutes les lati- | tudes. Les voyageurs en ont même découvert à l’île Mel- ville, où la température descend aujourd'hui jusqu’à 50 degrés au-dessous de zéro. En Sibérie, on les trouve . en si grande abondance, que lecommerces’en est emparé. . Enfin, sur les falaises dont la mer Glaciale est bordée, ce : ne sont plus des fragments de squelette qu’on rencontre, mais des éléphants tout entiers, recouverts encore de leur chair et de leur peau. Je me tromperais fort, Messieurs, si chacun de vous n’avait pas tiré de ces faits remarquables une conséquence très-remarquable aussi, à laquelle, au surplus, la flore fossile nous avait habitués ; c’est qu’en vieillissant, les régions polaires de notre globe éprouvèrent un refroidis- | sement prodigieux, Dans l'explication d’un phénomène si curieux , les cos- ! JOSEPH FOURIER. 347 mologues n’assignent aucune part à des variations pos- sibles dans l'intensité du soleil ; et, cependant, les étoiles, ces soleils éloignés, n’ont pas la constance d'éclat que le vulgaire leur attribue; et quelques-unes, dans un espace de temps assez court, se sont trouvées réduites à la cen- tième partie de leur intensité primitive ; et plusieurs ont même totalement disparu. On a préféré tout attribuer à une chaleur propre ou d’origine, dont la terre aurait été jadis imprégnée , et qui se serait graduellemont dissipée, Dans cette hypothèse, les terres polaires ont pu évi- demment jouir, à des époques très-anciennes , d’une tem- pérature égale à celle des régions équatoriales où vivent aujourd’hui les éléphants, tout en restant privées, pendant des moïs entiers, de la vue du soleil. Ce n’est pas, au reste, comme explication de l'existence des éléphants en Sibérie, que l'idée de la chaleur propre du globe a pénétré, pour la première fois, dans la science, Quelques savants l'avaient adoptée avant la découverte d’aucun de ces animaux fossiles. Aïnsi, Descartes croyait qu’à l’origine (je cite ses propres expressions), la terre ne différait en rien du soleil, sinon qu’elle était plus petite. Il faudrait donc la considérer comme un soleil éteint. Leïbnitz fit à cette hypothèse l'honneur de se l'approprier. Tl essaya d’en déduire le mode de formation des diverses enveloppes solides dont notre globe se compose. Buffon Jui donna aussi le poids de son éloquente autorité. On saït que d’après ce grand naturaliste, les planètes de notre système seraient de simples parcelles du soleil qu’un choc de comète en aurait détachées, il y a quelques milliers d'années. 348 JOSEPH FOURIER. À l'appui de cette origine ignée de notre globe, Mairan et Buffon citaient déjà les hautes températures des mines profondes, et entre autres, celles des mines de Giroma- gny. Il semble évident que si la terre a été jadis incandes- cente, on ne saurait manquer de rencontrer dans les cou- ches intérieures, c’est-à-dire dans celles qui ont dû se refroidir les dernières, des traces de leur température primitive. L’observateur qui, en pénétrant dans la terre, n’y trouverait pas une chaleur croissante, pourrait donc se croire amplement autorisé à rejeter les conceptions hypo- thétiques de Descartes, de Leibnitz, de Mairan, de Buffon. Mais la proposition inverse a-t-elle la même certitude ? Les torrents de chaleur que le soleii lance depuis tant de siècles n’auraient-ils pas pu se distribuer dans la masse de la terre, de manière à y produire des températures crois- santes avec la profondeur? C’est là une question capitale. Certains esprits, faciles à satisfaire, croyaient conscien- cieusement l’avoir résolue, après avoir dit que l’idée d’une température constante était de beaucoup la plus naturelle ; mais malheur aux sciences si elles rangeaient ainsi des considérations vagues et qui échappent à toute critique, au nombre des motifs d’admettre ou de rejeter les faits et les théories! Fontenelle, Messieurs, aurait tracé leur horoscope dans ces paroles, bien faites pour humilier notre orgueil, et dont, cependant l’histoire des découvertes dévoile en mille endroits la vérité : « Quand « une chose peut être de deux façons, elle est presque « toujours de celle qui nous semblait d’abord la moins « naturelle. » Quelle que soit l'importance de ces réflexions, je m’em- JOSEPH FOURIEH. 349 presse d'ajouter qu'aux arguments sans valeur réelle de ses devanciers, Fourier a substitué des preuves, des dé- monstrations, et l’on sait ce que de pareils termes signi- fient à l’Académie des sciences. Dans tous les lieux de la terre, dès qu’on est descendu à une certaine profondeur, le thermomètre n’éprouve plus de variation diurne, ni de variation annuelle, Il marque le même degré et la même fraction de degré, pendant toute la durée d’une année, et pendant toutes les années, Voilà le fait; que dit la théorie ? Supposez, un moment, que la terre ait constamment reçu toute la chaleur du soleil. Pénétrez dans sa masse d’une quantité suffisante, et vous trouverez avec Fourier, à l’aide du calcul, une température constante pour toutes les époques de l’année. Vous reconnaîtrez de plus que cette température solaire des couches inférieures varie d’un climat à l’autre ; que dans chaque pays, enfin, elle doit être toujours la même, tant qu’on ne s'enfonce pas de quantités fort grandes relativement au rayon du globe, Eh bien, les phénomènes naturels sont en contradiction manifeste avec ce résultat. Les observations faites dans une multitude de mines; les observations de la tempéra- ture de l’eau de fontaines jaillissantes venant de difié- rentes profondeurs, ont toutes donné un accroissement d’un degré centigrade pour vingt à trente mètres d’en- foncement. Ainsi, il y avait quelque chose d’inexact dans Fhypothèse que nous discutions sur les pas de notre confrère. 11 n’est pas vrai que les phénomènes de tempé- rature des couches terrestres puissent être attribués à la seule action des rayons solaires. Cela bien établi, lac- 350 JOSEPH FOURIER. croissement de chaleur qui s’observe sous tous les climats, quand on pénètre dans l'intérieur du globe, est l'indice manifeste d’une chaleur propre. La terre, comme. le vou- laient Descartes et Leibnitz, mais sans pouvoir s'appuyer sur aucun argument démonstratif, devient définitivement, grâce au concours des observations des physiciens et des calculs analytiques de Fourier, un soleil encroûté, dont la haute température pourra être hardiment invoquée toutes les fois que l'explication des anciens, phénomènes géolo- giques l’exigera. Après avoir établi qu’il y a dans notre terre une. cha- leur propre, une chaleur dont la source n’est pas le soleil, et qui, si l’on en juge par les accroissements rapides que donnent les observations, doit être déjà assez forte, à la petite profondeur de sept à huit lieues, pour tenir en fusion toutes les matières connues, il se présente la question de savoir quelle est sa valeur exacte à la surface du globes; quelle part il faut lui faire dans l'évaluation des tempéra- tures terrestres; quel rôle elle joue dans les phénomènes de la vie. Suivant Mairan, Buffon, Bailly, ce rôle serait im- mense. Pour la France, ils évaluent la chaleur qui s'échappe de l’intérieur de la terre à vingt-neuf fois en été et à quatre cents fois en hiver celle qui nous vient du soleil. Ainsi, contre le sentiment général, la chaleur de l’astre qui nous éclaire ne formerait qu’une très-petite artie de celle dont nous ressentons l’heureuse influence. P Cette idée a été développée avec habileté et une grande éloquence, dans les Mémoires de l'Académie, dans les Époques de la nature de Buffon, dans les lettres de Bailly tot te té, és tte Cle AUS Sd SE LUS D D Se à DR de à te À ” JOSEPH FOURIER. 354. à Voltaire sur lOrigine des sciences et sur l’Atlantide. Mais l’ingénieux roman auquel elle sert de base s’est dis- sipé comme une ombre devant le flambeau des mathéma- tiques. ve Fourier ayant découvert que l'excès de la température totale de la surface terrestre sur celle qui résulterait de la seule: action des rayons solaires, a une relation néces- saire et déterminée avec l'accroissement des tempé- ratures à différentes. profondeurs, a pu déduire de la valeur expérimentale de cet accroissement une détermi- nation numérique de l'excès en question. Cet excès est l'effet thermométrique que la chaleur centrale produit à la surface; or, au lieu des grands nombres adoptés par Mairan, Bailly, Buffon, qu'a trouvé notre confrère? un trentième de degré, pas davantage. La surface du globe, qui, à l’origine des choses, était peut-être incandescente, s’est donc refroidie dans le cours des siècles, de manière à conserver à peine une trace sensible de sa température primitive. Cependant, à de grandes profondeurs, la chaleur d'origine est encore énorme, Le temps altérera notablement. les températures intérieures; mais à la surface (et les phénomènes de la surface sont les seuls qui puissent modifier ou compro- mettre: l'existence des êtres vivants), tous les change- ments. sont à fort peu près accomplis. L’affreuse congé- lation du globe, dont Buffon fixait l’époque au moment. où la chaleur centrale se sera totalement dissipée, est. donc un pur rêve. A l'extérieur, la terre n’est plus impré- gnée que de chaleur solaire. Tant que le soleil conser- vera le même éclat, les hommes, d’un pôle à l’autre, 352 JOSEPH FOURIER. retrouveront sous chaque latitude, les climats qui leur ont permis d'y vivre et de s’y établir. Ce sont là, Messieurs, de grands, de magnifiques résultats. En les consignant dans les annales de la science, les historiens ne négligeront pas de signaler cette parti- cularité singulière, que le géomètre à qui l’on dut la pre- mière démonstration certaine de l’existence, au sein de notre globe, d’une chaleur indépendante de l’action solaire, a réduit à néant le rôle immense qu’on faisait jouer à cette chaleur d’origine dans l’explication des phénomènes de température terrestre. Au mérite d’avoir débarrassé la théorie des climats d’une erreur qui restait debout, appuyée sur l’imposante autorité de Mairan, de Bailly, de Buffon , Fourier a joint un mérite plus éclatant encore : il a introduit, dans cette théorie, une considération totalement négligée jusqu’à lui ; il a signalé le rôle que doit y jouer la température de ces espaces célestes, au milieu desquels la terre décrit autour du soleil son orbe immense. En voyant, même sous l’équateur, certaines mon- tagnes couvertes de neiges éternelles; en observant le décroissement rapide de température des couches de l’at- mosphère, pendant les ascensions aérostatiques, les météorologistes avaient cru que dans les régions d’où l'extrême rareté de l’air tiendra toujours les hommes éloi- gnés, et surtout qu’en dehors de l'atmosphère, il doit régner des froids prodigieux. Ce n’était pas seulement par centaines, c'était par milliers de degrés qu’ils les eussent volontiers mesurés. Mais, comme d'habitude, l’imagina- tion, cette folle du logis, avait dépassé toutes les bornes. JOSEPH FOURIER. 353 Les centaines, les milliers de degrés, sont devenus, après l'examen rigide de Fourier, 50 à 60 degrés seule- ment. 50 à 60 degrés au-dessous de zéro, telle est la tem- pérature que le rayonnement stellaire entretient dans les espaces indéfinis sillonnés par les planètes de notre système. Vous vous rappelez tous, Messieurs, avec quelle pré- dilection Fourier nous entretenait de ce résultat. Vous savez combien il se croyait assuré d’avoir assigné la tem- pérature de l’espace à 8 ou 10 degrés près. Par quelle fatalité le Mémoire où, sans doute, notre confrère avait consigné tous les éléments de cette importante détermi- nation ne s'est-il pas retrouvé ? Puisse cette perte irrépa- rable, prouver du moins à tant d’observateurs qu’au lieu de poursuivre obstinément une perfection idéale, qu’il n’est pas donné à l’homme d'atteindre, ils feront sage- ment de mettre le public, le plus tôt possible, dans la confidence de leurs travaux. J'aurais encore une longue carrière à parcourir, si, après avoir signalé quelques-uns des problèmes dont l’état des sciences a permis à notre savant confrère de donner des solutions numériques, je voulais analyser tous ceux qui , renfermés encore dans des formules générales, n’at- tendent que les données de l'expérience pour prendre rang parmi les plus curieuses acquisitions de la physique moderne. Le temps dont je puis disposer m'interdit de pareils développements. Je commettrais cependant un oubli sans excuse si je ne disais que parmi les formules de Fourier, il en est une, destinée à donner la valeur du refroidissement séculaire du globe, et dans laquelle figure | L—L 23 354 JOSEPH FOURIER,. le nombre de siècles écoulés depuis l’origine de ce refroi- dissement. La question, si vivement controversée, de l'ancienneté de notre terre, même en y comprenant sa période d’incandescence, se trouve ainsi ramenée à une détermination thermométrique, Malheureusement ce point de théorie est sujet à des difficultés sérieuses. D’ailleurs la détermination thermométrique, à cause de son exces- sive petitesse , serait réservée aux siècles à venir. RETOUR DE NAPOLÉON DE L'ÎLE D'ELBE. — FOURIER PRÉFET DU RHÔNE.—SA NOMINATION A LA PLACE DE DIRECTEUR DU BUREAU DE LA STATISTIQUE DE LA SEINE. Je viens de faire passer sous vos yeux les fruits scienti- fiques des délassements du préfet de l'Isère. Fourier occu- pait encore cet emploi lorsque Napoléon arriva à Cannes, Sa conduite , pendant cette grave conjoncture, a été l’ob- jet de cent rapports mensongers. J’accomplirai donc un devoir en rétablissant les faits dans toute leur vérité, d’après ce que j'ai entendu de la bouche même de notre confrère, À la nouvelle du débarquement de l'Empereur, les principales autorités de Grenoble se réunirent à la préfec- ture. Là, chacun exposa avec talent, mais surtout, disait: Fourier, avec beaucoup de détails, les difficultés qu’il entrevoyait. Quant aux moyens de les vaincre, on se montrait beaucoup moins fécond. La confiance dans l’élo= quence administrative n’était pas encore usée à cette époque; on se décida donc à recourir aux proclamations.. Le général commandant et le préfet présentèrent chacun JOSEPH FOURIER. 355 un projet. L'assemblée en discutait minutieusement les + termes, lorsqu'un officier de gendarmerie , ancien soldat des armées impériales, s’écria rudement : « Messieurs, dépêchez-vous; sans cela toute délibération deviendra * inutile. Croyez-moi, j'en parle par expérience; Napoléon - suit toujours de bien près les courriers qui annoncent. » - Napoléon arrivait en effet. Après un court moment d’hé- * sitation, deux compagnies de sapeurs, qui avaient été détachées pour couper un pont se réunirent à leur ancien “général. Un bataillon d'infanterie suivit bientôt cet exemple. Enfin, sur les glacis mêmes de la place, en présence de la nombreuse population qui couronnait les “remparts, lé 5° régiment de ligne tout entier prit la "cocarde tricolore, substitua au drapeau blanc l'aigle -Hémoin de vingt batailles qu’il avait conservé, et partit “aux cris de vive l'Empereur ! Après un semblable début, essayer de tenir la campagne eût été une folie. Le géné- ral Maïchand fit donc fermer les portes de la ville. Il espérait encore, malgré les dispositions évidemment hos- tiles des habitants, pouvoir soutenir un siége en règle, “avec le seul secours du 3° régiment du génie, du 4° d’ar- "tillerie et des faibles détachements d'infanterie qui re “avaient pas abandonné. _ Dès ce moment, l'autorité civile avait disparu. Fou- -rier crut donc pouvoir quitter Grenoble et se rendre à Lyon, où les princes étaient réunis. A la seconde Restau- ration, ce départ lui fut imputé à crime, Peu s’en fallut qu'il ne l’'amenât devant une cour d'assises, ou même - devant une cour prévôtale. Certains personnages préten- - daient que la présence du préfet au chef-lieu de l'Isère 356 JOSEPH FOURIER. aurait pu conjurer l'orage; que la résistance serait deve- nue plus vive, mieux ordonnée. On oubliait que nulle part, et à Grenoble moins encore que partout ailleurs, on ne put organiser même un simulacre de résistance. Voyons enfin comment cette ville de guerre, dont la seule présence de Fourier eût prévenu la chute, voyons com- ment elle fut prise. Il est huit heures du soir. La popu- lation et les soldats garnissent les remparts. Napoléon précède sa petite tronpe de quelques pas; il s’avance jus- qu’à la porte, il frappe (rassurez-vous, Messieurs, ce: n’est pas une bataille que je vais décrire), il frappe avec sa tabatière! « Qui est là? crie l'officier de garde. — C’est l'Empereur! ouvrez! — Sire, mon devoir me le: défend. — Ouvrez, vous dis-je; je n’ai pas de temps à perdre. — Mais, sire, lors même que je voudrais vous ouvrir, je ne le pourrais pas : les.clefs sont chez le géné- ral Marchand. — Allez donc les chercher. — Je suis cer-. tain qu’il me les refusera. — Si le général les refuse ,. dites-lui que je le destitue. » | Ces paroles pétrifièrent les soldats. Depuis deux jours, des centaines de proclamations désignaiant Bonaparte" comme une bête fauve, qu’il fallait traquer sans ména- gement; elles commandaient à tout le monde de courir sus, et cet homme cependant menaçait le général d destitution! Le seul mot destituer effaça ia faible ligne de démarcation qui sépara un instant les vieux soldats des’ jeunes recrues ; un mot plaça la garnison tout entière, dans les intérêts de l’Empereur. | Les circonstances de la prise de Grenoble n'étaient p encore connues, lorsque Fourier arriva à Lyon. Il y ap JOSEPH FOURIER. 357 portait la nouvelle de la marche rapide de Napoléon; celle de la défection de deux compagnies de sapeurs , d’un bataillon d'infanterie, du régiment commandé par Labédoyère. De plus il avait été témoin, sur toute la route, de la vive sympathie des habitants des campagnes pour le proscrit de l'île d’Elbe. Le comte d’Artois reçut fort mal le préfet et ses com- munications. 1 déclara que l’arrivée de Napoléon à Gre- noble n’était pas possible; que l’on devait être rassuré sur les dispositions des campagnards. « Quant au fait, dit-il à Fourier, qui se serait passé en votre présence , aux portes mêmes de la ville; quant à des cocardes trico- lores substituées à la cocarde d'Henri IV; quant à des aigles qui auraient remplacé le drapeau blanc, je ne sus- pecte pas votre bonne foi, maïs l'inquiétude vous aura fasciné les yeux. Monsieur le préfet, retournez donc sans retard à Grenoble ; vous me répondez de la ville sur votre tête. » : Vous le voyez, Messieurs, après avoir si longtemps proclamé la nécessité de dire la vérité aux princes, les moralistes feront sagement d'inviter les princes à vouloir bien l'entendre. Fourier obéit à l’ordre qu’on venait de lui donner. Les roues de sa voiture avaient à peine fait quelques tours dans la direction de Grenoble, qu’il fut arrêté par des hussards et conduit à Bourgoin, au quartier général, L'Empereur, étendu alors sur une grande carte, un com- pas à la main, lui dit en le voyant entrer : « Eh bien! monsieur le préfet! vous aussi, vous me déclariez la guerre? — Sire, mes serments m'en faisaient un devoir! 348 JOSEPH FOURIER. — Un devoir, dites-vous? et ne voyez-vous pas qu’en Dauphiné personne n’est de votre avis? N’allez pas, au reste, vous imaginer que votre plan de campagne m’ef- frayât beaucoup. Je souffrais seulement de voir parmi mes adversaires un Égyptien, un homme qui avait mangé avec moi le pain du bivouac, un ancien ami!» Il m'est pénible d'ajouter qu’à ces paroles bienveillantes succédèrent celles-ci : «Comment, au surplus, avez-vous pu oublier, monsieur Fourier, que je vous ai fait ce que vous êtes?» Vous regretterez avec moi, Messieurs, qu’une timidité, que les circonstances expliquaient d’ailleurs si bien, ait empêché notre confrère de protester sur-le-champ, de protester avec force, contre cette confusion que les puis-. sants de la terre veulent sans cesse établir entre les biens périssables dont ils sont les dispensateurs, et les nobles fruits de la pensée. Fourier était préfet. et baron de par l'Empereur; il était une des gloires de la France de par son propre génie! Le 9 mars, dans un moment de colère, Napoléon, par un décret daté de Grenoble, ordonnait à Fourier d'éva- cuer le territoire de la 7° division militaire, dans le délai de cinq jours, sous peine d'être arrêté et traité comme ennemi de la nation ! Le lendemain, notre confrère sortit de la conférence de Bourgoin avec la charge de préfet du Rhône et avec le titre de comte, car l'Empereur en était encore là à son retour de l’île d'Elbe. Ces témoignages inespérés de faveur et de confiance étaient peu agréables à notre confrère, mais il n’osa pas les refuser, quoiqu'il aperçût bien distinctement l'immense RE a JOSEPH FOURIER. 359 - gravité des événements dans lesquels le hasard l’appelait à jouer un rôle. « Que pensez-vous de mon diteriait lui dit l'Empe- reur le jour de son départ de Lyon. — Sire, répondit Fourier, je crois que vous échouerez. Qu'il se rencontre sur votre route un fanatique, et tout est fini — Bah! s’écria Napoléon ; les Bourbons n’ont personne pour eux, pas même un fanatique. À propos, vous avez lu dans les journaux qu’ils m'ont mis hors de la loi. Je serai plus indulgent, moi : je me contenterai de les mettre hors.des Tuileries ! » Fourier conserva la safe du Rhône jusqu’au 1° maïseulement. On a dit, on a imprimé qu’il fut révo- qué pour n'avoir pas voulu se rendre complice des actes de terrorisme que lui prescrivait le ministère des Gent- Jours! L'Académie me verra, en toute circonstance, recueillir, enregistrer avec bonheur des actions qui, en honorant ses membres, ajouteront un nouvel éclat à Fillustration du corps entier. Je sens même qu’à cet égard je pourrai être enclin à quelque peu de crédulité. Cette fois, le plus rigoureux examen m'était commandé. Si Fou- rier s’honorait en refusant d’obéir à certains ordres, que faudrait-il penser du ministre de l'intérieur de qui ces ordres émanaient? Or, ce ministre, je n’ai pas dù l’ou- blier, était aussi un académicie», illustre par ses services militaires, distingué par ses ouvrages de mathématiques, estimé et chéri de tous ses confrères. Eh bien !'je le déclare avec une satisfaction que vous partagerez, Messieurs, les recherches les plusscrupuleuses sur tous les actes des Cent- Jours ne m'ont rien fait entrevoir qui doive. affaiblir les 360 JOSEPH FOURIER. sentiments dont vous avez entouré la mémoire de Carnot. En quittant la préfecture du Rhône, Fourier vint à Paris, L'Empereur, qui allait partir pour l’armée, l'aper- çut dans la foule aux Tuileries, l’accosta amicalement, l'avertit que Carnot lui expliquerait pourquoi son rempla- cement à Lyon était devenu indispensable, et promit de s'occuper de ses intérêts dès que les affaires militaires lui laisseraient quelque loisir. La seconde Restauration trouva Fourier dans la capitale, sans emploi et justement inquiet sur son avenir. Celui qui, pendant quinze ans, administra un grand département ; qui dirigea des travaux si dispendieux ; qui, dans l’affaire des marais de Bour- goin, eut à stipuler pour tant de millions avec les parti- culiers, les communes et les compagnies, ne possédait pas vingt mille francs de capital. Cette honorable pauvreté, le souvenir des plus importants, des plus glorieux services, devaient peu toucher des ministres voués alors aux colères de la politique et aux caprices de l’étranger. Une demande de pension fut donc repoussée avec brutalité. Qu'on se rassure! la France n’aura pas à rougir d’avoir laissé dans le besoin une de ses principales illustrations. Le préfet de Paris, je me trompe, Messieurs, un nom propre ne sera pas de trop ici, M. de Chabrol apprend que son ancien professeur à l'École polytechnique , que le secrétaire per- pétuel de l’Institut d'Égypte, que l’auteur de la Théorie analytique de la chaleur va être réduit, pour vivre, à courir le cachet. Cette idée le révolte. Aussi se montre- t-il sourd aux clameurs des partis, et Fourier reçoit do lui la direction supérieure du Bureau de la statistique de la Seine, avec six mille francs d'appointements. J'ai JOSEPH FOURIER. 364 cru, Messieurs, ne pas devoir taire ces détails. Les sciences peuvent se montrer reconneissantes envers tous ceux qui leur donnent appui et protection quand il y a quelque danger à le faire, sans craindre que le fardeau devienne jamais trop lourd! Fourier répondit dignement à la confiance de M. de Chabrol. Les mémoires dont il enrichit les intéressants volumes publiés par la préfecture de la Seine, serviront désormais de guide à tous ceux qui ont le bon esprit de voir daris la statistique autre chose qu’un amas indigeste de chiffres et de tableaux. | ENTRÉE DE FOURIER A L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — SON ÉLECTION A LA PLACE DE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL. — SON ADMISSION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. L'Académie des sciences saisit la première occasion qui s’offrit à elle de s’attacher Fourier. Le 27 mai 1816, elle le nomma académicien libre. Cette élection ne fut pas confirmée. Les démarches, les sollicitations, les prières des Dauphinois que les circonstances retenaient alors à Paris, avaient presque désarmé l'autorité, lorsqu'un cour- tisan s’écria qu’on allait amnistier le Labédoyère civil ! Ce mot, car depuis bien des siècles la pauvre race humaine est gouvernée par des mots, décida du sort de notre confrère. De par la politique, les ministres de Louis XVIIE arrêtèrent qu’un des plus savants hommes de la France n’appartiendrait pas à l’Académie; qu’un citoyen, l’ami _ de tout ce que la capitale renfermait de personnes distin- guées , serait publiquement frappé de réprobation ! 362 JOSEPH FOURIER. Dans notre pays, l’absurde dure peu. Aussi, en 1817, lorsque l’Académie, sans se laisser décourager par le mauvais succès de sa première tentative, nomma unani- mement Fourier à la place qui venait de vaquer en phy- sique, la confirmation royale fut accordée sans-difficulté, Je dois ajouter que, bientôt après, le pouvoir, dont toutes les répugnances s'étaient dissipées, applaudit franche- ment, sans arrière-pensée, à l’heureux choïx que vous fites du savant géomètre, pour remplacer Delambre comme secrétaire perpétuel. On alla même jusqu'à vou- loir lui confier la direction des beaux-arts; mais notre confrère eut le bon esprit de refuser. À la mort de Lémontey, l’Académie française, où Laplace et Cuvier représentaient déjà les sciences, appela encore Fourier dans son sein. Les titres littéraires du plus éloquent collaborateur de l'ouvrage d'Égypte étaient incontestables; ils étaient même incontestés, et cepen- dant cette nomination souleva dans les journaux de vio+ lents débats qui affligèrent profondément notre confrère. Mais aussi, n’était-ce pas une question, que celle de savoir si ces doubles nominations sont utiles ? Ne pouvait- on pas soutenir, sans se rendre coupable d’un paradoxe, qu’elles éteignent chez la jeunesse une émulation que tout nous fait un devoir d'encourager ? Que deviendrait, d’ail- leurs, à la longue, avec des académiciens doubles, triples, quadruples, cette unité si justement vantée de l'ancien Institut? Le public finirait par ne plus vouloir la trouver que dans l’unité du costume. Quoi qu’il en soit de ces réflexions, dont: vous ferez prompte justice si je me suis trompé, je me hâte de. répé- SE A JOSEPH FOURIER. 363 ter. que les titres académiques de Fourier ne furent pas même l’objet d’un doute. Les applaudissements qu'on avait prodigués aux éloquents éloges de Delambre, de Bréguet, de Charles, d’Herschel, montraient assez que si leur auteur n’eût pas été déjà l’un des membres les plus distingués de l’Académie des sciences, le public, tout entier, l'aurait appelé à prendre rang parmi les arbitres de la littérature française. CARACTÈRE DE FOURIER, — SA MORT. Rendu enfin, après tant. de traverses, à des occupa- tions favorites, Fourier passa ses dernières années dans la retraite et l’accomplissement des devoirs académiques. Causer, était devenu la moitié de sa vie. Ceux qui ont cru trouver là le texte d’un juste reproche, avaient sans doute oublié. que de constantes méditations ne sont pas moins impérieusement interdites à l’homme, que l'abus des forces physiques, Le repos, en toute chose, remonte notre frêle machine ; mais ne se repose pas qui veut, Messieurs! Interrogez vos propres souvenirs, et ditessi, quand vous poursuivez une vérité nouvelle, la promenade, les conver- sations du grand monde, si le sommeil même ont le pri- vilége de vous distraire? La santé fort délabrée de Fourier lui commandait de grands ménagements. Après bien des essais, il n'avait trouvé qu’un moyen de s’arracher aux contentions d'esprit qui l’épuisaient : c'était de parler à haute voix sur les événements de sa vie; sur ses travaux scientifiques, en projet ou déjà terminés ; sur les injus- tices dont il avait eu à se plaindre. Tout le monde avait 364 JOSEPH FOURIER. pu remarquer combien était insignifiante la tâche que notre spirituel confrère assignait à ceux qui s’entrete- naient habituellement avec lui; maintenant on en com- prendra le motif. Fourier avait conservé dans sa vieillesse la grâce, l’ur- banité, les connaissances variées qui, un quart de siècle auparavant, donnèrent tant de charme à ses leçons de l'École polytechnique. On prenait plaisir à lui entendre raconter même l’anecdote qu’on savait par cœur, même les événements auxquels on avait pris une part directe. Le hasard me rendit témoin de l'espèce de fascination qu’il exerçait sur ses auditeurs , dans une circonstance qui mérite, je crois, d’être connue, car elle prouvera que le mot dont je viens de me servir n’a rien de trop fort. Nous nous trouvions assis à la même table. Le convive dont je le séparais était un ancien officier. Notre confrère l’apprit, et la question : « Avez-vous été en Égypte ? » servit à lier conversation. La réponse fut affirmative. Fourier s’empressa d’ajouter : « Quant à moi, je suis resté dans ce magnifique pays jusqu’à son entière éva- cuation. Quoique étranger au métier des armes, j'ai fait, au milieu de nos soldats, le coup de feu contre les insur- gés du Kaire; j'ai eu l'honneur d'entendre le canon d'Héliopolis. » De là à raconter la bataille il n°y avait qu’un pas. Ce pas fut bientôt fait, et voilà quatre batail- lons carrés se formant dans la plaine de Qoubbèh et manœuvrant aux ordres de l’illustre géomètre avec une admirable précision. Mon voisin, l'oreille au guet, les yeux immobiles, le cou tendu, écoutait ce récit avec le plus vif intérêt. Il n’en perdait pas une syllabe : on eût EE RE VO JOSEPH FOURIER. 365 juré qu’il entendait parler pour la première fois de ces événements mémorables. 1] est si doux de plaire, Mes- sieurs ! Après avoir remarqué l'effet qu'il produisait, Fourier revint, avec plus de détails encore, au principal combat de ces grandes journées : à la prise du village fortifié de Mattaryèh, au passage de deux faibles colonnes de grenadiers français à travers des fossés comblés de morts et de blessés de l’armée ottomane. « Les généraux anciens et modernes ont quelquefois parlé de semblables prouesses, s’écria notre confrère ; mais c'était en style hyperbolique de bulletin : ici le fait est matériellement vrai il est vrai comme de la géométrie. Je sens, au reste, ajouta-t-il, que pour vous y faire croire ce ne sera pas trop de toutes mes assurances ! » «Soyez sur ce point sans nulle inquiétude, répondit l'officier, qui, dans ce moment, semblait sortir d’un long “rêve. Au besoin, je pourrais me porter garant de l’exac- titude de votre récit. C’est moi qui, à la tête des grena- diers de la 43° et de la 85° demi-brigades, franchis les retranchements de Mattaryèh en passant sur les cadavres des janissaires ! » Mon voisin était le général Tarayre. On concevra bien mieux que je ne pourrais le dire l'effet du peu de mots qui venaient de lui échapper. Fourier se confondait en excuses, tandis que je réfléchissais sur cette séduction, sur cette puissance de langage qui, pendant près d’une demi-heure, venait d'enlever au célèbre général jusqu’au souvenir du rôle qu'il avait joué dans les combats de géants qu’on lui racontait. Autant votre secrétaire avait besoin de causer, autant 366 JOSEPH FOURIER. il éprouvait de répugnance pour les diseussions verbales. Fourier coupait court à tout débat aussitôt qu’il pres- sentait une divergence d’avis un peu tranchée ; sauf à reprendre plus tard le même sujet, avec la prétention modeste de faire un très-petit pas chaque fois, Quelqu'un demandait à Fontaine, géomètre célèbre de cette Acadé- mie, ce qu’il faisait dans le monde où il gardait un silence presque absolu. «J’observe, répondit-il, la vanité. des hommes pour la blesser dans l’occasion. » Si, comme son prédécesseur, Fourier étudiait aussi les passions hon- ! teuses qui se disputent les honneurs, la richesse, le pou- voir, ce n’était point pour les combattre : résolu‘à ne jamais transiger avec elles, il calculait cependant ses démarches de manière à ne pas se trouver sur leur chemin. Nous voilà bien loin du caractère ardent, impé- tueux, du jeune orateur de la société populaire d'Auxerre ; mais à quoi servirait la philosophie, si elle ne nous appre- nait à vaincre nos passions! Ce n’est pas que, par mo- ments, le fond du caractère de Fourier ne se montrût ! à nu. « Il est étrange, disait un jour certain personnage | très-influent de la cour de Charles X, à qui le domes- |! tique Joseph ne voulait pas permettre de dépasser l’anti- chambre de notre confrère, il est vraiment étrange que votre maître soit plus difficile à aborder qu’un ministre ! » Fourier entend le propos, saute à bas de son lit, où une ! indisposition le retenait, ouvre la porte de la chambre, ! et face à face avec le courtisan : « Joseph, s’écrie-til, # dites à monsieur que si j'étais ministre, je recevrais tout le monde, parce que tel serait mon devoir; comme simple ! particulier, je reçois qui bon me semble et quand bon JOSEPH FOURIER. 367 me semble ! » Déconcerté par la vivacité de la boutade, le grand seigneur ne répondit pas un mot. Il faut même croire qu'à partir de ce moment il se décida à ne visiter que des ministres , car le sen 7 savant n’en entendit plus parler. Fourier était doué d’une constitution qui lui promettait de longs jours ; mais que peuvent les dons naturels contre les habitudes antihygiéniques que les hommes se créent à plaisir ! Pour se dérober à de légères atteintes rhuma- tismales, notre confrère se vêtait, dans la saison la plus chaude de l’année, comme ne le font même pas les voyageurs condamnés à hiverner au milieu des glaces polaires. « On me suppose de l’embonpoint, disait -il quelquefois en riant ; soyez assuré qu’il y a beaucoup à rabattre de cette opinion. Si, à l'exemple des momies égyptiennes, on me soumettait, ce dont Dieu me pré- serve! à l’opération du désemmaillottement, on ne trou- verait pour résidu qu’un corps assez fluet. » Je pourrais ajouter, en choisissant aussi mon terme de eomparaison Sur les bords du Nil, que dans les appartements de Fou- rier, toujours peu spacieux et fortement chauffés, même en été, les courants d’air auxquels on était exposé près des portes , ressemblaient quelquefois à ce terrible seimoun, à ce vent brülant du désert que les caravanes redoutent à l’égal de la peste. Les prescriptions de la médecine qui, dans la bouche de M. Larrey, se confondaient avec les inquiétudes d’une longue et constante amitié, ne réussirent pas à faire modifier ce régime mortel, Fourier avait déjà eu en Égypte et à Grenoble quelques atteintes d’un anévrisme 368 JOSEPH FOURIER. au cœur. À Paris, on ne pouvait guère se: méprendre sur la cause première des fréquentes suffocations qu’il éprouvait. Une chute faite le 4 mai 1830.en descendant un escalier, donna, toutefois, à la maladie une marche beaucoup plus rapide qu’on n’avait jamais dû le craindre. Notre confrère, malgré de vives instances, persista à ne vouloir combattre les plus menaçants symptômes qu’à l’aide de la patience et d’une haute température. Le 16 mai 1830, vers les quatre heures du soir, Fourier éprouva dans son cabinet de travail une violente crise dont il était loin de pressentir la gravité; car, après s'être jeté tout habillé sur un lit, il pria M. Petit, jeune médecin de ses amis qui lui donnait des soins, de ne pas s'éloigner « afin, lui dit-il, que nous puissions tout à l'heure causer ensemble. » Mais à ces paroles succédèrent bientôt les cris : Vite, vite, du vinaigre, je m'évanouis ! et un des savants qui jetaient le plus d'éclat sur l’Aca- démie avait cessé de vivre! Cet événement cruel est trop récent, Messieurs, pour qu’il soit nécessaire de rappeler ici, et la douleur pro- fonde qu’éprouva l’Institut en perdant une de ses pre- : mières notabilités ; et ces obsèques, où tant de per- sonnes, ordinairement divisées d'intérêts et d'opinions, se réunirent dans un sentiment commun de vénération et de regrets, autour des restes inanimés de Fourier ; et l’École polytechnique, se joignant en masse au cortége pour rendre hommage à l’un de ses plus anciens, de ses plus célèbres professeurs ; et les paroles qui, sur les bords de la tombe, dépeignirent si éloquemmeni le profond mathé- maticien, l'écrivain plein de goût, l’administrateur intègre, Pneus JOSEPH FOURIER. 369 - le bon citoyen, l’ami dévoué. Disons seulement que Fourier appartenait à toutes les grandes sociétés savantes du monde, et qu’elles s’associèrent avec la plus tou- chante unanimité au deuil de l'Académie, au deuil de la France entière : éclatant témoignage que la république des lettres n’est plus aujourd’hui un vain nom! Qu’a-t-il donc manqué à la mémoire de notre confrère? Un suc- cesseur plus habile que je ne l’ai été à grouper, à met- tre en relief les diverses phases d’une vie si variée, si laborieuse, si glorieusement enlacée aux plus grands événements de la plus mémorable époque de notre his- toire. Heureusement, les découvertes scientifiques de l'illustre secrétaire n’avaient rien à redouter de l’insuffi- sance du panégyriste. Mon but aura été complétement atteint si, malgré l’imperfection de mes esquisses, cha- cun de vous a compris que les progrès de la physique générale, de la physique terrestre, de la géologie, mul- tiplieront de jour en jour davantage les fécondes appli- cations de la Théorie analytique de la chaleur, et que cet ouvrage portera le nom de Fourier jusqu’à la posté- rité la plus reculée. À _ I 2! ai JAMES WATT BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 8 DÉCEMBRE 1834. Messieurs, après avoir parcouru la longue liste de batailles, d’assassinats, de pestes, de famines, de cata- strophes de tout genre qu'offraient les annales de je ne sais quel pays, un philosophe s’écria : « Heureuse la « nation dont l’histoire est ennuyeuse! » Pourquoi faut-il que l’on doive ajouter, au moins sous le point de vue lit- téraire : « Malheur à qui échoit l'obligation de raconter « l'histoire d’un peuple heureux! » _. Si l’exclamation du philosophe ne perd rien de son à- propos, quand on l’applique à de simples individus, sa contre-partie caractérise avec une égale vérité la position de quelques biographes. Telles étaient les réflexions qui se présentaient à moi, pendant que j'étudiais la vie de James Watt, pendant que je recueillais les communications bienveillantes des parents, des amis, des confrères de l’illustre mécanicien, . Ceite vie, toute patriarcale, vouée au travail, à l’étude, * à la méditation, ne nous offrira aucun de ces événements piquants dont le récit, jeté avec un peu d’art au milieu 372 JAMES WATT. des détails de la science, en tempère la gravité. Je la raconterai cependant, ne fût-ce que pour montrer dans quelle humble condition s’élaboraient des projets destinés à porter la nation britannique à un degré de puissance inouï ; j'essaierai surtout de caractériser avec une minu- tieuse exactitude, les inventions fécondes qui lient à jamais le nom de Watt à celui de machine à vapeur. Je connais parfaitement les écueils de ce plan; je prévois qu'on pourra dire, en sortant d’ici : Nous attendions un éloge historiqne, et nous venons d'assister à une leçon sèche et aride. Le reproche, au surplus, me paraîtrait peu grave, si la leçon avait été comprise. Je ferai donc tous mes efforts pour ne pas fatiguer votre attention; je me rappellerai que la clarté est la politesse de ceux qui parlent en public. ENFANCE ET JEUNESSE DE JAMES WATT. — SA PROMOTION AUX FONCTIONS D’INGÉNIEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GLASGOW James Watt, un des huit associés étrangers de l’Aca- : démie des sciences, naquit à Greenock, en Écosse, le 19 janvier 1736. Nos voisins de l’autre côté de la Manche ont le bon esprit de penser que la généalogie d’une famille honnête et industrieuse est tout aussi bonne à con- server que les parchemins de certaines maisons titrées, devenues seulement célèbres par l’énormité de leurs crimes ou de leurs vices. Aussi je puis dire avec certitude que le bisaïeul de James Watt était un cultivateur établi M dans le comté d’Aberdeen; qu’il périt dans l’une des batailles de Montrose; que le parti vainqueur, comme Cned éd A SE LG JAMES WATT. 373 c'était (j'allais ajouter, comme c’est encore l’usage dans les discordes civiles), ne trouva pas que la mort fût une expiation suffisante des opinions pour lesquelles le pauvre fermier avait combattu; qu’il le punit, dans la personne de son fils, en confisquant sa propriété ; que ce malheu- reux enfant, Thomas Watt, fut recueilli par des parents éloignés ; que dans l'isolement absolu auquel sa position difficile le condamnait , il se livra à des études sérieuses et assidues; qu’en des temps plus tranquilles , il s'établit à Greenock, où il enseigna les mathématiques et les élé- ments de la navigation; qu'il demeura au bourg de Crawfords-dyke, dont il fut magistrat, qu’enfin il s’étei- gnit en 1734, âgé de quatre-vingt-douze ans. Thomas Watt eut deux fils. L’aîné, John, suivait à Glasgow la profession de son père. 11 mourut à cinquante ans (en 1737), laissant une carte du cours de la Clyde, qui a été publiée par les soins de son frère James. Celui- ci, père du célèbre ingénieur, longtemps membre tréso- rier du conseil municipal de Greenock et magistrat de la ville, se fit remarquer dans ces fonctions par un zèle ar- dentet un esprit d'amélioration éclairé. Il cumulait (n'ayez point de crainte : ces trois syllabes, devenues aujourd’hui en France une cause générale d’anathème , ne feront pas de tort à la mémoire de James Watt), il cumulait trois patures d’occupations : il était à la fois fournisseur d’ap- pareils, d’ustensiles et d'instruments nécessaires à la navi- gation, entrepreneur de bâtisses et négociant, ce qui -malheureusement n’empêcha pas qu’à la fin de sa vie, certaines entreprises commerciales ne lui fissent perdre une partie de la fortune honorable qu’il avait précédem- 374 JAMES WATT. ment gagnée. Il mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, en 1782. James Watt, le sujet de cet éloge, naquit avec une complexion extrêmement délicate. Sa mère, dont le nom de famille était Muirhead, lui donna les premières leçons de lecture. Il apprit de son père à écrire et à compter. H suivit aussi l’école publique primaire de Greenock. Les humbles grammar schools écossaises auront ainsi le droit d'inscrire avec un juste orgueil le nom du célèbre ingé- nieur parmi ceux des élèves qu’elles ont formés, comme le collége de La Flèche citait jadis Descartes, comme l’université de Cambridge cite encore aujourd’hui Newton. Pour être exact, je dois dire que de continuelles indis- positions ne permettaient pas au jeune Watt de se rendre assidûment à l’école publique de Greenock; qu’une grande partie de l’année, il était retenu dans sa chambre et s’y livrait à l'étude, sans aucun secours étranger. Comme c’est l'ordinaire, de hautes facultés intellec- tuelles destinées à produire de si heureux fruits, com- mencèrent à se développer dans la retraite et le recueille- ment, Watt était trop maladif pour que ses parents eussent la pensée de lui imposer des occupations assidues. [ls lui laissaient même le libre choix de ses distractions. On va voir s’il en abusait, Un ami de M. Watt rencontra un jour le petit James étendu sur le parquet et traçant avec de la craie toute : sorte de lignes entre-croisées. « Pourquoi permettez-vous, «s'écria-t-il, que cet enfant gaspille ainsi son temps? « envoyez-le donc à l’école publique! » M. Watt repartit: M MR, ” & JAMES WATT. 375 «Vous pourriez bien, Monsieur, avoir porté un jugement _« précipité ; avant de nous condamner, examinez attenti- « vement ce qui occupe mon fils. » La réparation ne se fit pas attendre : l’enfant de six ans cherchait la solution d’un problème de géométrie. Guidé par sa tendresse éclairée, le vieux James Watt avait mis de bonne heure un certain nombre d’outils à la disposition du jeune écolier. Celui-ci s’en servait avec la plus grande adresse; il démontait et remontait les jouets d'enfant qui tombaient sous sa main; il en exécutait sans cesse de nouveaux. Plus tard, il les appliqua à la con- struction d’une petite machine électrique, dont les bril- lantes étincelles devinrent un vif sujet d’amusement et de surprise pour tous les camarades du pauvre valé- tudinaire. Watt, avec une mémoire excellente, n’eût peut-être pas figuré parmi les petits prodiges des écoles ordinaires, Il aurait refusé d’apprendre les leçons comme un perro- quet, parce qu’il sentait le besoin d'élaborer soigneuse- ment les éléments intellectuels qu’on présentait à son esprit; parce que la nature l'avait surtout créé pour la méditation, James Watt, au surplus, augurait très-favo- rablement des facultés naissantes de son fils. Des parents plus éloignés et moins perspicaces ne partageaient pas les mêmes espérances. « James, dit un jour madame Muir- « head à son neveu, je n’ai jamais vu un jeune homme « plus paresseux que vous. Prenez donc un livre et occu- «pez-vous utilement. Il s’est écoulé plus d’une heure « sans que vous ayez articulé un seul mot. Savez-vous ce « que vous avez fait pendant ce long intervalle? vous avez 376 JAMES WATT. « Ôté, remis et ôté encore le couvercle de la théière ; vous « avez placé dans le courant qui en sort, tantôt une sou- coupe, tantôt une cuiller d'argent; vous vous êtes éver- « tué à examiner, à réunir entre elles et à saisir les gout- telettes que la condensation de la vapeur formait à la surface de la porcelaine ou du métal poli ; n’est-ce pas « une honte que d'employer ainsi son temps! » En 1750, chacun de nous, à la place de madame Muirhead, eût peut-être tenu le même langage; mais le monde a marché, mais nos connaissances se sont accrues; aussi, lorsque bientôt j'expliquerai que la principale découverte de notre confrère a consisté dans un moyen particulier de transformer la vapeur en eau, les repro- ches de madame Muirhead s’offriront à notre esprit sous un tout autre jour ; et le petit James, devant la théière, sera le grand ingénieur préludant aux découvertes qui devaient l’immortaliser ; et chacun trouvera sans doute remarquable que les mots : condensation de vapeur, soient venus se placer naturellement dans l’histoire de la première enfance de Watt. Au reste, je me serais fait illusion sur la singularité de l’anecdote, qu’elle n’en mé- riterait pas moins d’être conservée. Quand l’occasion s’en présente, prouvons à la jeunesse que Newton ne fut pas seulement modeste le jour où, pour satisfaire la curiosité d’un grand personnage qui désirait savoir comment l’at- traction avait été découverte, il répondit : C’est en y pen- sant toujours! Montrons à tous les yeux, dans ces simples paroles de l’immortel auteur des Principes, le véritable secret des hommes de génie. L'esprit anecdotique que notre confrère répandit avec à 2 à | . BUS ae AE re SP AU codé à ge eg * JAMES WATT. 377 tant de grâce, pendant plus d’un demi-siècle, parmi tous ceux dont il était entouré, se développa de très- bonne heure. On en trouvera la preuve dans ces quel- ques lignes que j'extrais, en les traduisant, d’une note inédite, rédigée en 1798 par madame Marion Campbell, cousine et compagne d’enfance du célèbre ingénieur '. « Dans un voyage à Glasgow, madame Watt confia son « jeune fils James à une de ses amies. Peu de semaines « après elle revint le voir, mais sans se douter assuré- « ment de la singulière réception qui l’attendait. Madame, « lui dit cette amie dès qu’elle l’aperçut, il faut vous « hâter de ramener James à Greenock. Je ne puis plus « endurer l’état d’excitation dans lequel il me met : je suis « harassée par le manque de sommeil. Chaque nuit, quand « l'heure ordinaire du coucher de ma famille approche, « votre fils parvient adroitement à soulever une discussion « dans laquelle il trouve toujours le moyen d'introduire « quelque conte; celui-ci, au besoin, en enfante un « second, un troisième, etc. Ces contes, qu’ils soient « pathétiques ou burlesques, ont tant de charme, tant « d'intérêt, ma famille tout entière les écoute avec une « si grande attention, qu’on entendrait une mouche voler. « Les heures ainsi succèdent aux heures, sans que nous 1. Je suis redevable de ce curieux document à mon ami, M. James Watt, de Soho. Grâce à la vénération profonde qu'il a conservée pour la mémoire de son illustre père, grâce à l’inépuisable complai- sance avec laquelle il a accueilli toutes mes demandes, j'ai pu éviter diverses inexactitudes qui se sont glissées dans les biographies les plus estimées, et dont moi-même, trompé par des renseignements . verbaux acceptés trop légèrement, je n'avais pas su d’abord me garantir. 378 JAMES WATT. « nous en apercevions ; mais le lendemain je tombe de « fatigue. Madame, remmenez votre fils chez vous, » James Watt avait un frère cadet, John*, qui, ense déci- dant à embrasser la carrière de son père, lui laissa, d’après les coutumes écossaises, qui veulent que la profession paternelle soit adoptée par l’un des enfants, la liberté de suivre sa vocation; mais cette vocation était difficile à découvrir, car le jeune étudiant s’occupait de tout avec un égal succès. Les rives du Loch Lomond, déjà si célèbres par les souvenirs de l'historien Buchanan et de l’illustre inventeur : des logarithmes, développaient son goût pour les beautés de la nature et de la botanique. Des courses sur diverses montagnes d'Écosse lui faisaient sentir que la croûte inerte du globe n’est pas moins digne d'attention, et il devenait | minéralogiste, James profitait aussi de ses fréquents rap- : ports avec les pauvres habitants de ces contrées pitto- : resques, pour déchiffrer leurs traditions locales, leurs ! ballades populaires, leurs sauvages préjugés. Quand la | mauvaise santé le retenait sous le toit paternel, c'était ! principalement la chimie qui devenait l’objet de ses expé- | riences. Les Elements of natural philosophy de s'Grave- « sande l’initiaient aussi aux mille et mille merveilles de la À physique générale; enfin, comme toutes les personnes | malades, il dévorait les ouvrages de médecine et de chi- rurgie qu'il pouvait se procurer. Ces dernières siences avaient excité chez l’écolier une telle passion, qu’on le « 1. D périt, en 4762, sur un des navires de son père, dans la tra- « versée de Greenock en Amérique, à l’âge de vingt-trois ans. JAMES WATT. 379 surprit un jour emportant dans sa chambre, pour la dis- _Séquer , la tête d’un enfant mort d’une maladie inconnue, _ Watt, toutefois, ne se destina ni à la botanique, ni à Ja minéralogie, ni à l’érudition, ni à la poésie, ni à la Chimie, ni à la physique, ni à la médecine, ni à la chi- rurgie, quoiqu'il fût si bien préparé pour chacun de ces genres d’études. En 4755, il alla à Londres se placer chez M. John Morgan, constructeur d'instruments de ma- thématiques et de marine, dans Finch-Lane, Cornhill. L'homme qui devait couvrir l'Angleterre de moteurs à côté desquels, du moins quant aux effets, l'antique et colossale machine de Marly ne serait qu’un pygmée, entra dans la carrière industrielle en construisant , de ses mains, des instruments subtils, délicats, fragiles : ces petits mais admirables sextants à réflexion, auxquels l’art nau- tique est redevable de ses progrès. Watt ne resta guère qu’un an chez M. Morgan, et retourna à Glasgow où d’assez graves difficultés l’atten- daïent. Appuyées sur leurs antiques priviléges, les corpo- rations d’arts et métiers regardèrent le jeune artiste de Londres comme un intrus, et lui dénièrent obstinément le droit d'ouvrir le plus humble atelier, Tout moyen de conci- liation ayant échoué, l'Université de Glasgow intervint, disposa en faveur du jeune Watt d’un petit local dans ses propres bâtiments, lui permit d'établir une boutique, et l’honora du titre de son ingénieur. Il existe encore de petits instruments de cette époque, d’un travail exquis, exécutés tout entiers de la main de Watt. J’ajouterai que son fils a mis récemment sous mes yeux les premières épures de la machine à vapeur, et qu’elles sont vraiment 380 JAMES WAIT. remarquables par la finesse, par la fermeté, par la préci- sion du trait. Ce n’était donc pas sans raison, quoi qu’on en ait pu dire, que Watt parlait avec complaisance de son adresse manuelle. Peut-être aurez-vous quelque raison de penser que je ! porte le scrupule bien loin en réclamant, pour notre | confrère, un mérite qui ne peut guère ajouter à sa gloire. Mais, je l’avouerai, je n’entends jamais faire l’énuméra- | tion pédantesque des qualités dont les hommes supérieurs | ont été pourvus, sans me rappeler ce mauvais général ! du siècle de Louis XIV, qui portait toujours son épaule | droite très-haute, parce que le prince Eugène de Savoie était un peu bossu, et qui crut que cela le dispensait d’es- sayer de pousser la ressemblance plus loin. Watt atteignait à peine sa vingt et unième année, ! lorsque l’Université de Glasgow se l’attacha. Il avait eu | pour protecteurs Adam Smith, l’auteur du fameux ouvrage | sur la Richesse des nations; Black, que ses déceuvertes | touchant la chaleur latente et le carbonate de chaux ! devaient placer dans un rang distingué parmi les pre- : miers chimistes du xvurr° siècle; Robert Simson, le célèbre restaurateur des plus importants traités des anciens géo- mètres. Ces personnages éminents croyaient d’abord n'avoir arraché aux tracasseries des corporations, qu’un ouvrier adroit, zélé, de mœurs douces; mais ils ne tardè- * rent pas à reconnaître l’homme d'élite, et lui vouèrent la plus vive amitié, Les élèves de l’Université tenaient aussi à honneur d’être admis dans l'intimité de Watt. Enfin sa boutique, oui,. Messieurs, une boutique! devint une sorte d'académie où toutes les illustrations de Glasgow JAMES WATT. 384 ‘allaient discuter les questions les plus délicates d’art, de “science, de littérature. Je n’oserais pas, en vérité, vous dire quel était, au milieu de ces réunions savantes, le rôle du jeune ouvrier de vingt et un ans, si je ne pouvais m’appuyer sur une pièce inédite du plus illustre des rédac- teurs de l'Encyclopédie britannique. - « Quoïque élève encore, j'avais, dit Robison, la vanité « de me croire assez avancé dans mes études favorites de « mécanique et de physique, lorsqu'on me présenta à « Watt; aussi, je l'avoue, je ne fus pas médiocrement « mortifié en voyant à quel point le jeune ouvrier m'était « supérieur... Dès que, dans l’Université, une difficulté « nous arrêtait, et quelle qu’en fût la nature, nous cou- « rions chez notre artiste. Une fois provoqué, chaque sujet « devenait pour lui un texte d’études sérieuses et de « découvertes. Jamais il ne lâchait prise qu'après avoir « entièrement éclairci la question proposée, soit qu’il la « réduisit à rien, soit qu'il en tirât quelque résultat net « et substantiel.... Un jour, la solution désirée sembla « nécessiter la lecture de l'ouvrage de Leupold sur les « machines : Watt apprit aussitôt l'allemand. Dans une « autre circonstance, et pour un motif semblable, il se « rendit maître de la langue italienne... La simplicité < naïve du jeune ingénieur lui conciliait sur-le-champ la « bienveillance de tous ceux qui l’accostaient. Quoique « j'aie assez vécu dans le monde, je suis obligé de décla- « rer qu'il me serait impossible de citer un second exemple « d’un attachement aussi sincère et aussi général accordé «“ à quelque personne d’une supériorité incontestée. Il est « vrai que cette supériorité était voilée par la plus aimable 382 JAMES WATT. « candeur, et qu’elle s’alliait à la ferme. volonté de recon- « naître libéralement le mérite de chacun. Watt se com- « plaisait même à doter l'esprit inventif de ses amis, de « choses qui n'étaient souvent que ses propres idées pré- : « sentées sous une autre forme, J’ai d'autant plus le droit, ! « ajoute Robison, d’insister sur cette rare disposition « d'esprit, que j'en ai personnellement éprouvé les effets. » Vous aurez à décider, Messieurs, s’il n’était pas aussi honorable de prononcer ces dernières paroles, que de les avoir inspirées, Les études si sérieuses, si variées dues lesquelles les circonstances de sa singulière position jetaient sans cesse le jeune artiste de Glasgow, ne nuisirent jamais aux tra- vaux de l'atelier. Ceux-ci, il les exécutait de jour; la nuit était consacrée aux recherches théoriques. Confiant dans les ressources de son imagination, Watt paraissait | se complaire dans les entreprises difficiles , et.auxquelles on devait le supposer le moins propre. Croira-t-on qu’il se chargea d'exécuter un orgue, lui totalement insensible au charme de la musique; lui qui, même, n’était jamais parvenu à distinguer une note d’une autre: par exemple, l’ut du fa? Cependant, ce travail fut mené à bon port. I] va sans dire que le nouvel instrument présentait des améliorations capitales dans sa partie mécanique, dans les régulateurs, dans la manière d’apprécier la force du vent; mais on s’étonnera d'apprendre qué ses qualités ! harmoniques n'étaient pas moins remarquables, et qu’elles : charmèrent des musiciens de profession, Watt résolut une partie importante du problème; il arriva au tempérament. * assigné par un homme de l’art, à l’aide du phénomène w ee #5) blé JAMES WATT. 383. des battements, alors assez mal apprécié, et dont il _ m'avait pu prendre connaissance que dans l’ouvrage pro- fond, mais très-obseur, du docteur Robert Smith, de Cambridge. PRINCIPES DE LA MACHINE A VAPEUR. Me voici arrivé à la période la plus brillante de la vie de Watt, et aussi, je le crains, à la partie la plus difficile _ de ma tâche. L’immense importance des inventions dont j'ai à vous-entretenir, ne saurait être l’objet d’un doute ; mais je ne parviendrai peut-être pas à les faire convena- . blement apprécier, sans me jeter dans de minutieuses comparaisons numériques. Afin que ces comparaisons, si elles deviennent indispensables , soient faciles à saisir, je vais présenter, le plus brièvement possible, les notions délicates de physique sur lesquelles nous aurons à les appuyer. Par l'effet de simples changements de température, r ‘eau peut exister dans trois états parfaitement distincts : à l'état solide, à l’état liquide, à l’état aérien ou gazeux. Au-dessous de zéro de l'échelle du thermomètre centi- grade, l'eau devient de la glace; à 400° elle se trans- forme rapidement en gaz; dans tous les degrés inter- médiaires elle est liquide. L'observation scrupuleuse des points de passage d’un _ de ces états à l’autre conduit à des découvertes du pre- mier ordre, qui sont la clef des appréciations écono- »miques des machines à vapeur. Y … L'eau n’est pas nécessairement plus chaude que toute 384 JAMES WATT. espèce de glace ; l’eau peut se maintenir à zéro de-tem- pérature sans se geler; la glace peut rester à zéro sans se fondre ; mais cette eau et cette glace, toutes les deux au même degré de température, toutes les deux à zéro, il semble bien difficile de croire qu’elles ne diffèrent que par leurs propriétés physiques ; qu'aucun élément étran- ger à l’eau proprement dite ne distingue l’eau solide de l’eau liquide. Une expérience fort simple va éclairer ce mystère. Mêlez un kilogramme d’eau à zéro avec un kilogramme d’eau à 79° centigrades ; les deux kilogrammes du mélange seront à 39 degrés et demi, c’est-à-dire à la température moyenne des liquides composants. L'eau chaude se trouve ainsi avoir conservé 39 degrés et demi de son ancienne température; elle a cédé les 39 et demi autres degrés à l'eau froide ; tout cela était naturel, tout cela pouvait être prévu. Répétons maintenant l'expérience avec une seule modi- fication ; au lieu du kilogramme d’eau à zéro, prenons un kilogramme de glace à la même température de zéro. Du mélange de ce kilogramme de glace avec le kilo- gramme d’eau à 79°, résulteront deux kilogrammes d’eau liquide , puisque la glace, baignée dans l’eau chaude, ne pourra manquer de se fondre et qu’elle conservera son ancien poids ; mais ne vous hâtez pas d'attribuer au mé- lange, comme tout à l'heure, une température de 39 de- grés et demi; car vous vous tromperiez; cette température : sera seulement de zéro; il ne restera aucune trace des « 79° de chaleur que le kilogramme d’eau possédait ; ces “ 79° auront désagrégé les molécules de glace ; ils se seront EE. JAMES WATT. 385 1 coMbThEs avec elles, mais sans les échauffer en aucune manière. sé Je n'hésite pas à présenter cette expérience de Black comme une des plus remarquables de la physique mo- derne. Voyez, en effet, ses conséquences. L'eau à zéro et la glace à zéro diffèrent dans leur composition intime. Le liquide renferme, de plus que le solide , 79 d’un corps impondéré qu’on appelle la cha- leur. Ces 79° sont si bien cachés dans le composé, j'allais presque dire dans l’alliage aqueux, que le thermomètre le plus sensible n’en dévoile pas l'existence. De Ja chaleur non sensible à nos sens, non sensible aux instruments les plus délicats, de la chaleur LATENTE, enfin, car c’est le nom qu’on lui a donné, est donc un des principes consti- tuants des corps. La comparaison de l’eau bouillante, de l’eau à 400°, avec la vapeur qui s’en dégage et dont la température est aussi de 400°, conduit, mais sur une bien plus grande échelle, à des résultats analogues. Au moment de se constituer à l’état de vapeur à 100°, l'eau à la même température de 100° s’imprègne sous forme latente, sous forme non sensible au thermomètre, d’une quantité énorme de chaleur. Quand la vapeur reprend l’état liquide, cette chaleur de composition se dégage, et elle va échauf- fer tout ce qui sur son chemin est susceptible de l’absor- ber. Si on fait traverser, par exemple, 5.35 kilogrammes d’eau à zéro, par un seul kilogramme de vapeur à 100°, cette vapeur se liquéfie entièrement. Les 6.35 kilogram- mes résultant du mélange sont à 100° de température. Dans la composition intime d’un kilogramme de vapeur | L—1. 25 386 JAMES WATT. il entre donc une quantité de chaleur latente qui pour- rait porter un kilogramme d’eau, dont on empêcherait l’évaporation, de zéro à 535° centigrades. Ce résultat paraîtra sans doute énorme, mais il est certain ; la vapeur d’eau n'existe qu’à cette condition. Partout où un kilo- gramme d’eau à 100° se vaporise naturellement ou arti- ficiellement, il doit se saisir, pour éprouver la transfor- mation, et il se saisit, en effet, sur les corps environnants, de 535° de chaleur, Ces degrés, on ne saurait assez le répéter, la vapeur les restitue intégralement aux surfaces de toute nature sur lesquelles sa liquéfaction ultérieure s'opère. Voilà, pour le dire en passant, tout l’artifice du chauffage à la vapeur. On comprend bien mal cet ingé- nieux procédé, lorsqu'on s’imagine que le gaz aqueux ne va porter au loin, dans les tuyaux où il circule, que la chaleur sensible où thermométrique : les principaux !: effets sont dus à la chaleur de composition, à la chaleur . ! cachée, à la chaleur latente qui se dégage au moment « où le contact de surfaces froides ramène la vapeur de l’état gazeux à l’état liquide. : Désormais, nous devrons donc ranger la chaleur parmi : les principes constituants de la vapeur d’eau. La chaleur, M on ne l’obtient qu’en brülant du bois ou du charbon ; la. . vapeur a donc une valeur commerciale supérieure à celle M du liquide, de tout le prix du combustible employé dans. « l'acte de la vaporisation. Si la différence de ces deux valeurs est fort grande, attribuez-le surtout à la chaleur # latente ; la chaleur thermométrique, la chaleur sensible « n’y entre que pour une faible part, | à J'aurai peut-être besoin de m'étayer, plus tard, de. JAMES WATT. 387 quelques autres propriétés de la vapeur d’eau. Si je n’en - fais point mention dès ce moment , te n’est pas que j'at- tribue à cette assemblée la disposition d’esprit de certains écoliers qui disaient un jour à leur professeur de géo- métrie : e Pourquoi prenez- vous la peine de démontrer « ces théorèmes? Nous avons en vous la plus entière « confiance ; donnez-nous votre parole d'honneur qu'ils « sont vrais, et tout sera dit! » Mais j'ai dû songer à ne pas abuser de votre patience; j'ai dû me rappeler aussi qu'en recourant à des traités spéciaux, vous comblerez _ aisément les lacunes que je n’ai pas su éviter. HISTOIRE DE LA MACHINE À VAPEUR DANS L'ANTIQUITÉ. - Essayons, maintenant, de faire la part des nations et des personnes qui semblent devoir être citées dans l’his- toire de la machine à vapeur. Traçons la série chrono- logique d'améliorations que cette machine a reçues, depuis ses premiers germes, déjà fort anciens, jusqu'aux découvertes de Watt. J’aborde ce sujet avec. la ferme volonté d’être impartial, avec le vif désir de rendre à . chaque inventeur la justice qui lui est due, avec la cer- titude de rester étranger à toute considération indigne de la mission que vous m'avez donnée, indigne de la majesté de la science, qui prendrait sa source dans des préjugés nationaux. J'avoue, d’un autre côté, que je - ferai peu de compte des nombreux arrêts déjà rendus - sous la dictée de pareils préjugés; que je me préoccu- _Perai encore moins, s'il est possible, des critiques acerbes 388 JAMES WATT. qui m’attendent sans doute, car le passé est le miroir de l'avenir. Question bien posée est à moitié résolue. Si l'on s'était rappelé ce dicton plein de sens, les débats relatifs à l’in- vention de la machine à vapeur n’auraient certainement pas présenté le caractère d’acrimonie, de violence, dont ils ont été empreints jusqu'ici. Mais on s’était étourdiment jeté dans un défilé sans issue en voulant trouver un inven- teur unique là où il y avait nécessité d’en distinguer plu- sieurs, L’horloger le plus instruit de l’histoire de son art resterait muet devant celui qui lui demanderaïit, en termes généraux , quel est l’inventeur des montres. La question, au contraire, l’embarrasserait peu si elle portait, sépa- rément, sur le moteur, sur les diverses formes d’échap- pement, sur le balancier. Aïnsi en est-il de la machine à vapeur : elle présente aujourd’hui la réalisation de plusieurs idées capitales, mais entièrement distinctes, qui peuvent ne pas être sorties d’une même source, et dont notre devoir est de chercher soigneusement l’origine et la date: Si avoir fait un usage quelconque de la vapeur d’eau donnait, comme on l’a prétendu, des droits à figurer dans cette histoire , il faudrait citer les Arabes en pre- mière ligne, puisque, de temps immémorial , leur princi- pal aliment, la semoule, qu’ils nomment couscoussou, se cuit, par l’action de la vapeur, dans des passoires pla- cées au-dessus de marmites rustiques. Une semblable conséquence suffit pour faire ressortir tout le ridicule du principe dont elle découle. Gerbert, notre compatriote, celui-là même qui porta ; JAMES WATT. 389 la tiare sous le nom de Sylvestre IE, acquiert-il des titres _ plus réels lorsque, vers le milieu-du 1° siècle, il fait résonner les tuyaux de l'orgue de la cathédrale de Reims à l’aide de la vapeur d’eau? Je ne le pense pas : dans l'instrument du futur pape, j’aperçois un courant de va- peur substitué au courant d’air ordinaire pour obtenir la production du phénomène musical des tuyaux d'orgue, mais nullement un effet mécanique proprement dit. Le premier exemple de mouvement engendré par la vapeur, je le trouve dans un joujou, encore plus ancien que l'orgue de Gerbert; dans un éolipyle de Héron d'Alexandrie, dont la date remonte à cent vingt ans avant notre ère. Peut-être sera-t-il difficile, sans le secours d'aucune figure, de donner une idée claire du mode d’action de ce petit appareil; je vais toutefois le tenter. Quand un gaz s'échappe, dans un certain sens, du vase qui le renferme, ce vase, par voie de réaction, tend à se mouvoir dans le sens diamétralement contraire. Le recul d’un fusil chargé à poudre n’est pas autre chose : les gaz qu'engendre linflammation du salpêtre, cu charbon et du soufre, s’élancent dans l'air suivant la direction du canon; la direction du canon, prolongée en arrière, aboutit à l'épaule de la personne qui a tiré ; c’est donc sur l'épaule que la crosse doit réagir avec force. Pour changer le sens du recul, il suffirait de faire sortir le jet du gaz dans une autre direction. Si le canon, bouché à son extrémité, était percé seulement d’une ou- verture latérale perpendiculaire à sa direction et hori- zontale, c’est latéralement et horizontalement que le gaz 390 JAMES WATT. de la poudre s’échapperait; c’est perpendiculairement au canon que s’opérerait le recul ; c’est sur les bras et non sur l’épaule qu’il s’exercerait. Dans le premier cas, le recul poussait le tireur de l'avant à l'arrière, comme pour le renverser ; dans le second, il tendrait à le faire pirouetter sur lui-même. Qu'on attache donc le canon, invariablement et dans le sens horizontal, à un axe ver- tical et mobile, et au moment du tir il changera plus ou moins de direction, et il fera tourner cet axe. En conservant la même disposition, supposons que l'axe vertical rotatif soit creux, mais fermé à la partie supérieure ; qu’il aboutisse, par le bas, comme une sorte de cheminée, à une chaudière où s’engendre de la vapeur ; qu'il existe, de plus, une libre communication latérale entre l’intérieur de cet axe et l’intérieur du canon de fusil, de manière qu'après avoir rempli l'axe la vapeur pénètre dans le canon et en sorte de côté par son ouverture hori- zontale, Sauf l'intensité, cette vapeur, en s’échappant, agira à la manière des gaz dégagés de la poudre dans le canon de fusil bouché à son extrémité et percé latérale- ment; seulement, on n’aura pas ici une simple secousse, ainsi que cela arrivait dans le cas de l'explosion brusque et instantanée du fusil; au contraire, le mouvement de rotation sera uniforme et continu, comme la cause qui l’engendre. Au lieu d’un seul fusil, ou plutôt au lieu d’un seul tuyau horizontal, qu’on en adapte plusieurs au tube ver- tical rotatif, et nous aurons, à cela près de quelques différences peu essentielles, l'ingénieux appareil de Héron d'Alexandrie. JAMES WATT. 3H Voilà, sans contredit, une machine dans laquelle la vapeur d’eau engendre du mouvement, et peut produire des effets mécaniques de quelque importance, voilà une véritable machine à vapeur. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle n’a aucun point de contact réel, ni par sa forme, ni par le mode d'action de la force motrice, avec les machines de cette espèce actuellement en usage, Si jamais la réac- tion d’un courant de vapeur devient utile dans la pra- tique, il faudra, incontestablement, en faire remonter l’idée jusqu’à Héron; aujourd’hui l’éolipyle rotatif pour- rait seulement être cité ici, comme la gravure en bois - dans l’histoire de l'imprimerie *, F : , HISTOIRE DE LA MACHINE À VAPEUR DANS LES DERNIERS SIÈCLES. Dans les machines de nos usines, de nos paquebots, de nos chemins de fer, le mouvement est le résultat _ immédiat de l’élasticité de la vapeur, Il importe donc de chercher où et comment l'idée de cette force a pris Les Grecs et les Romains n’ignoraient pas que la 4. Ces réflexions s’appliquent aussi au projet que Branca, archi- tecte italien, publia à Rome, en 1629, dans un ouvrage intitulé : Le Machine, et qui consistait à engendrer un mouvement de rotation en dirigeant la vapeur sortant d'un éolipyle, sous forme de soufile, _ sous forme de vent, sur les ailettes d’une roue. Si, contre toute probabilité, la vapeur est un jour employée utilement à l’état de soufile direct, Branca, ou l’auteur actuellement inconnu à qui il a . pu emprunter cette idée, prendra le premier rang dans l’histoire 3 de ce nouveau genre de machines. A l’égard des machines actuelles, es titres de Branca sont complétement nuls, 352 JAMES WATT. vapeur d’eau peut acquérir une puissance mécanique pro- digieuse. Ils expliquaient déjà, à l’aide de la vaporisation subite d’une certaine masse de ce liquide, les effroyables tremblements de terre qui, en quelques secondes, lancent Océan hors de ses limites naturelles; qui renversent jusque dans leurs fondements les monuments les plus solides de l’industrie humaine; qui créent subitement, au milieu des mers profondes, des écueils redoutables ; qui font surgir aussi de hautes montagnes au centre même des continents. Quoi qu’on en ait dit, cette théorie des tremblements de terre ne suppose pas que les auteurs s'étaient livrés à des appréciations, à des expériences, à des mesures exactes. Personne n’ignore aujourd’hui qu’au moment où le métal incandescent pénètre dans les moules en terre ou. en plâtre des fondeurs, il suffit que ces moules renferment quelques gouttes de liquide pour qu’il en résulte de dan- gereuses explosions. Malgré les progrès des sciences, les fondeurs modernes n’évitent pas toujours ces accidents : comment donc les anciens s’en seraient-ils entièrement garantis? Pendant qu'ils coulaient des milliers de statues, splendides ornements des temples, des places publiques , des jardins, des habitations particulières d'Athènes et de Rome, il dut arriver des malheurs ; les hommes de l’art en trouvèrent la cause immédiate; les philosophes, d'autre part, obéissant à l’esprit de généralisation qui était le trait caractéristique de leurs écoles, y virent des minia- tures, de véritables images des éruptions de l’Etna. Tout cela peut être vrai, sans avoir la moindre impor= tance dans l’histoire qui nous occupe. Je n’ai même JAMES WATT. 393 tant insisté, je l'avoue, sur ces légers linéaments de la science antique au sujet de la force de la vapeur d’eau, rqu'afin de vivre en paix, s’il est possible, avec les Dacier des deux sexes, avec les Dutens de notre époque". Les forces naturelles ou artificielles, avant de devenir vraiment utiles aux hommes, ont presque toujours été exploitées au profit de la superstition. La vapeur d’eau ne -sera pas une exception à cette règle générale. Les chroniques nous avaient appris que sur les bords du Weser, le dieu des anciens Teutons leur marquait quel- quefois son mécontentement, par une sorte de coup de tonnerre auquel succédait, immédiatement après, un nuage qui remplissait l’enceinte sacrée. L'image du dieu -Bustérich, trouvée, dit-on, dans les fouilles, montre clai- rement la manière dont s’opérait le prétendu prodige. Le dieu était en métal. La tête creuse renfermait une amphore d’eau. Des tampons de bois fermaient la bouche et un autre trou situé au-dessus du front. Des charbons, “adroitement placés dans la cavité du crâne, échauffaient % y 4. Par le même motif, je ne puis guère me dispenser de rapporter ici une anecdote qui, à travers ce qu’elle offre de romanesque et de contraire à ce que nous savons aujourd’hui sur le mode d’action de la vapeur d’eau, laisse voir la haute idée que les anciens se for- .maient de la puissance de cet agent mécanique. On raconte qu’An- -thémius, l'architecte de Justinien, avait une habitation contiguë à celle de Zénon, et que pour faire pièce à cet orateur, son ennemi déclaré, il plaça dans le rez-de-chaussée de sa propre maison plu- sieurs chaudrons remplis d’eau ; que de l'ouverture pratiquée sur le couvercle de chacun de ces chaudrons, partait un tube flexible qui allait s'appliquer dans le mur mitoyen, sous les poutres qui soute- _naient les plafonds de la maison de Zénon ; enfin, que ces plafonds dansaient comme s’il y avait eu de violents tremblements de terre, dès que le feu était allumé sous les chaudrons. 394 JAMES WATT. graduellement le liquide. Bientôt la vapeur engendrée fai- sait sauter les tampons avec fracas : alors elle s’échappait violemment en deux jets, et formait un épais nuage entre le dieuet ses adorateurs stupéfaits. Il paraîtrait que dans le moyen âge des moines trouvèrent l'invention de bonne prise, et que la tête de Bustérich n’a pas seulement fonc- tionné devant les assemblées teutonnes ï, Pour rencontrer, après les premiers aperçus des philo- sophes grecs, quelques notions utiles sur les propriétés de la vapeur d’eau, on se voit obligé de franchir un inter- valle de près de vingt siècles. Il est vrai qu’alors des expériences précises, concluantes, irrésistibles, succèdent à des conjectures dénuées de preuves. En 1605, Flurence Rivault, gentilhomme de la chambre d'Henri IV, et précepteur de Louis XIIE, découvre, par exemple, qu'une bombe à parois épaisses et contenant de l’eau, fait tôt ou tard explosion quand on la place sur le feu après l'avoir bouchée, c’est-à-dire lorsqu'on empêche la vapeur d’eau de se répandre librement dans l'air à mesure qu’elle s’engendre. La puissance de la vapeur d’eau se trouve ici caractérisée par une épreuve nette et 4. Héron d'Alexandrie attribuait les sons, objets de tant de contro- verses, que la statue de Memnon faisait entendre quand les rayons du soleil levant l'avaient frappée, au passage, par certaines ouver- tures, d’un courant de vapeur que la chaleur solaire était censée avoir produit aux dépens du liquide dont les prêtres égyptiens gar= “ nissaient, dit-on, l’intérieur du piédestal du colosse. Salomon de Caus, Kircher, etc., ont été jusqu’à vouloir découvrir les disposi- tions particulières à l’aide desquelles la fraude théocratique s’empa- rait ainsi des imaginations crédules ; mais tout porte à croire qu'ils n’ont pas deviné juste, si même, en ce genre, quelque chose est à deviner, JAMES WATT. 395 Dos rte un certain point, d’appréciations numériques * ; mais elle se présente encore à nous comme im terrible moyen de destruction. ” Des esprits éminents ne s’arrêtèrent pas à cette réflexion chagrine. Ils conçurent que les forces mécaniques doivent devenir, ainsi que les passions humaines, utiles ou nui- les , suivant qu’elles sont bien ou mal dirigées. Dans le Cas particulier de la vapeur, il suffit, en effet, de l’arti- fice le plus simple, pour appliquer à un travail productif la force élastique redoutable qui, suivant toute apparence, Ébranle la terre jusque dans ses fondements, qui entoure l'art du statuaire de dangers réels, qui brise en cent éclats les parois épaisses d’une bombe ! | Dans quel état se trouve ce projectile avant son explo- Sion? Le bas renferme de l’eau très-chaude, mais encore liquide; le reste de la capacité est rempli de vapeur. Celle-ci, car c’est le trait caractéristique des substances gazeuses, exerce également son action dans tous les sens : élle presse avec la même intensité, l’eau et les parois | ces qui la contiennent. Plaçons un robinet à la 1. Si quelque érudit trouvait que je n’ai pas remonté assez haut on m'arrêtant à Flurence Rivault; s’il empruntait une citation à Jerti, qui écrivait en 4411; si d’après cet auteur il nous disait que dès le commencement du xy° siècle, les chaufourniers crai- maient extrêmement, pour eux et pour leurs fours, les explosions des pierres à chaux dans l'intérieur desquelles il y a fortuitement quelque cavité, je répondrais qu’Alberti ignorait lui-même la cause e de ces terribles explosions; qu’il les attribuait à la transfor- mation en vapeur de l'air renfermé dans la cavité, opérée par n de la flamme; je remarquerais, enfin, qu'une pierre à ux , accidentellement creuse, n’aurait donné aucun des moyens préciations numériques dont l'expérience de Rivault paraît sus- D” 396 JAMES WATT. partie inférieure de ces parois. Lorsqu'il sera ouvert, l’eau poussée par la vapeur en jaillira avec une vitesse extrême. Si le robinet aboutit à un tuyau qui après s’être recourbé en dehors autour de la bombe se dirige verticalement de bas en haut, l’eau refoulée y montera d'autant plus que là vapeur aura plus d’élasticité; ou bien, car c’est la même chose en d’autres termes, l’eau s’élèvera d’autant plus que sa température sera plus forte. Ce mouvement ascen4 sionnel ne trouvera de limites que dans la résistance de parois de l'appareil. A notre bombe substituons une chaudière métalliqu épaisse, d’une vaste capacité, et rien ne nous empêcher de porter de grandes masses de liquide à des hauteur indéfinies par la seule action de la vapeur d’eau, et nou aurons créé, dans toute l’acception de ce mot, une machin à vapeur pouvant servir aux épuisements. Vous connaissez maintenant l'invention que la Franc et l'Angleterre se sont disputée, comme jadis sept ville de la Grèce s’attribuèrent, tour à tour, l'honneur d’avoi été le berceau d’Homère. Sur l’autre rive de la Manche on en gratifie unanimement le marquis de Worcester , dé l’illustre maison de Somerset. De ce côté-ci du détroit nous soutenons qu’elle appartient à un humble ingénieui presque totalement oublié des biographes : à Salomon dé Caus, qui naquit à Dieppe ou dans ses environs. Jetons coup d’œil impartial sur les titres des deux compétiteurss Worcester, gravement impliqué dans les intrigues d dernières années du règne des Stuarts, fut enfermé d la Tour de Londres : Que faire en pareil gîte, à moins que l’on ne songe? JAMES WATT. 397 . Or, un jour, suivant la tradition, le couvercle de la marmite où cuisait son diner se souleva subitement. Worcester songea donc à ce que présentait d’étrange le phénomène dont il venait d’être témoin. Alors s’of- frit à lui la pensée que la même force qui avait soulevé le couvercle pourrait devenir, en certaines circonstances, un moteur utile et commode. Après avoir recouvré la liberté, il exposa, en 1663, dans un livre intitulé Century of inventions, les moyens par lesquels il enten- dait réaliser son idée. Ces moyens, dans ce qu’ils ren- ferment d’essentiel, sont, autant du moins qu’on peut les comprendre, la bombe à demi-remplie de liquide, et le tuyau ascensionnel vertical que nous décrivions tout à Vheure. = Cette bombe, ce même tuyau sont dessinés dans la Raison des forces mouvantes, ouvrage de Salomon de Caus. Là, l’idée est présentée nettement, simplement, sans aucune prétention. Son origine n’a rien de roma- nesque; elle ne se rattache ni à des événements de Buerre civile, ni à une prison d'État célèbre, ni même au soulèvement du couvercle de la marmite d’un détenu: mais, ce qui vaut infiniment mieux dans une question de priorité, elle est, par sa publication, de quarante-huit ans “plus ancienne que la Century of inventions, et de qua- rante et un ans antérieure à l’emprisonnement de Wor- _cester. Ainsi ramené à une comparaison de dates, le déba “semblait devoir être à son terme. Comment soutenir, en LE que 1615 n’avait pas précédé 4663? Mais ceux dont principale pensée paraît avoir été d’écarter tout nom 398 JAMES WATT. français de cetimportant chapitre de l’histoire.des sciences, changèrent subitement de terrain dès qu’on. eut fait sortir la Raison des forces mouvantes des bibliothèques pou- dreuses où elle restait ensevelie. Ils brisèrent, sans hésiter , leur ancienne idole; le marquis de Worcester fut sacrifié au désir d'annuler les titres de Salomon de Caus; la bombe placée sur un brasier ardent et son tuyau ascen- sionnel cessèrent enfin d’être les véritables germes des machines à vapeur actuelles! Quant à moi, je ne saurais accorder que celui-là n’ait rien fait d’utile qui, réfléchissant sur l'énorme ressort de la vapeur d’eau fortement échauflée, vit le premier qu’elle pourrait servir à élever de grandes masses de ce liquide à toutes les hauteurs imaginables. Je ne puis admettre qu'il ne soit dû aucun souvenir à l'ingénieur qui, le premier aussi, décrivit une machine propre à réaliser de pareils effets. N'oublions pas. qu'on ne peut juger sainement du mérite d’une invention qu’en. se trans- portant, par la pensée, au temps. où elle naquit; qu’en: écartant momentanément de son esprit toutes les connais- sances que les siècles postérieurs à la date de cette inven- tion y ont versées. linaginons un ancien mécanicien, Archimède, par exemple, consulté sur les moyens. d’éle- ver à une grande hauteur l’eau contenue. dans un vaste récipient métallique fermé. 11 parlerait certainement de grands leviers, de poulies simples ou mouflées, de: treuils, peut-être de son ingénieuse vis; mais, quelle ne serait pas sa surprise, si, pour résoudre le, problème, quelqu'un se contentait d’un fagot et d’une allumette ! eh. bien! je le demande, oserait-on refuser le. titre.d’inven- JAMES WATT. 399 tion à un procédé dont l’immortel auteur des premiers et _ vrais principes de la statique et de l’hydrostatique eût été étonné? L'appareil de Salomon de Caus, cette enve- loppe métallique où l’on crée une force motrice presque indéfinie , à l’aide d’un fagot et d’une allumette, figurera toujours noblement dans l'histoire de la machine à va- peur"... Il est fort douteux que Salmon de Caus et Worcester aient jamais fait exécuter leur appareil. Cet honneur | appartient à un Anglais, au capitaine Savery *. J’assinile 1. On à imprimé que J.-B.. Porta ayait donné, en 1606, dans ses Spiritali, neuf ou dix ans avant la publication de l’ouvrage de Salomon de Caus, la description d'une machine destinée à élever de l'eau au moyen de la force. élastique de la vapeur. J'ai montré ailleurs que le savant napolitain ne parlait ni directement ni indi- rectement de machine, dans le passage auquel on fait allusion; que son but, son but unique était de déterminer expérimentalement les volumes relatifs de l’eau et de la vapeur ; que dans le petit appa- reil de physique employé à cet effet, la vapeur d’eau ne pouvait élever le liquide, d’après les propres paroles de l’auteur, que d’un petit nombre de centimètres (quelques pouces) ; que dans toute la. description de l'expérience, il n’y a pas un seul mot impliquant l'idée que Porta connût la puissance de cet agent et la possibilité de l'appliquer à la production d’une machine efficace. Pense-t-on que j'aurais dû citer Porta, ne fût-ce qu’à raison de ses recherches sur la transformation de l’eau en vapeur? Mais je dirai alors que le phénomène avait été déjà étudié avec attention par le professeur Besson, d'Orléans, vers le milieu du xvr° siècle, et qu'un des Traités de ce mécanicien, en 1569, renferme notamment un essai de détermination des volumes relatifs de l’eau et de la vapeur. 2. Bonnain dit, cependant, qu'après la mort de Kircher, on trouva dans son musée le modèle d’une machine que cet auteur enthou- siaste avait décrite en 1656, et qui différait de celle de Salomon de Caus, par cette seule circonstance que la vapeur motrice était en- gendrée dans un vase totalement distinct de celui qui contenait l’eau à élever. 400 JAMES WATT. la machine que cet ingénieur construisit, en 4698 , à celle de ses deux devanciers, quoiqu'il y ait introduit quelques modifications essentielles : celle, entre autres, de créer la vapeur dans un vase particulier. S'il importe peu, quant au principe, que la vapeur soit engendrée aux dépens de l’eau à élever et au sein même de la chau- dière où elle doit agir, ou qu’elle naisse dans un vase séparé pour se rendre à volonté, à l’aide d’un tuyau de communication portant un robinet, au-dessus du liquide qu’il faut refouler, il n’en est certainement pas de même sous le point de vue de la pratique. Un autre changement encore plus capital, bien digne d’une mention spéciale et dû également à Savery, trouvera mieux sa place dans l’article que nous consacrerons tout à heure aux travaux de Papin et de Newcomen. Savery avait intitulé son ouvrage l’Ami des mineurs (Miner's friend). Les mineurs se montrèrent peu sen- sibles à la politesse. À une seule exception près, aucun ne lui commanda des machines. Elles n’ont été employées que pour distribuer de l’eau dans les diverses parties des palais, des maisons de plaisance, des parcs et des jar- dins; on n’y a eu recours que pour franchir des diffé- rences de niveau de 12 à 15 mètres. Il faut reconnaître, au reste , que les dangers d’explosion auraient été redou- tables, si on avait donné aux appareils l'immense puis- sance à laquelle leur inventeur prétendait atteindre. Malgré ce que le succès pratique de Savery présente d’incomplet, le nom de cet ingénieur mérite d’occuper une place très-distinguée dans l’histoire de la machine à vapeur. Les personnes dont toute la vie a été consacrée JAMES WATT. 401 à des travaux spéculatifs, ignorent combien il y a loin du projet en apparence le mieux étudié à sa réalisation. Ce n’est pas que je prétende, avec un célèbre savant alle- mand, que la-nature s’écrie toujours non ! non! quand on veut soulever quelque coin du voile qui la recouvre; mais en suivant la même métaphore, il est permis du moins - d'affirmer que l’entreprise devient d’autant plus difficile, d'autant plus délicate, d’un succès d’autant plus douteux, qu’elle exige et le concours de plus d’artistes et l’emploi d’un plus grand nombre d'éléments matériels; sous ces divers rapports, et en faisant la part des époques, per- sonne s’est-il trouvé dans des conditions plus défavorables que Savery ? MACHINE A VAPEUR MODERNE. J’ai parlé jusqu'ici de machines à vapeur, dont la res- semblance avec celles qui portent aujourd’hui ce nom pourrait être plus ou moins contestée. Maintenant il sera question de la machine à vapeur moderne, de celle qui fonctionne dans nos manufactures, sur nos bateaux, à . l'entrée de presque tous les puits de mines. Nous la ver- + rons naître, grandir, se développer, tantôt d’après les inspirations de quelques hommes d'élite, tantôt sous l’ai- guillon de la nécessité, car la nécessité est mère du génie. | Le premier nom que nous rencontrerons dans cette - nouvelle période est celui de Denis Papin. C’est à Papin { que la France devra le rang honorable qu’elle peut récla- { mer dans l’histoire de la machine à vapeur. Toutefois L—1. L 26 402 JAMES WATT. l’orgueil bien légitime que ses succès nous inspireront ne sera pas sans mélange. Les titres de notre compatriote, nous ne les trouverons que dans des collections étran- gères ; ses principaux ouvrages, il les publiera au delà du Rhin ; sa liberté sera menacée par la révocation de l’édit de Nantes; c’est dans un douloureux exil qu’il jouira mo- mentanément du bien dont les hommes d’étude sont le plus jaloux : la tranquillité d'esprit! Hâtons-nous de jeter un voile sur ces déplorables résultats de nos discordes civiles ; oublions que le fanatisme s’attaqua aux opinions religieuses du physicien de Blois et rentrons dans la mé- canique : à cet égard du moins l’orthodoxie de Papin n’a jamais été contestée. Il y a dans toute machine deux choses à considérer : d’une part, le moteur; de l’autre, le dispositif, plus ou moins compliqué de pièces fixes et mobiles, à l’aide duquel ce moteur transmet son action à la résistance. Au point où les connaissances mécaniques sont aujourd’hui parve- nues, le succès d’une machine destinée à produire de très-grands effets dépend principalement de la nature du moteur, de la manière de l'appliquer, de ménager sa force. Aussi, est-ce à produire un moteur économique, . susceptible de faire osciller sans cesse et avec une grande puissance le piston d’un large cylindre, que Papin a con- sacré sa vie. Emprunter ensuite aux oscillations du pis- ton la force nécessaire pour faire tourner les meules d’un moulin à blé, les cylindres d’un laminoir, les roues à palettes d’un bateau à vapeur, les bobines d’une filature; pour soulever le lourd marteau qui frappe à coups redou- blés d'énormes loupes de fer incandescent, à leur sortie besuion épis ht tt DE Ce 2 M Le LT Li bel, RTE 2 JAMES WATT. 103 du four à réverbère; pour trancher, avec les deux mà- choires de la cisaille, d’épaisses barres métalliques, comme on coupe un ruban avec des ciseaux bien affilés; ce sont là, je le-répète, autant de problèmes d’un ordre très-secondaire -et qui n’embarrasseraient pas le plus médiocre ingénieur. Nous pourrons donc nous occuper exclusivement des moyens à l’aide desquels Papin a pro- posé d’engendrer son mouvement oscillatoire. Concevons un large cylindre vertical, ouvert dans le haut, et reposant, par sa base, sur une table métallique percée d’un trou qu’un robinet pourra boucher et laisser libre à volonté. Introduisons dans ce cylindre un piston, c’est-à-dire une plaque circulaire pleine et mobile qui le ferme exac- tement, L’atmosphère pèsera de tout son poids sur la face supérieure de cette espèce de diaphragme; elle le pous- sera de haut-en bas. La partie de l'atmosphère qui occu- pera le bas du cylindre tendra, par sa réaction, à pro- duire le mouvement inverse. Gette seconde force sera “égale à la première, si le robinet est ouvert, puisqu’un gaz presse également dans tous les sens. Le piston se trouvera ainsi sollicité par deux forces opposées qui se feront équilibre. Il descendra néanmoins, mais seulement en vertu-de sa propre gravité. Un contre-poids, légère- ment plus lourd que le piston, suflira pour le relever, au contraire, jusqu’au sonunet du cylindre et pour l’y imain- tenir. Supposons le piston arrivé à cette position extrême. Cherchons des moyens de l'en faire descendre avec beau- coup de force et de l'y ramener ensuite. Concevons qu'après avoir fermé le robinet inférieur, 404 JAMES WATT. on parvienne à anéantir subitement tout l'air contenu dans le cylindre, à y faire en un mot le vide, Le vide une fois opéré, le piston ne recevant d’action que de Patmo- sphère extérieure qui le presse par dessus, descendra rapidement. Ge mouvement achevé, on ouvrira le robinet. L'air reviendra aussitôt par dessous contre-balancer l’ac- tion de l’atmosphère supérieure. Comme au début, le contre-poids remontera le piston jusqu’au sommet du cylindre, et toutes les parties de l’appareil se retrouve- ront dans leur état initial. Une seconde évacuation, ou, si on l’aime mieux, un second anéantissement de l'air intérieur fera de nouveau descendre le piston, et ainsi de suite. Le véritable moteur du système serait ici le poids de l'atmosphère. Hâtons-nous de détromper ceux qui croi- raient trouver dans la facilité que nous avons de mar- cher et même de courir à travers l’air un indice de la faiblesse d’un pareil moteur. Avec un cylindre de deux mètres de diamètre, l'effort que ferait le piston de la pompe en descendant, le poids qu’il pourrait soulever de toute la hauteur du cylindre, à chacune de ses oscil- lations, seraient de 35,000 kilogrammes. Cette énorme puissance, fréquemment renouvelée, on l’obtiendra à l’aide d’un appareil très-simple, si nous découvrons un moyen prompt et économique d’engendrer et de détruire à volonté la pression atmosphérique dans un cylindre de métal. | Ce problème, Papin l’a résolu. Sa belle, sa grande solution consiste dans la substitution d’une atmosphère de vapeur d’eau à l’atmosphère ordinaire ; dans le rem- ne on te UE Do D NS dé à Qt dd, JAMES WATT. 405 placement de celle-ci par un gaz qui, à 100 degrés centi- grades, a précisément la même force élastique, mais avec l'important avantage dont l'atmosphère ordinaire ne jouit pas, que la force du gaz aqueux s’affaibit très-vite quand la température s’abaisse, qu’elle finit même par dispa- raître presque entièrement si le refroidissement est suffi- sant. Je caractériserais aussi bien et en peu de mots la découverte de Papin, si je disais qu’il a proposé de se servir de la vapeur d’eau pour faire le vide dans de grands espaces ; que ce moyen est, d’ailleurs, prompt et économique :. La machine dans lents notre illustre compatriote combina ainsi le premier la force élastique de la vapeur d’eau avec la propriété dont cette vapeur jouit de s’anéantir par voie de refroidissement , il ne l’exécuta jamais en grand. Ses expériences furent toujours faites sur de simples modèles. L'eau destinée à engendrer la vapeur n’occupait pas même une chaudière séparée : renfermée dans le cylindre, elle reposait sur la plaque métallique qui le bouchait par le bas. C’était cette plaque que Papin échauffait directement pour transformer l’eau en vapeur ; c'était de la même plaque qu'il éloignait le 1. Un ingénieur anglais, trompé sans doute par quelque traduc- tion infidèle, prétendit, naguère, que l’idée d'employer la vapeur d’eau dans une même machine, comme force élastique et comme moyen rapide d'engendrer le vide, appartenait à Héron. De mon côté j'ai prouvé, sans réplique, que le mécanicien d’Alexandrie n’avait nullement songé à la vapeur ; que dans son appareil le mou- vement alternatif devait uniquement résulter de la dilatation et de la condensation de l’air, provenant de l’action intermittente des rayons solaires. | 406 JAMES WATT. feu quand il voulait opérer la condensation. Un pareil procédé, à peine tolérable dans une expérience destinée à vérifier l'exactitude d’un principe, ne serait évidem- ment pas admissible s’il fallait faire marcher le piston avec quelque vitesse. Papin, tout en disant qu’on peut arriver au but « par différentes constructions faciles à «imaginer,» n'indique aucune de ces différentes con- structions. Il laisse à ses successeurs, et le mérite de l'application de son idée féconde, et celui des inventions de détail qui, seules, peuvent assurer le succès d’une machine. Dans nos premières recherches touchant l’emploi de la vapeur d’eau, nous avons eu à citer : d’anciens philo- sophes de la Grèce et de Rome; un des mécaniciens les plus célèbres de l’école d'Alexandrie; un pape; un gen- tilhomme de la cour d'Henri IV: un hydraulicien né en Normandie, dans la province féconde en grands hommes, qui a doté la pléiade nationale de Malherbe, de Corneille, du Poussin, de Fontenelle, de Laplace, de Fresnel; un membre de la Chambre des lords ; un ingénieur anglais ; enfin, un médecin français, de la Société royale de Londres, car, il faut bien l’avouer, Papin, presque tou- jours exilé, ne fut que correspondant de notre Académie. Maintenant, de simples artisans, de simples ouvriers vont entrer en lice. Toutes les classes de la société se trouve- ront ainsi avoir concouru à la création d’une machine dont le monde entier devait profiter. En 1705, quinze années après la publication du pre- mier mémoire de Papin dans les Actes de Leipzig, Newcomen et Cawley, l’un quincaillier, l’autre vitrier à | | 4 JAMES WATT. 107 Dartmouth, en Devonshire, construisirent (veuillez bien remarquer que je ne dis pas projetèrent, car la différence est grande), construisirent une machine destinée à opérer des épuisements et dans laquelle il y avait une chaudière à part où naissait la vapeur. Cette machine, ainsi que le petit modèle de Papin, offre un cylindre métallique vertical, fermé par le bas, ouvert par le haut, et un piston, bien ajusté, destiné à le parcourir sur toute sa longueur en montant et en descendant. Dans l’un comme dans l’autre appareil, lorsque la vapeur d’eau peut arri- ver librement dans le bas du cylindre, le remplir et contre-balancer ainsi la pression de l’atmosphère exté- rieure , le mouvement ascensionnel du piston s’opère par l'effet d’un contre-poids. Dans la machine anglaise, enfin, à limitation de celle de Papin, dès que le piston est arrivé au terme de son excursion ascendante, on refroidit la vapeur qui avait contribué à l’y pousser ; on fait ainsi le vide dans toute la capacité qu’il vient de parcourir, et l'atmosphère extérieure le force aussitôt à descendre. | Pour opérer le refroidissement convenable, Papin, on le sait déjà, se contentait d’ôter le brasier qui échauf- fait la base de son petit cylindre métallique. New- comen et Cawley employèrent un procédé beaucoup préférable sous tous les rapports : ils firent couler une abondante quantité d’eau froide dans l’espace annu- laire compris entre les parois extérieures du cylindre de leur machine, et les parois intérieures d’un second cylindre, un peu plus grand, qui servait d’enveloppé au premier. Le froid se communiquait peu à peu à toute 408 JAMES WATT. l'épaisseur du métal, et atteignait enfin la vapeur d’eau elle-même :. La machine de Papin, perfectionnée ainsi quant à la manière de refroidir la vapeur ou de la condenser, excita au plus haut point l’attention des propriétaires de mines. Elle se répandit rapidement dans certains comtés de l'Angleterre et y rendit d'assez grands services. Le peu de rapidité de ses mouvements, conséquence nécessaire de la lenteur avec laquelle la vapeur se refroidissait et perdait son élasticité, était cependant un vif sujet de regrets. Le hasard indiqua, heureusement, un moyen très-simple de parer à cet inconvénient. Au commencement du xvur siècle, l’art d’aléser de grands cylindres métalliques et de les fermer herméti- quement à l’aide de pistons mobiles, était encore dans son enfance. Aussi, dans les premières machines de Newcomen recouvrait-on le piston d’une couche d’eau destinée à remplir les vides compris entre le contour cir- culaire de cette pièce mobile et la surface du cylindre. A la très-grande surprise des constructeurs, une de leurs machines se mit un jour à osciller beaucoup plus vite que de coutume. Après maintes vérifications, il demeura constant que, ce jour-là, le piston était percé; que de l'eau froide tombait dans le cylindre par petites goutte- lettes, et qu’en traversant la vapeur elles l’anéantissaient 1. Savery avait déjà eu recours à un courant d'eau froide qu'il jetait sur Les parois extérieures d’un vase métallique, pour conden- ser la vapeur que ce vase renfermait. Telle fut l’origine de son asso- ciation avec Newcomen et Cawley ; mais, il ne faut pas l’oublier, la patente de Savery, ses machines et l’ouvrage où il les décrit, sont postérieurs de plusieurs années aux mémoires de Papin. JAMES WATT. 409 rapidement. De cette observation fortuite date la sup- pression complète du refroidissement extérieur, et l’'adop- tion de la pomme d’arrosoir destinée à porter une pluie d'eau froide dans toute la capacité du cylindre au mo- ment marqué pour la descente du piston. Les va-et-vient acquirent ainsi toute la vitesse désirable. Voyons si le hasard n’a pas eu, de même, quelque part à une autre amélioration également importante. La première machine de Newcomen exigeait l'attention la plus soutenue de la part de la personne qui fermait ou ouvrait sans cesse certains robinets, soit pour introduire la vapeur aqueuse dans le cylindre, soit pour y jeter la pluie froide destinée à la condenser. Il arrive, dans un certain moment, que cette personne est le jeune Henri Potter. Les camarades de cet enfant, alors en récréation, font entendre des cris de joie qui le mettent au supplice. 11 brûle d’aller les rejoindre ; mais le travail qu’on lui a confié ne permettrait même pas une demi-minute d’ab- sence. Sa tête s’exalte; la passion lui donne du génie : il découvre des relations dont jusque-là il ne s'était pas douté. Des deux robinets, l’un doit être ouvert au moment où le balancier que Newcomen introduisit le premier et si utilement dans ses machines, a terminé l’oscillation descendante, et il faut le fermer, tout juste, à la fin de loscillation opposée. La manœuvre du second est préci- sément le contraire. Les positions du balancier et celles des robinets sont dans une dépendance nécessaire. Potter s'empare de cette remarque ; il reconnaît que le balancier peut servir à imprimer aux autres pièces tous les mouve- ments que le jeu de la machine exige, et réalise à l'instant 410 JAMES WATT. sa conception. Les extrémités de plusieurs cordons vont s'attacher aux manivelles des robinets; les extrémités opposées, Potter les lie à des points convenablement choisis sur le balancier ; les tractions que celui-ci engendre sur certains cordons, en montant ; les tractions qu’il pro- duit sur les autres en descendant, remplacent les efforts de la main; pour la première fois la machine à vapeur marche d'elle-même ; pour la première fois on ne voit auprès d’elle d’autre ouvrier que le chauffeur qui, de temps en temps, va raviver et entretenir le feu sous la chaudière. Aux ficelles du jeune Potter, les constructeurs substi- tuèrent bientôt des tringles rigides verticales, fixées au balancier et armées de plusieurs chevilles qui allaient presser, de haut en bas ou de bas en haut, les têtes des différents robinets ou soupapes. Les tringles elles-mêmes ont été remplacées par d’autres combinaisons; mais, quelque humiliant que soit un pareil aveu, toutes ces inventions sont de simples modifications du mécanisme que suggéra à un enfant le besoin d’aller jouer avec ses petits camarades. TRAVAUX DE WATT SUR LA MACHINE À VAPEUR. Il existe dans les cabinets de physique un bon nombre de machines sur lesquelles l’industrie avait fondé de grandes espérances ; la cherté de leur manœuvre ou de leur entretien les a réduites à de simples instruments de démonstration. Tel eût été aussi le sort final de la machine de Newcomen, du moins dans les localités peu riches en JAMES WATT. 411 combustible , &i les travaux de Watt, dont il me reste à _- vous présenter l'analyse, n’étaient venus lui donner une perfection inespérée. Cette perfection, il ne faudrait pas la considérer comme le résultat de quelque observation fortuite ou d’une seule inspiration ingénieuse; l’auteur y est arrivé par un travail assidu, par des expériences d’une finesse, d’une délicatesse extrêmes. On dirait que Watt avait pris pour guide cette célèbre maxime de Bacon : « Écrire, parler, méditer, agir quand on n’est pas bien « pourvu de faits qui jalonnent la pensée, c’est naviguer « sans pilote le long d’une côte hérissée de dangers ; c’est « s’élancer dans l'immensité de l'Océan sans boussole « et sans gouvernail. » 1 y avait dans la collection de l'Université de Glasgow, un petit modèle de la machine à vapeur de Newcomen, qui jamais n’avait pu fonctionner convenablement. Le professeur de physique Anderson chargea Watt de le réparer. Sous la main puissante de l'artiste, les vices de |: construction disparurent; dès lors, chaque année, l’ap- pareil manœuvra dans les amphithéâtres, aux yeux des étudiants émerveillés. Un homme ordinaire se fût contenté de ce succès. Watt, au contraire, suivant sa coutume, y vit l'occasion des plus sérieuses études. Ses recherches portèrent successivement sur tous les points qui semblaient pouvoir éclairer la théorie de la machine. Il détermina la quantité dont l’eau se dilate quand elle passe de l’état liquide à celui de vapeur; la quantité d’eau qu’un poids donné de charbon peut vaporiser; la quantité de vapeur en poids, que dépense, à chaque oscillation, une machine de Newcomen de dimensions connues ; la quantité d’eau 412 JAMES WATT. froide qu’il faut injecter dans le cylindre pour donner à l'oscillation descendante du piston une certaine force; enfin, l’élasticité de la vapeur à différentes températures, Il y avait là de quoi remplir la vie d’un physicien labo- rieux; Watt, cependant, trouva le moyen de mener à bon port de si nombreuses, de si difficiles recherches, sans que les travaux de l’atelier en souffrissent. Le docteur Cleland voulut bien naguère me conduire à la maison, voisine du port de Glasgow, où notre confrère se retirait en quittant les outils et devenait expérimentateur. Elle était rasée! Notre dépit fut vif mais de courte durée. Dans l'enceinte encore visible des fondations, dix à douze ouvriers vigou- reux semblaient occupés à sanctifier le berceau des ma- chines à vapeur modernes : ils frappaient à coups redou- blés les diverses pièces de bouilleurs, dont les dimensions réunies égalaient, certainement, celles de l’humble demeure qui venait de disparaître. Sur cette place et dans une pareille circonstance, le plus élégant hôtel, le plus somptueux monument, la plus belle statue, eussent réveillé moins d’idées que les colossales chaudières ! Si les propriétés de la vapeur d’eau sont encore pré- sentes à votre esprit, vous apercevrez d’un coup d'œil que le jeu économique de la machine de Newcomen semble exiger deux conditions inconciliables. Quand le piston descend, il faut que le cylindre soit froid , sans cela il y rencontre une vapeur, encore fort élastique, qui retarde beaucoup sa marche et diminue l'effet de l'atmosphère extérieure. Lorsque ensuite, de la vapeur à 100° afflue dans ce même cylindre, si les parois sont froides, cette vapeur les réchauffe en se liquéfiant partiellement, et LA JAMES WATT. 413 jusqu’au moment où leur température est aussi à 100°, son élasticité se trouve notablement atténuée; de là, len- teur dans les mouvements, car le contre-poids n’enlève pas le piston avant qu’il existe dans le cylindre un ressort capable de contre-balancer l’action de l'atmosphère; de là, aussi, augmentation de dépense, puisque la vapeur est d’un prix très-élevé, comme je l’ai déjà expliqué. On ne conservera aucun doute sur l'immense importance de cette considération économique, quand j'aurai dit que le mo- dèle de Glasgow usait, à chaque oscillation, un volume de vapeur plusieurs fois plus grand que celui du cylindre, La dépense de vapeur, ou, ce qui revient au même, la dépense de combustible, ou, si l’on aime mieux encore, . la dépense pécuniaire indispensable pour entretenir le mouvement de la machine, serait plusieurs fois moindre si l’on parvenait à faire disparaître les échauffements et les refroidissements successifs dont je viens de signaler les inconvénients. Ce problème, en apparence insoluble, Watt l’a résolu par la méthode la plus simple. 11 lui a suffi d'ajouter à Tancien dispositif de la machine un vase totalement dis- tinct du cylindre, et ne communiquant avec lui qu’à l’aide d’un tube étroit armé d’un robinet. Ce vase, qui porte aujourd’hui le nom de condenseur, est la principale des inventions de Watt. Malgré tout mon désir d’abréger, je ne puis me dispenser d’expliquer son mode d'action. S'il existe une communication libre entre un cylindre rempli de vapeur et un vase vide de vapeur et d’air, la vapeur du cylindre passera en partie et très-rapidement dans le vase : l'écoulement ne cessera qu’au moment où A4 JAMES WATT. lélasticité sera la même partout. Supposons qu'à l’aide d’une injection d’eau, abondante et continuelle, le vase soit maintenu constamment froid dans toute sa capacité et dans ses parois; alors la vapeur s'y condensera dès qu'elle y arrivera : toute la vapeur dont le cylindre était primitivement rempli, viendra s’y anéantir successive- ment; ce cylindre se trouvera ainsi purgé de vapeur, sans que ses parois aient été le moins du monde refroidies ; la vapeur nouvelle dont il pourra devenir nécessaire de le remplir, n’y perdra rien de son ressort. Le condenseur appelle entièrement à lui la vapeur du cylindre, d’une part, parce qu’il contient de l’eau froide; de l’autre, parce que le reste de sa capacité ne renferme pas de fluides élastiques; mais, dès qu’une première condensation de vapeur s’y est opérée, ces deux condi- tions de réussite ont disparu : l’eau condensante s’est échauffée en absorbant le calorique latent dela vapeur; une quantité notable de vapeur s’est formée aux dépens de cette eau chaude; l’eau froide contenait d’ailleurs de l'air atmosphérique qui a dû se dégager pendant son échauffement. Si après chaque opération on: n’enlevait pas cette eau chaude, cette vapeur, cet air:que le conden- seur renferme, il finirait par ne plus produire d'effet, Watt opère cette triple évacuation à l’aide d’une pompe ordinaire qu’on appelle la pompe à air, et dont le piston porte une tige convenablement attachée au balancier que la machine met en jeu. La force destinée à maintenir la pompe à air en mouvement, diminue d'autant la puissance de la machine; mais elle n’est qu’une petite partie de la perte qu’occasionnait, dans l’ancienne méthode, la JAMES WATT. 415 condensation de la vapeur sur les parois refroidies du corpsde pompe. ” - Un mot encore , et les avantages d’une autre invention de Watt deviendront évidents pour tout le monde. Quand le piston descend dans la machine de Newco- men, c’est que l'atmosphère le pousse. Cette atmosphère est froide; elle doit donc refroidir les parois du cylindre métallique., ouvert par le haut, qu’elle va successivement couvrir sur toute leur étendue. Ce refroidissement n’est racheté, pendant la course ascensionnelle du piston, qu’au prix d’une certaine quantité de vapeur, Il n’existe aucune perte de ce genre dans les machines modifiées de Watt. L'action atmosphérique en est totalement éliminée, et voici comment : Le haut du cylindre est fermé par un couvercle mé- tallique, percé seulement à son centre d’une ouverture garnie d’étoupe grasse et bien serrée, à travers laquelle la tige du piston se meut librement, sans pourtant don- ner passage à l'air ou à la vapeur. Le piston partage ainsi le cylindre en deux capacités bien distinctes et fer- mées. Quand il doit descendre, la vapeur de la chaudière arrive librement à la capacité supérieure par un tube convenablement disposé, et le pousse de haut en bas corime le faisait l'atmosphère dansla machine de Newco- men. Ce mouvement n'éprouve pas d’obstacle, attendu que, pendant qu'il s'opère, le bas du cylindre tout seul est en communication avec le condenseur où toute la vapeur inférieure va se liquéfier. Dès que le piston est entièrément descendu, il suffit de la simple rotation d’un robinet, pour que les deux parties du cylindre situées M6 JAMES WATT. au-dessus et au-dessous du piston, communiquent entre elles, pour que ces deux parties se remplissent de vapeur au même degré d’élasticité, pour que le piston soit tout autant poussé de haut en bas que de bas en haut, pour qu’il remonte à l’extrémité du cylindre, comme dans la machine atmosphérique de Newcomen, par la seule action d’un léger contre-poids. En poursuivant ses recherches sur les moyens d’éco- nomiser la vapeur, Watt réduisit encore presque à rien la perte qui résultait du refroidissement par la paroi exté- rieure du cylindre où joue le piston. A cet effet, il enferma ce cylindre métallique dans un cylindre de bois d’un plus grand diamètre, et remplit de vapeur l'intervalle annu- laire qui les séparait, Voilà la machine à vapeur complétée. Les perfection- nements qu’elle vient de recevoir des mains de Watt sont évidents; leur immense utilité ne saurait soulever un doute. Vous vous attendez donc à la voir remplacer, sans retard, comme appareil d’épuisement , les machines com- parativement ruineuses de Newcomen. Détrompez-vous : l’auteur d’une découverte a toujours à combattre ceux dont elle peut blesser les intérêts , les partisans obstinés de tout ce qui a vieilli , enfin les envieux. Les trois classes réunies, faut-il l’avouer? forment la grande majorité du public. Encore, dans mon calcul, je défalque les doubles emplois pour éviter un résultat paradoxal. Cette masse compacte d’opposants, le temps peut seul la désunir et la dissiper ; mais le temps ne suffit pas, il faut l’attaquer vivement, l’attaquer sans relàche; il faut varier ses moyens d'action, imitant, en cela, le chimiste à qui l'expé- JAMES WATT. AT rienceenseigne que l'entière dissolution de certains alliages exige l'emploi successif de plusieurs acides. La force de caractère, la persistance de volonté qui déjouent à la longue les intrigues les mieux ourdies, peuvent ne pas se trouver réunies au génie créateur. Watt, au besoin, en serait une preuve convaincante. Son invention capitale, son heureuse idée sur la possibilité de condenser la vapeur d’eau dans un vase entièrement séparé du cylindre où Paction mécanique s'exerce, est de 1765. Deux années s’écoulent, et à peine fait-il quelques démarches pour essayer de l'appliquer en grand. Ses amis, enfin, le met- tent en rapport avec le docteur Roëbuck, fondateur de la vaste usine de Carron, encore célèbre aujourd’hui. L’in- génieur et l’homme à projets s'associent; Watt lui cède les deux tiers de sa patente. Une machine est exécutée d'après les nouveaux principes ; elle confirme toutes les prévisions de la théorie : son succès est complet. Mais, sur ces entrefaites, la fortune du docteur Roëbuck reçoit . divers échecs. L'invention de Watt les eût réparés, sans > aucun doute : il suffisait de chercher quelques bailleurs de fonds; notre confrère trouva plus simple de renoncer . à sa découverte et de changer de carrière. En 1767, pen- . dant que Smeaton exécutait entre les deux rivières de la Forth et de la Clyde, les triangulations et les nivellements, avant-coureurs des gigantesques travaux dont cette partie … de l'Écosse devait devenir le théâtre, nous trouvons Watt faisant des opérations analogues, le long d’une ligne rivale traversant le passage du Lomond. Plus tard, il trace les plans d’un canal destiné à porter à Glasgow les produits des houillères de Monkland, et en dirige l’exé- L—1. 27 18 JAMES WATT. cution. Plusieurs projets du même genre, celui, entre autres, du canal navigable à travers l’isthme.de Crinan, que M. Rennie a depuis achevé; des études approfondies relatives à certaines améliorations des ports d’Ayr, de Glasgow , de Greenock; la construction des ponts d'Ha- milton et de Rutherglen; des explorations du terrain à travers lequel devait passer le célèbre canal Calédonien, occupèrent notre confrère jusqu'à la fin de 1773. Sans atténuer en rien le mérite de ces travaux, äl me sera per- mis de ne pasétendre leur importance au delà de simples intérêts de localité; d'affirmer qu'il n’était nullement nécessaire, pour les concevoir, les diriger, les exécuter, de s'appeler James Watt. | Si, oubliant les devoirs d’organe de l’Académie, je songeais à vous faire sourire plutôt qu’à dire d’utiles véri- tés, je trouverais ici matière à un frappant contraste. Je pourrais citer tel ou tel auteur qui, dans nos séances hebdomadaires, demande à cor et à cri à communiquer la petite remarque, la petite réflexion, la petite note conçue et rédigée la veille; je vous le représenterais mau- dissant sa destinée, lorsque les prescriptions du règle- ment, lorsque l’ordre d'inscription de quelque auteur plus matinal , fait renvoyer sa lecture à huitaine, en lui laissant toutefois pour garantie, pendant cette cruelle semaine, le dépôt dans nos archives du paquet cacheté, De l’autre côté, nous verrions le créateur d’une machine destinée à faire époque dans les annales du monde, subir sans mur- murer les stupides dédains des capitalistes, «et plier, pen- dant huit années, son génie supérieur à des levés de plans, à des nivellements minutieux , à de fastidieux cal- JAMES WATT. #19 culs de déblais, de remblais, à destoisés de maçonnerie. Bornons-nous à remarquer tout ce que la philosophie de Watt supposait de sérénité de caractère, de modération de désirs, de véritable modestie. Tant d’indifférence, quelque nobles qu’en aient été les causes, avait son côté blâmable. Ce n’est pas sans motif que la société poursuit d’une réprobation sévère , ceux de ses membres qui déro- bent à la circulation l’or entassé dans leurs coffres-forts; _ serait-on moins coupable en privant sa patrie, ses conci- _ toyens, son siècle, des trésors mille fois plus précieux qu’enfante la pensée ; en gardant pour soi seul des créa- tions immortelles, source des plus nobles, des plus pures jouissances de l'esprit; en ne dotant pas les travailleurs de combinaisons mécaniques qui multiplieraient à l'infini les produits de l'industrie; qui affaibliraient, au profit de la civilisation, de l'humanité, l'effet de l'inégalité des conditions; qui permettraient un jour de parcourir les plus rudes ateliers, sans y trouver nulle part le déchirant spec- tacle de pères de famille, de malheureux enfants des deux sexes assimilés à des brutes, et marchant à pas précipi- tés vers la tombe? ; | Dans les premiers mois de 1774, après avoir vaincu l'indifférence de Watt, on le mit en relation avec M. Boul- ton, de Soho, près de Birmingham, homme d'entreprise, d'activité, de talents variés T. Les deux amis demandè- 1. Dans les notes dont il accompagna la dernière édition de l'essai du professeur Robison sur la machine à vapeur, Watt S’exprimait en ces termes au sujet de M. Boulton : « L'amitié qu'il me portait n’a fini qu'avec sa vie. Celle que je lui « avais vouée, m'impose le devoir de profiter de cette occasion, la « dernière, probablement, qui S'offrira à moi, de dire combien je 420 JAMES WATT. rent au parlement une prolongation de privilége, car la patente de Watt datait de 1769, et n'avait plus que quelques années à courir. Le bill donna lieu à la plus vive discussion. « Cette affaire, écrivait le célèbre mécanicien « à son vieux père, n’a pu marcher qu'avec beaucoup de « dépenses et d’anxiété. Sans l’aide de quelques amis au « Cœur chaud, nous n’aurions pas réussi, car plusieurs « des plus puissants personnages de la chambre des com- « lui fus redevable. C’est à l’encouragement empressé de M. Boul- « ton, à son goût pour les découvertes scientifiques, et à la sagacité « avec laquelle il savait les faire tourner aux progrès des arts; c’est « aussi à la connaissance intime qu’il avait des affaires manufactu- « rières et commerciales, que j’attribue, en grande partie, les succès « dont mes efforts ont été couronnés. » Une manufacture de M. Boulton existait déjà depuis quelques années à Soho, lorsque naquit l’association qui a rendu son nom insé- parable de celui de Watt. Get établissement, le premier sur une aussi grande échelle qui ait été formé en Angleterre, est encore cité aujour- d’hui pour l'élégance de son architecture. Boulton y faisait toute sorte d'excellents ouvrages d’acier, de plaqué, d’argenterie, d'or moulu; voire des horloges astronomiques et des peintures sur verre. Pen- dant les vingt dernières années de sa vie, Boulton s’occupa d’amé- liorations dans la fabrication des monnaies. Par la combinaison de quelques procédés, nés en France, avec de nouvelles presses et une ingénieuse application de la machine à vapeur, il sut allier une excessive rapidité d'exécution à la perfection des produits. C’est Boulton qui opéra, pour le compte du gouvernement anglais, la refonte de toutes les espèces en cuivre du royaume-uni. L'économie et la netteté de ce grand travail rendirent la contrefaçon presque impossible, Les exécutions nombreuses dont les villes de Londres et de Birmingham étaient jusque-là annuellement afiligées, cessèrent entièrement. Ce fut à cette occasion que le docteur Darwin s’écria, dans son Botanical Garden : « Si à Rome on décernait une cou- «ronne civique à celui qui sauvait la vie d’un seul de ses conci- « toyens, M. Boulton n’a-t-il pas mérité d’être couvert chez nous de « guirlandes de chêne ? » M. Boulton mourut en 1809, à l’âge de quatre-vingt-un ans, " JAMES WATT. 171] « munes nous étaient opposés. » Il m'a semblé curieux de rechercher à quelle classe de la société appartenaient ces personnages parlementaires dont parle Watt, et qui refusaient à l'homme de génie une faible partie des richesses qu’il allait créer. Jugez de ma surprise lorsque j'ai trouvé à leur tête le célèbre Burke! Serait-il donc vrai qu'on peut s'être livré à de profondes études, être un homme de savoir et de probité, posséder à un degré émi- nent les qualités oratoires qui émeuvent, qui entraînent les assemblées politiques, et manquer quelquefois du plus simple bon sens? Au surplus, depuis les sages et impor- tantes modifications que lord Brougham a fait introduire dans les lois relatives aux brevets, les inventeurs n’auront plus à subir la longue série de dégoûts dont Watt fut abreuvé. Aussitôt que le parlement eut accordé une nouvelle durée de vingt-cinq ans à la patente de Watt, cet ingé- nieur et Boulton réunis commencèrent à Soho les établis- sements qui ont été pour toute l’Angleterre l’école la plus utile de mécanique pratique. On y dirigea bientôt la con- struction de pompes d’épuisement de très-grandes dimen- sions, et des expériences répétées montrèrent qu’à égalité d'effet, elles économisaient les trois quarts du combustible que consumaient précédemment celles de Newcomen. Dès ce moment, les nouvelles pompes se répandirent dans tous les pays de mines, et surtout dans le Cornouailles, Boulton et Watt recevaient, pour redevance, la valeur du tiers de la quantité de charbon dont chacune de leurs machines procurait l’économie, On jugera de l’im- portance commerciale de l'invention, par un fait authen- 422 JAMES WATT. tique : dans la seule mine de Chace-Water, où trois pompes étaient en: action, les propriétaires trouvèrent de l'avantage à racheter les droits des inventeurs pour une somme annuelle de 60,000 francs. Ainsi, dans un seul établissement, la substitution du condenseur à l'injection intérieure avait. procuré, en combustible, une économie de plus de 180,000 francs par an. Les hommes se résignent volontiers à payer le loyer d’une maison, le prix d’un fermage. Cette bonne volonté les abandonne quand il s’agit d’une idée, quelque avan- tage, quelque profit qu’elle ait procuré. Des idées! mais ne les conçoit-on pas sans fatigue et sans peine? Qui prouve d’ailleurs qu'avec le temps elles ne seraient pas venues à tout le monde? En ce genre, des jours, des mois, des années d’antériorité, ne sauraient donner droit à un privilége! Ces opinions, dont je n’ai sans doute pas besoin de faire ici la critique, la routine leur avait presque donné l'autorité de la chose jugée. Les hommes de génie, les fabricants d'idées semblaient devoir rester étrangers aux jouissances matérielles; il était naturel que leur histoire. continuât à ressembler à une légende de martyrs ! Quoi qu’on vienne à penser de ces réflexions,, ilest cer- tain que les mineurs de Cornouailles payaient d'année en année avec plus de répugnance la rente qu’ils devaient aux ingénieurs de Soho, Ils profitèrent des premières dif- ficultés soulevées par des plagiaires,, pour se prétendre déliés de tout engagement. La discussion était grave; elle pouvait compromettre la position sociale de notre confrère : il lui donna donc toute son attention. et.devint JAMES WATT. 433 légiste. Les incidents des longs et dispendieux procès que _ Boulton et Watt eurent à soutenir, et qu’en définitive ils gagnèrent, ne mériteraient guère aujourd’hui d’être exhu- més; mais puisque tout à l'heure j'ai cité Burke parmi les adversaires du grand mécanicien, il semble juste de rap- peler que, par compensation, les Roy, les Mylne, les Herschel, les Deluc, les Ramsden, les Robison, les Murdock, les Rennie, les Cumming , les More, les Sou- thern allèrent avec empressement soutenir devant les ma- gistrats les droits du génie persécuté. Peut-être aussi sera-t-il bon d'ajouter comme un trait curieux dans lhis- toire de l'esprit humain , que les avocats (j'aurai la pru- dence de faire remarquer qu’il ne s’agit ici que d'avocats _ d’un pays voisin), que les avocats, à qui la malignité _ impute un luxe surabondant de paroles, reprochaient à _ Watt, contre lequel ils s’étaient ligués en grand nombre, . de n'avoir inventé que des idées. Ceci, pour le dire en passant, leur attira, devant le tribunal, cette apostrophe de M. Rous : « Allez, Messieurs, allez vous frotter à ces « combinaisons intangibles, ainsi qu’il vous plaît d’appe- « les les machines de Watt, à ces prétendues idées abs- ._ « traites; elles vous écraseront comme des moucherons, « elles vous lanceront dans les airs à perte de vue!» Les persécutions que rencontre un homme de cœur, | Ja où la plus stricte justice lui permettait d'espérer des . témoignages unanimes de reconnaissance, manquent rare- . ment de le décourager et d’aigrir son caractère. L’heu- reux naturel de Watt ne résista pas à de telles épreuves, . Sept longues années de procès avaient excité en lui un - sentiment de dépit, qui se faisait jour quelquefois dans des 424 JAMES WATT. termes acerbes, « Ce que je redoute le plus au monde, « écrivait-il à un de ses amis, ce sont les plagiaires, Les « plagiaires ! [ls m’ont déjà cruellement assailli, et si je « n’avais pas une excellente mémoire, leurs impudentes « assertions auraient fini par me persuader que je n'ai « apporté aucune amélioration à la machine à vapeur. « Les mauvaises passions de ceux à qui j'ai été le plus «utile, vont, le croiriez-vous? jusqu’à leur faire soute- « nir que ces améliorations, loin de mériter une pareille « qualification, ont été très-préjudiciables à la richesse « publique. » Watt, quoique vivement irrité, ne se découragea pas. Ses machines n'étaient d’abord, comme-celles de New- comen, que de simples pompes, que de simples moyens d’épuisement. En peu d'années il les transforma en mo- teurs universels, et d’une puissance indéfinie. Son premier pas, dans cette voie, fut la création de la machine à double effet. Pour en concevoir le principe, qu’on se reporte à la machine modifiée dont nous avons déjà parlé (page 415). Le cylindre est fermé ; l’air extérieur n’y à aucun accès ; c’est la pression de la vapeur, et non celle de l’atmo- sphère qui fait descendre le piston; c’est à un simple contre-poids qu’est dû le mouvement ascensionnel, car à l’époque où ce mouvement s’opère, la vapeur pouvant cir- culer librement entre le haut et le bas du cylindre, presse également le piston dans les deux sens opposés. Chacun voit ainsi que la machine modifiée, comme celle de New- comen, n’a de force réelle que pendant l’oscillation des- cendante du piston. éd it ff à ie LCRÉ JAMES WATT. 425 Un changement très-simple remédiera à ce grave défaut, et nous donnera la machine à double effet. Dans la machine connue sous ce nom, comme dans celle que nous avons appelée machine modifiée, la vapeur de la chaudière, quand le mécanicien le veut, va libre- ment au-dessus du piston et le pousse sans rencontrer obstacle, puisque au même moment la capacité infé- rieure du cylindre est en communication avec le conden- seur. Ce mouvement une fois achevé, et un certain robi- net ayant été ouvert, la vapeur provenant de la chaudière ne peut se rendre qu’au-dessous du piston, et elle le sou- lève ; la vapeur supérieure qui avait produit le mouvement descendant, va alors se liquéfier dans le condenseur, avec lequel elle est, à son tour, en libre communication. Le mouvement contraire des robinets replace toutes les pièces dans l’état primitif, dès que le piston est au haut de sa course. De la sorte, les mêmes effets se reprodui- sent indéfiniment. Le moteur , comme on le voit, est ici exclusivement la vapeur d’eau, et la machine, à cela près d’une inégalité dépendante du poids du piston, a la même puissance soit que ce piston monte, soit qu’il descende. Voilà pourquoi, dès son apparition , elle fut justement appelée machine à double effet. Pour rendre son nouveau moteur d’une application commode et facile, Watt eut à vaincre d’autres difficul- tés : il fallut d’abord chercher les moyens d'établir une communication rigide entre la tige inflexible du piston oscillant en ligne droite et un balancier oscillant circu- lairement. La solution qu'il a donnée de cet impor- 426 JAMES: WATT. tant problème est peut-être sa plus ingénieuse invention. Parmi les parties constituantes de la machine à vapeur, vous avez sans doute remarqué certain parallélogramme articulé. À chaque double oscillation il se développe etsse resserre, avec le moelleux, j'ai presque dit avec la grâce qui vous charme dans les gestes d’un acteur consommé. Suivez attentivement de l'œil le progrès de. ses diverses transformations, et vous les trouverez assujetties. aux conditions géométriques les plus curieuses; et vous ver- rez que trois des sommets des angles du parallélogramme décrivent dans l’espace des arcs de cercle, tandis que le quatrième, le sommet de l’angle qui soulève et abaisse la tige du piston se meut à très-peu près en ligne droite. L’immense utilité du résultat frappe encore moins les mé- caniciens que la simplicité des moyens à l’aide desquels Watt l’a obtenu, 4. Voici en quels termes Watt rendait compte de l'essai de ce parallélogramme articulé : « J'ai été moi-même surpris de la régularité de son action. Quand « je l'ai vu marcher pour la première fois, j’ai eu véritablement «tout le plaisir de la nouveauté, comme si j'avais examiné l’énven- « tion d’une autre personne. » Smeaton, grand admirateur de l'invention de Watt, ne croyait pas, cependant, que dans la pratique elle pût devenir un moyen usuel et économique d'imprimer directement des mouvements de rotation à des axes. Il soutenait que les machines à vapeur servi- raient toujours avec plus d'avantage à pomper directement de l’eau. Ce liquide, parvenu à des hauteurs convenables, devait ensuite être jeté dans les augets ou sur les palettes des roues hydrauliques ordi- naires. À cet égard les prévisions de Smeaton ne se sont pas réali- sées. J’ai vu cependant, en 1834, en visitant les établissements de M. Boulton, à Soho, une vieille machine à vapeur qui est encore employée à élever l’eau d’une large mare et à la verser dans les augets d’une grande roue hydraulique, lorsque la saison étant très- sèche l’eau motrice ordinaire ne suffit pas. JAMES WATT. 42T De la force n’est pas le seul élément de réussite dans les travaux industriels. La régularité d'action n'importe pas moins ; mais quelle régularité attendre d’un moteur qui s’engendre par le feu, à coup de pelletées de char- bon, et même de charbon de différentes qualités; sous la surveillance d’un ouvrier, quelquefois peu intelligent, presque toujours inattentif? La vapeur motrice sera d’au- tant plus abondante, elle affluera dans le cylindre avec d'autant plus de rapidité, elle fera marcher le piston d'autant plus vite, que le feu aura plus d'intensité. De grandes inégalités de mouvement semblent donc inévi- tables, Le génie de Watt a dû pourvoir à ce défaut capi- tal, Les soupapes par lesquelles la vapeur débouche de la chaudière pour entrer dans le cylindre n’ont pas une ouverture constante. Quand la marche de la machine s'accélère, ces soupapes se ferment en partie; un volume déterminé de vapeur doit employer dès lors plus de temps à les traverser, et l'accélération s’arrête. Les ouvertures des soupapes se dilatent, au contraire , lorsque le mouve- + ment se ralentit, Les pièces nécessaires à la réalisation de | ces divers changements lient les soupapes avec les axes » que la machine met en jeu, par l'intermédiaire d’un ap- pareil. dont Watt trouva le principe dans le régulateur des vannes de quelques moulins à farine, qu’il appela le : gouverneur (governor), et qu'on nomme aujourd’hui régulateur à force centrifuge. Son eflicacité est telle qu'on voyait, il y a peu d'années, à Manchester, dans la | filature de coton d’un mécanicien de grand renom, _ M. Lee, une pendule mise en action par la machine à . vapeur de l’établissement, et qui marchait sans trop de 128 JAMES WATT. désavantage à côté d’une pendule ordinaire à ressort. Le régulateur de Watt et un emploi bien entendu des volants, voilà le secret, le secret véritable de l’étonnante perfection des produits industriels de notre époque; voilà ce qui donne aujourd’hui à la machine à vapeur une marche totalement exempte de saccades; voilà pourquoi elle peut, avec le même succès, broder des mousselines et forger des ancres, tisser les étoffes les plus délicates et communiquer un mouvement rapide aux pesantes meules d’un moulin à farine. Ceci explique encore comment Watt avait dit, sans craindre le reproche d’exagération, que, pour éviter les allées et les venues des domestiques, il se ferait servir, il se ferait apporter les tisanes, en cas de maladie, par des engins dépendant de sa machine à vapeur, Je n’ignore pas que, suivant les gens du monde, cette suavité de mouvements s'obtient aux dépens de la force; mais c’est une erreur, une erreur grossière; le dicton : « Faire beaucoup de bruit et peu de besogne, » n’est pas seulement vrai dans le monde moral; c’est un axiome de mécanique. Encore quelques mots, et nous arrivons au terme de ces détails techniques. Depuis peu d'années , on a trouvé un grand avantage à ne pas laisser une libre communication entre la chau- dière et le cylindre, pendant toute la durée de chaque oscillation de la machine. Cette communication est inter- rompue quand le piston, par exemple, arrive au tiers de sa course. Les deux tiers restants de la longueur du cylindre sont alors parcourus en vertu de la vitesse acquise, et surtout par l'effet de la détente de la vapeur. JAMES WATT. 429 Watt avait déjà indiqué ce procédé. De très-bons juges placent la détente, quant à l'importance économique , sur la ligne du condenseur. Il paraît certain que depuis son adoption, les machines du Cornouailles donnent des résultats inespérés; qu'avec un boisseau (bushel) de charbon, elles réalisent le travail de vingt hommes tra- vaillant dix heures. Rappelons-nous que, dans les dis- tricts houillers, un boisseau de charbon de terre coûte . Seulement nine pence (environ 18 sous de France), et il sera démontré que Watt a réduit, pour la plus grande partie de l’Angleterre, le prix d’une rude journée d'homme, d’une journée de dix heures de travail, à moins d'un sou de notre monnaie ?. 1. Le principe de la détente de la vapeur, déjà nettement indiqué dans une lettre de Watt au docteur Small, portant la date de 1769, fut mis en pratique en 1776 à Soho, et en 1778 aux Shadwell Water Works d’après des considérations économiques. L'invention, et les avantages qu'elle faisait espérer, sont pleinement décrits dans la patente de 1782. 2. Dans un moment où tant de personnes s'occupent de machines à vapeur à rotation immédiate, je commettrais un oubli impardon- nable si je ne disais pas que Watt y avait non-seulement songé, ainsi qu’on en trouve la preuve dans ses brevets, mais encore qu’il en exécuta. Ces machines, Watt les abandonna, non qu’elles ne marchassent point, mais parce qu’elles lui parurent, sous le rapport économique, notablement inférieures aux machines à double effet et à oscillations rectilignes. Il est peu d’inventions, grandes ou petites, parmi celles dont les machines à vapeur actuelles offrent l’admirable réunion, qui ne soient le développement d’une des premières idées de Watt. Suivez ses travaux, et outre les points capitaux que nous avons énumérés minutieusement, vous le verrez proposer des machines sans conden- sation, des machines où après avoir agi, la vapeur se perd dans l'atmosphère, pour les localités où l’on se procurerait difficilement d’abondantes quantités d’eau froide. La détente à opérer dans des 430 JAMES WATT, Des évaluations numériques font trop bien apprécier l'importance des inventions de notre confrère , pour que je puisse résister au désir de présenter encore deux autres rapprochements. Je les emprunte à «un desiplus célèbres correspondants de l’Académie, à M. John Herschel. L’ascension du Mont-Blanc, à partir de la vallée de Chamouni, est considérée, à juste titre, comme l’œuvre la plus pénible qu'un homme puisse exécuter «en deux jours. Aïnsi, le maximum de travail mécanique-.dont nous soyons capables, en deux fois vingt-quatre heures, «est mesuré par le transport du poids de notre:corpsà la hau- teur du Mont-Blanc. Ce travail, ou l'équivalent, une machine à vapeur l’exécute en brûlant un kilogramme de charbon de.terre, Watt a donc établi que la force jour- machines à plusieurs cylindres, figurera aussi parmi les projets de l'ingénieur de Soho. I] suggérera l’idée des pistons parfaitement étan- ches, quoique composés exclusivement de pièces métalliques.:C'est encore Watt qui recourra le premier à des manomètres à mercure -pour apprécier l'élasticité de la vapeur dans la chaudière et dans le condenseur ; qui imaginera une jauge simple et permanente à l’aide de laquelle on connaîtra toujours, et d’un coup d'œil, le niveau de l’eau dans la chaudière ; qui, pour empêcher que ce niveau ne-puisse varier d’une manière fâcheuse, liera les mouvements de la pompe alimentaire à ceux d’un flotteur ; qui, au besoin, établira sur une ouverture du couvercle du principal cylindre de la machine, un petit appareil (l’éndicateur) combiné de telle sorte qu'il fera exac- tement connaître la loi de l'évacuation dela vapeur, dans ses rap- ports avec la position du piston, ete., etc. Si le temps me le per- mettait, je montrerais Watt non moins habile-et non moins heureux dans ses «essais pour améliorer les chaudières, pour atténuer les pertes de chaleur, pour brûler complétement les torrents defumée noire qui s’échappent des cheminées ordinaires, quelque élevées qu'elles soient, CE À . JAMES WATT. 431 nalière d’un homme ne dépasse pas celle qui est renfer- mée dans cinq cents grammes de houille. Hérodote rapporte que la construction de la grande pyramide d'Égypte occupa cent mille hommes pendant vingt ans. La pyramide est de pierre calcaire; son volume et-son poids peuvent être facilement calculés; on a trouvé que son poids est d'environ 5,900,000 kilogrammes. Pour élever ce poids à 38 mètres, hauteur du centre de gravité de la pyramide, il faudrait brüler sous la chaudière d’une machine à vapeur 8,244 hectolitres de charbon. Il:est, chez nos voisins, telle fonderie qu’on pourrait citer qui consume une plus grande na de combustible chaque semaine. DES MACHINES CONSIDÉRÉES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LE BIEN-ÊTRE DES CLASSES OUVRIÈRES *. Beaucoup de personnes, sans mettre en question le génie de Watt, regardent les inventions dont le monde lui est redevable et l’impulsion qu’elles ont donnée aux travaux industriels comme un malheur social. A les en 4. En écrivant ce chapitre, il m’a semblé que je pouvais user sans scrupule de beaucoup de documents que j’ai recueillis, soit dans divers entretiens avec mon illustre ami lord Brougham, soit dans les ouvrages qu'il a publiés lui-même ou qui ont paru sous son patronage. Si je m’en rapportais aux critiques que plusieurs personnes ont imprimées depuis la lecture de cette Biographie, en essayant de com- battre l'opinion que les machines sont nuisibles aux classes ouvrières, je me serais attaqué à un vieux préjugé sans consistance actuelle, à un véritable fantôme. Je ne demanderais pas mieux que de le croire et, alors, je supprimerais très-volontiers tous mes raisonnements, bons ou mauvais. Malheureusement, des lettres que de braves:ou- 432 JAMES WATT. croire, l’adoption de chaque nouvelle. machine ajoute inévitablement au malaise, à la misère des artisans, Ces merveilleuses combinaisons mécaniques, que nous som- mes habitués à admirer dans la régularité et l'harmonie de leurs mouvements, dans la puissance et la délicatesse de leurs effets, ne seraient que des instruments de dom mage; le législateur devrait les proscrire avec une juste et implacable rigueur. Les opinions consciencieuses, alors surtout qu ‘elles se rattachent à de louables sentiments de philanthropie, ont droit à un examen attentif. J'ajoute que, de ma part, cet examen est un devoir impérieux. J'aurais négligé , en effet, le côté par lequel les travaux de notre illustre con- frère sont le plus dignes de l'estime publique, si, loin de souscrire aux préventions de certains esprits contre le per- fectionnement des machines, je ne signalais de tels tra- vaux à l’attention des hommes de bien comme le moyen le plus puissant, le plus direct, le plus efficace de soustraire les ouvriers à de cruelles souffrances, et de les appeler au partage d’une foule de biens qui semblaient devoir rester l'apanage exclusif de la richesse. Lorsqu'ils ont à opter entre deux propositions diamé- ouvriers m’adressent fréquemment, soit comme académicien, soit comme député ; malheureusement, les dissertations ex professo et assez récentes de divers économistes, ne me laissent aucun doute sur la nécessité de dire encore aujourd’hui, de répéter sous toutes les formes, que les machines n’ont jamais été la cause réelle et permanente des souffrances d’une des classes les plus nombreuses et les plus intéressantes de la société ; que leur destruction aggra- verait l’état présent des choses; que ce n’est nullement de ce côté qu’on trouverait le remède à des maux auxquels je compatis de toute mon âme. | JAMES WATT. _. tralement opposées; lorsque l’une étant vraie, l’autre est . nécessairement fausse, et que rien, de prime abord, ne semble pouvoir dicter un choix rationnel , les géomètres se saisissent de ces propositions contraires; ils les suivent minutieusement de ramifications en ramifications; ils en font surgir leurs dernières conséquences logiques; or, la proposition mal assise, et celle-là seulement, manque rarement de conduire par cette filière à quelques résultats qu'un esprit lucide ne saurait admettre, Essayons un mo- ment de ce mode d’examen dont Euclide a fait un fréquent usage, et qu’on désigne si justement par le nom de mné- thode de réduction à l’absurde. Les adversaires des machines voudraient les anéantir ou, du moins, en restreindre la propagation, pour con- server, disent-ils, plus de travail à la classe ouvrière, Plaçons-nous un moment à ce point de vue, et l’ana- thème s’étendra bien au delà des machines proprement dites. Dès le début, nous serons amenés par exemple à taxer nos ancêtres d’une profonde imprévoyance. Si au lieu de fonder, si au lieu de s’obstiner à étendre la ville de . Paris sur les deux rives de la Seine, ils s'étaient établis au - milieu du plateau de Villejuif, depuis des siècles les por- teurs d’eau formeraient la corporation la plus occupée, la plus nécesaire, la plus nombreuse, Eh bien, messieurs les . économistes, mettez-vous à l’œuvre en faveur des porteurs . d'eau. Dévier la Seine de son cours n’est pas une chose - impossible ; proposez ce travail; ouvrez sans retard une souscription pour mettre Paris à sec, et la risée générale . vous apprendra que la méthode de la réduction à l’ab- L —1. 28 434 JAMES WATT. surde a du bon, même en économie politique; et, dans leur sens droit, les ouvriers vous diront eux-mêmes que la rivière a créé l'immense capitale où ils trouvent tant de ressources; que, sans elle, Paris serait peut-être encore un Villejuif. Les bons Parisiens s'étaient félicités jusqu'ici du voisi- nage de ces inépuisables carrières où les générations vont arracher les matériaux qui servent à la constraction de leurs temples, de leurs palais, de leurs habitations parti- culières, Pure illusion ! La nouvelle économie politique vous prouvera qu’il eût été éminemment avantageux que le plâtre, que les pierres de taille, que les moellons ne se fussent trouvés qu’aux environs de Bourges, par exemple. Dans cette hypothèse, supputez en effet sur vos doigts le nombre d'ouvriers qu’il eût été nécessaire d'employer pour amener sur les chantiers de la capitale toutes les pierres que, depuis cinq siècles, les architectes y ont manipulées, et vous trouverez un résultat vraiment pro- digieux ; et, pour peu que les nouvelles idées vous sou- rient, vous pourrez vous extasier à votre aise sur le bonheur qu’un pareil état de choses eût répandu parmi les prolétaires ! Hasardons quelques doutes, quoique je sache très- bien que les Vertot de notre époque ressemblent par- faitement à l'historien de Rhodes, quand leur siége «est fait. La capitale d’un puissant royaume peu éloigné de la France est traversée par un fleuve majestueux que les vaisseaux de guerre eux-mêmes remontent à pleines voiles. Des canaux sillonnent, dans toutes sortes de 3 3 JAMES WATT. 435 directions, les contrées environnantes et transportent à peu de frais les plus lourds fardeaux. Un véritable réseau de routes admirablement entretenues conduit aux parties les plus reculées du territoire. À ces dons de la nature et de l'art, la capitale, que tout le monde a déjà nom- mée, joint un avantage dont la ville de Paris est privée : les carrières de pierre à bâtir ne sont pas à sa porte, elles n'existent qu'au loin. Voilà donc l'utopie des nouveaux économistes réalisée, Ils vont compter, n’est-ce pas, par centaines de mille, peut-être par millions, les carriers, les bateliers, les charretiers, les appareilleurs employés sans cesse à extraire, à transporter, à préparer les moel- lons, les pierres de taille nécessaires à la construction de Vimmense quantité d’édifices dont cette capitale s'enri- chit chaque année. Laissons-les compter à leur aise. 11 arrive dans cette ville ce qui serait arrivé à Paris privé de ses riches carrières : la pierre étant très-chère, on n’en fait pas usage; la brique la remplace presque par- té: Des millions d'ouvriers exécutent aujourd’hui à la sur- face et dans les entrailles de la terre, d’immenses tre- vaux auxquels il faudrait totalement renoncer si certaines machines étaient abandonnées. 11 suffira de deux ou trois exemples pour rendre cette vérité palpable. F L’enlèvement journalier des eaux qui surgissent dans les galeries des seules mines de Cornouailles , exige une . force de cinquante mille chevaux ou de trois cent mille k * hommes. Je vous le demande , le salaire de trois cent mille ; di ouvriers n’absorberait-il pas tous les bénéfices de l’exploi- tation? 436 JAMES WATT. La question des salaires et des bénéfices paraît-elle trop délicate? D’autres considérations nous conduiront à la même conséquence. Le service d’une seule mine de cuivre de Cornouailles, comprise dans les Consolidated-Mines , exige une machine à vapeur de plus de trois cents chevaux constamment attelés, et réalise, chaque vingt-quatre heures, le travail d’un millier de chevaux. Puis-je craindre d’être démenti en affirmant qu’il n'existe aucun moyen de faire agir plus de trois cents chevaux, ou deux à trois mille hommes, simultanément et d’une manière utile, sur l'ouverture bornée d’un puits de mine? Proscrire la machine des Consolidated-Mines, ce serait donc réduire à l’inaction le grand nombre d'ouvriers dont elle rend le travail pos- sible; ce serait déclarer que le cuivre et l’étain du Cor- nouailles y resteront éternellement ensevelis sous une masse de terre, de roches et de liquide de plusieurs cen- taines de mètres d'épaisseur. La thèse, ramenée à cette dernière forme, aura certainement peu de défenseurs; mais qu'importe la forme lorsque le fond est évidemment le même? Si, des travaux qui exigent un immense développement de forces, nous passions à l’examen de divers produits industriels que la délicatesse de leurs éléments, la régu- larité de leurs formes, ont fait ranger parmi les mer- veilles de l’art, l'insuffisance, l’infériorité de nos organes, comparés aux combinaisons ingénieuses de la mécanique, frapperaient également tous les esprits. Quelle est, par exemple, l’habile fileuse qui pourrait tirer d’une seule livre de coton brut, un fil de cinquante-trois lieues de LE de État im ral Sais ee tt JAMES WATT. 437 long, comme le fait la machine nommée Mule-Jenny ? Je n’ignore pas tout ce que certains moralistes ont dé- bité touchant l’inutilité des mousselines, des dentelles, des tulles que ces fils déliés servent à fabriquer; mais qu'il me suffise de remarquer que les Mule-Jenny les plus parfaites marchent sous la surveillance continuelle d’un grand nombre d’ouvriers; que toute la question, pour eux, est de fabriquer des produits qui se vendent ; qu’en- fin, si le luxe est un mal, un vice, un crime même, on doit s’en prendre aux acheteurs, et non à ces pauvres prolétaires , dont l'existence serait, je crois, fort aven- turée, s’ils usaient leurs forces à fabriquer, à l'usage des dames, au lieu du tulle mondain, des étoffes de bure. Quittons maintenant toutes ces remarques de détail ; et pénétrous dans le fond même de la question. _« Il ne faut pas, a dit Marc-Aurèle, recevoir les opi- « nions de nos pères , comme le feraient des enfants, par « la seule raison que nos pères les ont eues. » Cette maxime, assurément très-juste, ne doit pas nous empê- cher de penser, de présumer du moins, que les opinions contre lesquelles aucune critique ne s’est jamais élevée depuis l’origine des sociétés, ne soient conformes à la raison et à l'intérêt général. Eh bien, sur la question tant débattue de l’utilité des machines, quelle était l’opinion unanime de l’antiquité? Son ingénieuse mythologie va nous l’apprendre : les fondateurs des empires, les légis- lateurs, les vainqueurs des tyrans qui opprimaient leur patrie, recevaient seulement le titre de demi-dieux ; C'était parmi les dieux mêmes qu'était placé l'inventeur de la bêche , de la faucille, de la charrue. 438 JAMES WATT. J'entends déjà nos adversaires se récrier sur l'extrême simplicité des instruments que je cite, leur refuser har- diment le nom de machines, ne vouloir les qualifier que d'outils, et se retrancher obstinément derrière. cette dis- tinction. Je pourrais répondre qu'une semblable distinction est puérile; qu’il serait impossible de dire avec précision où l'outil finit, où la machine commence ; mais il vaut mieux remarquer que, dans les plaidoyers contre les machines, il n’a jamais été parlé de leur plus ou moins grande com- plication. Si on les repousse, c’est parce qu'avec leur concours un ouvrier fait le travail de plusieurs ouvriers: or, oserait-on soutenir qu'un couteau, qu'une vrille, qu’une lime, qu’une scie, ne donnent pas une merveil- leuse facilité d’action à la main qui les emploie ; que-cette main , ainsi fortifiée, ne puisse faire le travail d’un grand nombre de mains armées seulement de leurs ongles? Is ne s’arrêtaient pas devant la sophistique distinction d'outils et de machines, les ouvriers qui, séduits par les détestables théories de quelques-uns de leurs prétendus, amis, parcouraient en 1830 certains comtés de l’Angle- terre en vociférant le cri de mort aux machines! Logi- ciens rigoureux, ils brisaient dans les fermes la faucille destinée à moissonner, le fléau qui sert à battre le blé, le crible à l’aide duquel on vanne le grain, La faucille, le fléau et le crible ne sont-ils pas, en effet, des moyens de travail abrégés? La bêche, la pioche, la charrue, le semoir, ne pouvaient trouver grâce devant cette horde aveuglée, et si quelque chose m'étonne, c’estque, dans sa fureur , elle ait épargné les chevaux, espèces de machines JAMES WATT. £39 _ d'un entretien comparativement économique, et dont chacune peut exécuter, par jour, le novihane ni ouvriers. L'économie politique a heureusement pris place parmi les sciences d’observation. L'expérience de la substitution des machines aux êtres animés s’est trop souvent renou- velée depuis quelques années, pour qu’on ne puisse pas, dès à présent, en saisir les résultats généraux au milieu de quelques irrégularités accidentelles. Ces résultats, les voici : En épargnant la main-d'œuvre, les solos sure tent de fabriquer à meilleur marché ; l'effet de ce meilleur marché est une augmentation de demande : une si grande augmentation, tant notre désir de bien-être a de vivacité, que, malgré le plus inconcevable abaissement dans les prix, la valeur vénale de la totalité de la marchandise produite surpasse chaque année ce qu’elle était avant le perfectionnement ; le nombre des ouvriers qu’emploie chaque industrie s’accroîtt avec l'introduction des moyens de fabrication expéditifs. Ce dernier résultat est précisément Fopposé de celui que les adversaires des machines invoquent. De prime abord, il pourrait sembler paradoxal; cependant nous allons le voir ressortir d’un examen rapide des faits indus- triels les mieux constatés. Lorsque, il y a trois siècles et demi, la machine à imprimer fut inventée, des copistes pourvoyaient de livres le très-petit nombre d’hommes riches qui se permettaient, cette dispendieuse fantaisie. Un seul de ces copistes, à aide du nouveau procédé, pouvant faire l'ouvrage de 440 JAMES WATT. deux cents, on ne manqua pas, dès cette époque, de qua- lifier d’infernale une invention qui, dans une certaine classe de la société, devait réduire à l’inaction neuf cent quatre-vingt-quinze personnessur mille. Plaçons le résul- tat réel à côté de la sinistre prédiction. Les livres manuscrits étaient très-peu demandés; les livres imprimés, au contraire, à cause de leur bas prix, furent recherchés avec le plus vif empressement. On se vit obligé de reproduire sans cesse les écrivains de la Grèce et de Rome. De nouvelles idées, de nouvelles opi- nions firent surgir une multitude d'ouvrages , les uns d’un intérêt éternel, les autres inspirés par des circonstances passagères. On a calculé, enfin, qu'à Londres, avant l'invention de l'imprimerie, le commerce des livres n’oc- cupait que deux cents personnes; aujourd’hui, c’est par des vingtaines de milliers qu’on les compte. Et que serait-ce encore si, laissant de côté le point de vue restreint et pour ainsi dire matériel qu'il m'a fallu choisir, nous étudiions l'imprimerie par ses faces morales et intellectuelles ; si nous examinions l’influence qu’elle a exercée sur les mœurs publiques, sur la diffusion des lumières, sur les progrès de la raison humaine; si nous opérions le dénombrement de tant de livres dont on lui est redevable, que les copistes auraient certainement dédaignés, et dans lesquels le génie va journellement puiser les éléments de ses conceptions fécondes! Mais je. me rappelle qu’il ne doit être question , dans ce moment, que du nombre d'ouvriers employés par chaque indus- trie. Celle du coton offre des résultats plus démonstratifs JAMES WATT. | 441 encore que l'imprimerie. Lorsqu'un ingénieux barbier de Preston, Arkwright, lequel, par parenthèse, a laissé à ses enfants deux à trois millions de francs de revenu, rendit utile et profitable la substitution des cylindres tournants aux doigts des fileuses, le produit annuel de la manufacture de coton en Angleterre ne s'élevait qu’à cin- quante millions de francs; maintenant ce produit dépasse neuf cents millions. Dans le seul comté de Lancastre, on livre tous les ans, aux manufactures de calicot, une quantité de fil que vingt et un millions de fileuses habiles ne pourraient pas fabriquer avec le seul secours de la que- nouille et du fuseau. Aussi, quoique dans l’art du filateur les moyens mécaniques aient été pour ainsi dire pous- sés à leur dernier degré de perfectionnement, un mil- lion et demi d’ouvriers trouvent aujourd’hui de l’em- ploi, là où, avant les inventions d’Arkwright et de Watt, on en comptait seulement cinquante mille :, Certain philosophe s’est écrié, dans un profond accès de découragement : « Il ne se publie aujourd’hui rien de neuf, à moins qu’on n’appelle ainsi ce qui a été oublié. » S'il entendait seulement parler d’erreurs et de préjugés , le philosophe disait vrai. Les siècles ont été tellement féconds en ce genre, qu’ils ne peuvent plus guère laisser à personne les avantages de la priorité. Par exemple, les 4 M. Edward Baines, auteur d’une histoire très-estimée des manu- factures de cotons britanniques, a eu la bizarre curiosité de cher- cher quelle longueur de fil est annuellement employée dans la fabrication des étoffes de coton. Cette longueur totale, il la trouve égale à cinquante et une fois la distance du soleil à la terre! (cin- quante et une fois trente-neuf millions de lieues de poste, ou envi- ron deux mille millions de ces mêmes lieues). 442 JAMES WATT. prétendus philanthropes modernes n’ont pas le mérite (si toutefois mérite il y a) d’avoir inventé les systèmes que j'examine. Voyez plutôt ce pauvre William Lea faisant manœuvrer le premier métier à bas devant le roi Jac- ques I*! Le mécanisme parut admirable; pourquoi le repoussa-t-on? Ce fut sous le prétexte que la classe ou- vrière allait en souffrir. La France se montra tout aussi peu prévoyante : William Lea n’y trouva aucun encou- ragement, et il alla mourir à l’hôpital, comme tant d’au- tres hommes de génie qui ont eu le malheur de marcher trop en avant de leur siècle ! Au surplus, on se tromperait beaucoup en imaginant que la corporation des tricoteurs, dont William Lea devint ainsi la victime, fût bien nombreuse. En 1583, les personnes de haut rang et de grande fortune portaient seules des bas. La classe moyenne remplaçait cette partie de nos vêtements par des bandelettes étroites de diverses étofles. Le restant de la population (neuf cent quatre- vingt-dix-neuf sur mille) marchait jambes nues. Sur mille individus, il n’en est pas plus d’un aujourd’hui à qui l'excessif bon marché ne permette d'acheter des bas, Aussi un nombre immense d’ouvriers est-il dans tous les pays du monde occupé de ce genre de fabri- cation. Si on le juge nécessaire , j’ajouterai qu’à Stock-port, la substitution de la vapeur à la force des bras, dans la. manœuvre des métiers à tisser, n’a pas empêché le nombre des ouvriers de s’y accroître d’un tiers en très- peu d'années. Il faut ôter enfin à nos adversaires leur dernière res- JAMES WATT. 443 source ; il faut qu'ils ne puissent pas dire que nous avons seulement cité d’anciennes industries. Je ferai donc remarquer combien ils se sont trompés naguère dans leurs lugubres prévisions touchant l'influence de la gravure sur acier. Une planche de cuivre, disaient-ils, ne peut pas donner plus de deux mille épreuves. Une planche en acier, qui en fournit cent mille sans s’user, remplacera cinquante planches de cuivre. Ces chiffres n’établissent- ils pas que le plus grand nombre des graveurs (que quarante-neuf sur cinquante) se verront forcés de déser- ter les ateliers, de changer leur burin contre la truelle et la pioche, ou d'implorer dans la rue la pitié publique ? Pour la vingtième fois, prophètes de malheur, veuillez ne pas oublier dans vos élucubrations, le principal élé- ment du problème que vous prétendez résoudre ! Songez au désir insatiable de bien-être que la nature a déposé dans le cœur de l’homme; songez qu’un besoïn satisfait appelle sur-le-champ un autre besoïn ; que nos appétits de toute espèce s’augmentent avec le bon marché des objets qui peuvent les alimenter, et de manière à défier les facultés créatrices des machines les plus puissantes. Ainsi, pour revenir aux gravures , l’immense majorité du public s’en passait quand elles étaient chères ; leur prix diminue, et tout le monde les recherche. Elles sont devenues l’ornement nécessaire des meilleurs livres: elles donnent aux livres médiocres quelques chances de débit, T1 n’est pas jusqu'aux almanachs où les antiques et hideuses figures de Nostradamus, de Mathieu Laensberg, ne soient aujourd’hui remplacées par des vues pittores- ques qui transportent, en quelques secondes, nos immo- 444 JAMES WATT. biles citadins, des rives du Gange à celles de l’Amazone, de l'Himalaya aux Cordillères, de Pékin à New-York. Voyez aussi ces graveurs, dont on nous annonçait si piteusement la ruine, jamais ils ne furent ni plus nom- breux , ni plus occupés. | Je viens de rapporter des faits irrécusables, Ils ne per- mettront pas, je crois, de soutenir que sur cette terre, que parmi ses habitants, tels du moins que la nature les a créés, l'emploi des machines doive avoir pour consé- quence la diminution du nombre d'ouvriers employés dans chaque genre d'industrie. D’autres habitudes, d’autres mœurs, d’autres passions auraient peut-être conduit à un résultat tout différent; mais ce texte, je l’abandonne à ceux qui seraient tentés de composer des traités d’éco- nomie industrielle à l'usage des habitants de la lune, de Jupiter ou de Saturne. Placé sur un théâtre beaucoup plus restreint, je me demande si, après avoir sapé par sa base le système des adversaires des machines, il peut être encore nécessaire de jeter un coup d’œil sur quelques critiques de détail. Faut-il remarquer, par exemple, que la taxe des pauvres, cette plaie toujours saignante de la nation britannique, cette plaie que l’on s’eflorce de faire dériver de l'abus des machines, date du règne d'Élisabeth, d’une époque antérieure de deux siècles aux travaux des Arkwright et des Watt? Vous avouerez du moins, nous dit-on, que les ma- chines à feu, que les Mule-Jenny, que les métiers dont on fait usage pour carder, pour imprimer, etc., objets de vos prédilections, n’ont pas empêché le paupérisme JAMES WATT. 445 de grandir et de se propager ? Ce nouvel aveu me coûtera peu. Quelqu'un présenta-t-il les machines comme une pana- cée universelle? Soutint-on jamais qu’elles auraient le pri- vilége inouï d’écarter l’erreur et la passion des assemblées politiques ; qu’elles dirigeraient les conseillers des princes dans les voies de la modération, de la sagesse, de l’huma- nité? Prétendit-on qu’elles détourneraient Pitt de s’immis- cer sans relâche dans les affaires des pays voisins; de sus- citer chaque année, et sur tous les points de l’Europe, des ennemis à la France ; de leur payer de riches subsides, de grever enfin l'Angleterre d’une dette de plusieurs mil- liards? Voilà, voilà pourquoi la taxe des pauvres s’est si vite et si prodigieusement accrue. Les machines n’ont pas produit, n’ont pas pu produire ce mal. J’ose même affirmer qu’elles l’ont beaucoup atténué, et je le prouve en deux mots. Le comté de Lancastre est le plus manu- facturier de toute l'Angleterre. C’est là que se trouvent les villes de Manchester, de Preston, de Bolton, de War- rington, de Liverpool ; c’est dans ce comté que les ma- chines ont été le plus brusquement, le plus généralemerit introduites. Eh bien , répartissons la totalité de la valeur annuelle de la taxe des pauvres du Lancashire , sur l’en- semble de la population ; cherchons, en d’autres termes, la quote-part de chaque individu, et nous trouverons un résultat près de trois fois plus petit que dans la moyenne de tous les autres comtés! Vous le voyez, les chiffres traitent sans pitié les faiseurs de systèmes. Au reste, que ces grands mots de taxe des pauvres ne nous fassent pas croire, sur la foi de quelques déclama- teurs, que chez nos voisins les classes laborieuses sont 446 JAMES WATT. entièrement dépourvues de ressources et de prévoyance. Un travail de fraîche date a montré que, dans l’Angle- terre seule (l'Irlande et l'Écosse étant ainsi laissées de côté), le capital appartenant à de simples ouvriers, qui se trouve en dépôt dans les caisses d'épargne, approche de 400 millions de francs. Les recensements opérés dans les principales villes ne sont pas moins instructifs. Un seul principe est resté incontesté au milieu ‘des débats animés que l’économie politique a fait naître : c’est que la population s’accroît avec l’aisance générale, et qu’elle diminue rapidement dans les temps de misère”, Plaçons des faits à côté du principe. Tandis que la popu- lation moyenne de l'Angleterre s’augmentait pendant les trente dernières années de 50 pour 100, Nottingham et Birmingham, deux des villes les plus industrielles, pré- sentaient des accroissements de 25 et de 40 pour 400 plus considérables encore. Manchester et Glasgow enfin, qui occupent le premier rang dans tout l’empire britan- nique, par le nombre, la grandeur et l’importance des machines qu’elles emploient, voyaient, dans le même intervalle des trente dernières années, leur population s’augmenter de 150 et de 160 pour 100. C'était trois ou quatre fois plus que dans les comtés agricoles et les villes non manufacturières. De pareils chiffres parlent assez d'eux-mêmes. I n’est pas de sophisme, de fausse philanthropie, de mouve- ments d’éloquence qui puissent leur résister. 4, L'Irlande est une exception à cette règle, dont la cause est bien connue, et sur laquelle j'aurai occasion de revenir, DE … à JAMES WATT. 347 Les machines ont soulevé un genre particulier d'ob- jections que je ne dois pas passer sous silence. Au moment de leur introduction, au moment où elles commencent à remplacer le travail manuel, certaines classes d'ouvriers souffrent de ce changement. Leur honorable, leur labo- rieuse industrie se trouve anéantie presque tout à coup. Ceux-là même qui, dans l’ancienne méthode, étaient les plus habiles, manquant quelquefois des qualités que le nouveau procédé exige, restent sans ouvrage. Il est rare qu'ils parviennent tout de suite à se rattacher à d’autres genres de travaux. Ces réflexions sont justes et vraies. J’ajouterai que les tristes conséquences qu’elles signalent doivent se repro- duire fréquemment ; qu’il suffit de quelques caprices de la mode pour engendrer de profondes misères. Si je ne conclus pas de là que le monde doive rester stationnaire, à Dieu ne plaise qu'en voulant le progrès dans l'intérêt général de la société, je prétende qu’elle puisse rester sourde aux souffrances individuelles dont ce progrès est momentanément la cause! L'autorité, toujours aux aguets -des nouvelles inventions, manque rarement deles atteindre par des mesures fiscales; serait-ce trop exiger d’elle, si l’on demandait que les premières contributions levées sur le génie servissent à ouvrir des ateliers spéciaux, où les ouvriers brusquement dépossédés trouveraient, pendant quelque temps, un emploi en harmonie avec leurs forces -lèmes dontla solution exige des années d'efforts continus t .persévérants, Carnot choisit. ces questions difliciles, nais circonscrites, qui peuvent être prises, abandonnées t reprises. .à bâtons rompus ; qu'un. esprit-élevé. et sus-. “eptible d’une forte contention développe et approfondit, sans papier, sans crayon, à la promenade, au milieu des agitations de. la foule, pendant les gaietés d’un repas et es insomnies d’une nuit laborieuse ; il dirigea enfin ses méditations vers la-mélaphysique du calcul. Aujourd'hui de telles recherches seraient, je le crains, peu goûtées ; pendant, qu’on se reporte aux époques où les études mathématiques. firent graduellement surgir tant de natures diverses-de. quantités, .et l'on verra toutes.les appréhen- sions qu'elles inspirèrent à- des esprits rigides, et l’on reconnaîtra que, sur beaucoup. de points, c’est l’habi- lude plutôt que la vraie science qui nous a rendus:plus hardis. Parmi les quantités que j'ai entendu désigner, les irra- tionnelles-se présentèrent d’abord. Les anciens évitèrent de s'en servir: avec un soin scrupuleux ; les modernes eussent bien: désiré aussi n’en. point faire usage; mais elles vainquirent-par leur. foule, dit l’ingénieux auteur de la. Géométrie de l'infini. Aux quantités qui n'étaient. pas numériquement. assi-- guables succédèrent les quantités impossibles, les quan- _ 576 CARNOT. tités imaginaires, véritables symboles dont on essaierait vainement de donner, je ne dis pas des valeurs exactes, wuais encore de simples approximations. Cesi imaginaires, on les combine néanmoins aujourd’hui sans scrupule, par addition, par soustraction ; on les multiplie, on les divise les unes par les autres comme des quantités réelles ; en fin de compte, les imaginaires disparaissent quelquefois au milieu des transformations qu’elles subissent , et le résultat est alors tenu pour tout aussi certain que si l’on y était arrivé sans le secours de ces hiéroglyphes de l'algèbre. Il faut l'avouer, mille et mille applications du calcul justifient cette confiance, et cependant peu de géomètres manquent de se prévaloir de l'absence d’ima- ginaires dans les démonstrations où ils sont parvenus à les éviter. L’infini fit irruption pour la première fois, dans la géométrie, le jour où Archimède détermina le rapport approché du diamètre à la circonférence par une assimi- lation du cercle à un polygone circonscrit d’une infinité de côtés. Bonaventure Cavalieri alla ensuite beaucoup plus loin ; diverses considérations l’amenèrent à distinguer des infiniment grands de plusieurs ordres, des quantités inf- nies, qui cependant étaient infiniment plus pelites que d’autres quantités. Doit-on s'étonner qu’en présence de ces résultats, et malgré sa vive prédilection pour des combinaisons qui l'avaient conduit à de véritables décou- vertes , l’ingénieux auteur italien se soit écrié dans le style de l’époque : Voila des difficuliés dont les armes d’ se elles-mêmes n'auront pas raison ! Les infiniment petits s'étaient, eux, glissés dans la géo- CARNOT. 577 métrie, même avant les infiniment grands, et non pas seulement pour faciliter, pour abréger telle ou telle démonstration, mais comme le résultat immédiat et néces- saire de certaines propriétés élémentaires des courbes. Étudions, en effet, les propriétés de la plus simple ce toutes, de la circonférence de cercle; et par là, nous n’entendrons pas cette courbe rugueuse, grossière, que nous parviendrions à tracer à l’aide de nos compas, de nos tire-lignes les mieux affilés, mais bien la circonfé- rence de cercle douée d’une perfection idéale, mais bien une courbe sans épaisseur, sans aspérités d'aucune nature. À cette courbe, menons par la pensée une tan- gente. Dans le point unique où la tangente et la eourbe se toucheront, elles formeront un angle qu’on a appelé l'angle de contingence. Cet angle, dès l’origine des sciences mathématiques, a été l’objet des plus sérieuses réflexions des géomètres. Depuis deux mille ans, il est rigoureuse- ment démontré qu'aucune ligne droite, partant du sommet de l’angle de contingence , ne saurait être comprise entre ses deux côtés, qu’elle ne saurait passer entre la courbe et la tangente. Eh bien, je le demande : l'angle dans lequel une ligne droite infiniment déliée ne pourrait pas _s’introduire, ne pourrait pas s’insinuer, qu'est-ce autre chose, si ce n’est un infiniment petit? L’angle de contingence infiniment petit, où aucune ligne droite ne saurait être intercalée, peut cependant con prendre entre ses deux côtés des milliards de circonfé- rences de cercle, toutes plus grandes que la première, Cette vérité est établie sur des raisonnements d’une évi- ‘dence incontestable et incontestée. Voilà donc, au cœur 578 CARNOT. même de la géométrie élémentaire, un infiniment petit, et, ce qui est encore plus incompréhensible, un infini- ment petit susceptible d’être fractionné tant qu’on veut! L'intelligence humaine était humiliée, abimée devant de pareils résultats; mais enfin c’étaient des résultats, et elle se soumettait. Les infiniment petits que Leibnitz introduisit dans son calcul différentiel excitèrent plus de scrupules. Ce grand géomètre en distinguait de plusieurs ordres : ceux du second était négligeables à côté des infiniment petits du premier ;, à leur tour, les infiniment petits du premier ordre disparaissaient devant les quantités finies. À chaque transformation des formules, on pouvait, d’après cette hiérarchie, se débarrasser de nouvelles quantités; et cependant il fallait croire, il fallait admettre que les résul- tats définitifs avaient une exactitude rigoureuse; que le calcul infinitésimal n’était pas une simple méthode d’ap- proximation, Telle fut, tout bien considéré, l’origine de l'opposition vive et tenace que le nouveau calcul souleva à sa naissance ; telle était aussi la difficulté qu’un homme également célèbre comme géomètre et comme théolo- gien, que l’évêque de Cloyne, Berkeley, avait en vue, lorsqu'il criait aux incrédules en matière de religion : « Voyez les mathématiques : n’admettent-elles pas des « mystères plus incompréhensibles que ceux de la foi? » Ces mystères n’existent plus aujourd’hui pour ceux qui veulent s'initier à la connaissance des méthodes dont se compose le calcul différentiel dans la théorie des fluxions | de Newton, dans un Mémoire où d’Alembert met en usage | la considération des limites vers lesquelles convergent les CARNOT. 579. rapports des différences finies des fonctions, ou enfin dans - la Théorie des fonctions analytiques de Lagrange. Toute-" fois, la marche leibnitzienne a prévalu, parce qu'elle est plus simple, plus facile à retenir, et qu’elle se prête beau- coup mieux aux applications. Il est donc important de l'étudier en elle-même, de pénétrer dans son essence, de s'assurer de la parfaite exactitude des règles qu'elle four- nit, sans avoir besoin de les corroborer par les résultats du calcul fluxionnel, du calcul des limites ou de celui des fonctions. Cette tâche , je veux dire la recherche du véri- table esprit de l’analyse différentielle, forme le principal objet du livre que Carnot publia en 4799 sous le titre modeste de : Ré/leæions sur la métaphysique du ealcul infinitésimal. J'ose affirmer que les auteurs, d’ailleurs si - estimables, des meilleurs traités de calcul différentiel n’ont pas encore assez puisé dans l'ouvrage de notre confrère. Les avantages qui doivent résulter de l’intro- duction immédiate, dans les formules, de quantités infini- ment petites ou élémentaires ; les considérations à l’aide desquelles on peut prouver qu’en négligeant plus tard ces quantités, le calculateur n’en arrive pas moins à des résul- tats d’une exactitude mathématique, par l'effet de cer- taines compensations d'erreurs; enfin, pour le dire en deux mots, les traits fondamentaux et caractéristiques de la méthode leibnitzienne, Carnot les analyse avec une clarté, une sûreté de jugement et une finesse d’aperçus qu’on chercheraït vainement ailleurs, quoique la question ait été l’objet des réflexions et des recherches des plus ras pose de l'Europe. 580 CARNOT. , CARNOT, FRUCTIDORISÉ, EST OBLIGÉ DE PRENDRE LA FUITE. — IL EST RAYÉ DE LA LISTE DE L'INSTITUT, ET REMPLACÉ PAR LE GÉNÉRAL BONAPARTE, S La France s’est toujours montrée idolâtre de la gloire militaire. Satisfaites largement cette passion dans une guerre nationale, et soyez sans inquiétude sur l’adminis- _tration intérieure, quelque inhabile qu’elle soit. Les sym- pathies du peuple, et au besoin sa résignation, sont acquises à tout gouvernement qui chaque mois pourra se parer d’une nouvelle victoire sur ses ennemis extérieurs. Je n’aperçois dans nos annales qu’une seule exception à cette règle; encore faudra-t-il que, par une assimilation si souvent trompeuse, les représentants légaux du pays soient considérés comme les interprètes fidèles des vœux, des sentiments, des opinions de la majorité. L’exception dont je veux parler, c’est le gouvernement directorial qui me là fournira. | Lorsque les élections de l’an v apportèrent un nom- breux renfort de royalistes aux deux minorités du conseil des Cinq-Cents et du conseil des Anciens, qui jusque-là s'étaient bornés à faire au Directoire une opposition très- modérée; lorsque, forte de ce qu'elle pensait être l'appui populaire, dla minorité, se croyant devenue majorité, levait le masque jusqu'à nommer à la présidence du conseil des Cinq-Gents ce même Pichegru, qui naguère ! flétrissait par la trahison les lauriers qu’il avait cueillis en Hollande au nom de la République; lorsque les ennemis 4 du pouvoir directorial dévoilaient ouvertement leurs pro- CARNOT. 581 jets dans les salons du célèbre club de Clichy; lorsque, aux récriminations , aux accusations réciproques , parvenues au dernier terme de l’exaltation, succédaient déjà des voies de fait contre les patriotes et les acquéreurs de biens natio- naux , n0s troupes étaient partout triomphantes. L'armée de Rhin-et-Moselle sous les ordres de Moreau , l’armée de Sambre-et-Meuse commandée par Jourdan, venaient de traverser glorieusement le Rhin; elles marchaient au cœur de l'Allemagne ; l’armée d'Italie était à vingt lieues de Vienne; Bonaparte signait à Léoben les préliminaires d’un traité de paix vivement attendu. Il pouvait, sans compromettre les négociations, se montrer difficile même sur de simples questions d’étiquette ; il pouvait refuser NET de mettre dans les protocoles le nom de l’empereur d'Allemagne avant celui de la République française ; il pouvait aussi, quand le général Meerweld et le marquis de Gallo lui parlaient de reconnaissance, répliquer, sans forfanterie , par ces mémorables paroles : « La Répu- « blique française ne veut pas être reconnue; elle est en « Europe ce qu’est le soleil sur l'horizon ; tant pis pour « qui ne veut pas la voir et en profiter. » Est-il donc éton- nant, je vous le demande, Messieurs, -que, dans une position si favorable de nos affaires extérieures, Carnot crût à la possibilité d’une conciliation entre les partis politiques qui se partageaient le pays; qu'il refusât, j'emploie à dessein ses propres paroles, de conjurer le danger en sortant des limites de la constitution ; qu'il repoussât loin de lui toute pensée de coup d’État, moyen assurément très- commode de sortir d’embarras, mais moyen dangereux, et qui presque toujours finit par 582 CARNOT. devenir funeste à ceux-là même qui l’ont employé à leur profit. | J'aurais vivement désiré, Messieurs, pouvoir pénétrer plus avant dans l’examen du rôle que joua Carnot à cette époque critique de notre révolution; je n’ai rien négligé pour soulever quelque coin du voile dont reste encore couvert un événement qui exerça tant d'influence sur la destinée de notre confrère et sur celle du pays : mes efforts, je l’avoue, ont été infructueux. Les documents ne manquent pas, mais ils émanent presque tous d’écri- vains trop intéressés soit à excuser, soit à flétrir le 18 fructidor, pour n’être pas suspects. Les récriminations pleines d’âcreté, de violence, auxquelles d’anciens col- lègues se livrèrent alors les uns contre les autres, m'ont rappelé cette célèbre et si sage déclaration de Montes- quieu : « N’écoutez ni le père Tournemine, ni moi, par- « lant l’un de l’autre; car nous avons cessé d’être amis. » Les antécédents, les opinions, le caractère, les démar- ches connues et avouées des divers personnages qui firent ce coup d’État ou en devinrent les victimes, n’auraient guère été un guide plus fidèle. J'aurais vu Hoche mar- cher un moment contre son protecteur constant et zélé, contre celui qui lui avait sauvé la vie sous le régime de Robespierre, et qui transformait, en 1793, les galons du jeune sergent d'infanterie en épaulettes de général en chef; j'eusse trouvé Bonaparte contribuant, par son délégué Augereau , au renversement et à la proscription du seul directeur avec lequel il eût conservé des rela- tions intimes pendant la campagne d'Italie; je l'aurais vu, à son passage à Genève, faire arrêter le banquier M OT ET ITU ONE CARNOT. 583 -Bontemps, sous le prétexte qu’il avait favorisé l'évasion de ce même Carnot à qui, quelques mois auparavant, lui, Bonaparte , écrivait de Plaisance ( 20 floréal , an 1v), de Milan (le 20 prairial de la même année}, de Vérone (le 9 pluviôse an v): « Je vous dois des remerciements « particuliers pour les attentions que vous voulez bien « avoir pour ma femme ; je vous la recommande; elle est « patriote sincère, et je l'aime à la folie... — Je méri- «terai votre estime; je vous prie de me conserver votre « amitié, — … La récompense la plus douce des fatigues, « des dangers, des chances de ce métier-ci, se trouve « dans l'approbation du petit nombre d'hommes qu’on « apprécie, — … J’ai toujours eu à me louer des marques « d'amitié que vous m'avez données, à moi et aux miens, « et je vous en conserverai toujours une vraie reconnais- « sance, — .. L’estime d’un petit nombre de personnes «comme vous, celle de mes camarades, du soldat... « m'intéressent vivement. » Des deux républicains sincères que renfermait le Direc- toire exécutif, j’en aurais rencontré un parmi les fructi- dorisants, l’autre parmi les fructidorisés; le satrape -Barras, de qui on avait pu dire, sans exciter de réclama- tion, qu'il était toujours vendu et toujours à vendre, se -serait offert à moi comme l’ami, comme l’allié, ou du moins comme le confident intime de l’austère, du probe ‘La Révellière; j'aurais vu ce même Barras qui déjà peut- être, à cette époque, correspondait directement avec le comte de Provence, entouré d’une cohue de séides , dont aucun, pour le dire en passant, ne refusa plus tard la livrée impériale , renverser sous d’incessantes accusations 584 CARNOT. de royalisme le seul homme de nos assemblées qui , tou- jours fidèle à ses convictions, combattit pied à pied l’in- satiable ambition de Bonaparte. Cherchant ensuite dans les faits, mais uniquement dans les faits, si la majorité des Conseils était réellement factieuse; si la contre-révolution ne pouvait se conjurer que par un coup d’État, si le 18 fructidor enfin était iné- vitable, j'aurais trouvé, et cela malgré les concessions mutuelles que se firent sans doute les proscripteurs, comme au temps d’Octave, de Lépide, d'Antoine, j’au- rais trouvé une élimination ou, si l’on veut, une épura- tion de quarante et un membres seulement dans le conseil des Cinq-Cents, et de onze dans le conseil des Anciens. Le fil qui pourrait guider sûrement l'historien dans ce labyrinthe de faits contradictoires, je le répète, je ne l’ai point trouvé. Les Mémoires arrachés à la famille de Barras par ordre de Louis XVIII; les Mémoires que La Révellière a laissés, et dont il est si désirable que le public ne soit pas plus longtemps privé; les confidences que, d'un autre côté, on est en droit d'attendre de la part de quelques-unes des victimes du coup d'État directorial , dissiperont peut-être tous les nuages. Dieu veuille, pour l'honneur du pays, qu’en fin de compte la mutilation vio- lente et illégale de la représentation nationale n’appa- raisse pas comme le résultat exclusif de haïnes, d’anti- pathies personnelles excitées ou du moins entretenues en grande partie par les intrigues de plusieurs femmes célè- bres. Au reste les investigations des historiens à venir, quelque étendues, quelque complètes qu’elles puissent être, ne jetteront aucun louche sur la parfaite loyauté de CARNOT. , 585 notre confrère. Déjà il ne reste plus de vestiges des accu- sations articulées dans le rapport officiel présenté en l'an vi au conseil des Cinq-Gents : en quelques pages, Carnot les réduisit au néant. Tout ce que la malveillance ou la simple préoccupation osent emprunter aujourd'hui au pamphlet si artificieusement élaboré de Bailleul se réduit à un reproche banal grossièrement exprimé, et dont j'au- rais dédaigé de faire mention, si Carnot n’avait indiqué lui-même à quelles conditions il Pacceptait. Les roués politiques qualifient de niais tous ceux qui dédaigneraient des succès achetés aux dépens de la bonne foi, de la loyauté, de la morale ; mais il ne faut pas s’y méprendre, niais est l’épithète polie; stupide est celle qu’on préfère alors qu'on ne se croit pas tenu à des mé- pagements et au langage de la bonne compagnie. Cette épithète, dédaigneusement jetée dans le rapport officiel de Bailleul, avait cruellement blessé Carnot; elle est ironiquement reproduite presque à chaque page de la réponse de notre confrère. « Oui, dit-il quelque part, le stupide Aristide est chassé de son pays; le stupide Socrate boit la ciguë; le stupide Caton est réduit à se donner la mort; le stupide Cicéron est assassiné par l’ordre des triumvirs ; oui: le stupide Phocion aussi est conduit au supplice, mais glorieux de subir le sort réservé de tout temps à ceux qui servent bien leur pays, » È Carnot s’échappa du Luxembourg à l'instant même où des sbires entraient dans sa chambre pour l'arrêter, Une famille d'artisans bourguignons le recueillit et le cacha, Ceux dont la vie est une série non interrompue de priva- tions savent toujours compatir au malheur, Notre confrère 586 CARNOT. se réfugia ensuite chez M. Oudot, grand partisan du coup d’État du 18 fructidor, et où, dès lors, personne ne se serait avisé de chercher le directeur proscrit. Carnot n'avait pas encore quitté Paris lorsqu'on le raya de la liste des membres de cet Institut national à la création duquel il avait tant contribué. Des lois rendues les 49 et 20 fructidor an v déelaraient vacantes toutes les places occupées par les citoyens que le coup d’État du 18 avait frappés. Le ministre de l’inté- rieur, Letourneux, écrivit donc à l’Institut pour lui en- joindre de procéder au remplacement de Carnot. Les trois classes concouraient alors à la nomination des mem- bres de chacune d'elles. Cent quatre votants prirent part au scrutin ; l’urne ne reçut aucun billet blanc ! | Je sais, Messieurs, à quel point, en temps de révolu- tion, les esprits les plus droits, les plus fermes, subissent l'influence de l'opinion publique ; je sais qu’à la distance qui nous sépare du 18 fructidor, personne ne peut se croire le droit de jeter le moindre blâme sur la condes- cendance que montra l’Institut pour les ordres ministé- riels ; toutefois, j’exprimerai ici franchement le regret que d’impérieuses circonstances n’aient pas permis à nos honorables devanciers de tracer, dès l'ère fructidorienne, une ligne de démarcation tranchée entre l’homme poli- tique et l’homme d’étude, Sous la Régence, dans l'affaire de l’abbé de Saint-Pierre, Fontenelle avait déjà, par une boule courageuse, protesté contre cette prétention de tous les pouvoirs, de confondre ce que l’intérêt des sciences, des lettres, des arts, commande de tenir éternellement séparé. Si en l'an v de la République cinquante-trois CARNOT. 887 votants avaient eu la hardiesse d’imiter Fontenelle, l’In- stitut n’eût pas subi, sous la Restauration, des mutilations cruelles ; privés de l'appui que leur donnaient de fàächeux précédents, plusieurs ministres n’auraient certainement pas eu l’inqualifiable pensée de créer à Paris une Acadé- mie des sciences sans Monge, une Académie ii beaux- arts sans David ! Vous êtes étonnés, sans doute, que je n’aïe pas encore fait connaître le nom du personnage qui succéda à Carnot dans la première classe de l’Institut ; eh ! Messieurs, c’est que j'ai reculé, tant que je l’ai pu, devant un devoir pé- nible. Quand il procédait au remplacement d’un de ses fondateurs, d’un de ses membres les plus illustres, l'Insti- tut obéissait, du moins, à une loi formelle rendue par les pouvoirs de l'État; mais est-il, je vous le demande, au- cune considération au monde qui doive faire accepter la dépouille académique d’un savant victime de la rage des partis, et cela surtout lorsqu'on se nomme Île général Bonaparte? Comme vous tous, Messieurs, je me suis sou- vent abandonné à un juste sentiment d’orgueil en voyant les admirables proclamations de l’armée d'Orient signées : LE MEMBRE DE L'INSTITUT, généralen chef; maïs un serre- ment de cœur suivait ce premier mouvement, lorsqu'il me revenait à la pensée que le membre de l'Institut se parait d’un titre qui avait été enlevé à son premier protecteur et à son ami. Je n'ai jamais cru, Messieurs, qu’il fût utile de créer, aux dépens de la vérité, des êtres d’une perfection idéale ; ét voilà pourquoi, malgré quelques bienveillants conseils, ai persisté à divulguer-ce que vous venez d'entendre sur 588 CARNOT. la nomination du général Bonaparte à l’Institut. Au reste, dans votre bouche, me disait un napoléoniste quand même, l’anecdote est sans gravité : tout le monde ne sait-il pas que les astronomes cherchent des taches dans le soleil ! Ainsi, Messieurs, ma position m’aura donné le privilége de dire la vérité sans blesser personne, ce qui, par paren- thèse, est infiniment rare ! Je regrette de n’avoir pu découvrir le nom du géné- reux citoyen qui arracha Carnot à sa retraite et le con- duisit heureusement dans sa chaise de poste jusqu’à Genève, Arrivé dans cette ville, Carnot se logea chez un blan- chisseur, sous le nom de Jacob. La prudence lui com- mandait une retraite absolue; le désir d’avoir des nouvelles certaines de sa chère patrie l’emporta ; il sortit, fut reconnu dans la rue par des espions du Directoire, qui s’attachèrent à ses pas, découvrirent sa demeure, et la firent immédiatement surveiller. Des agents français, accrédités auprès de la république de Genève, pous- sèrent hautement le cri d’extradition, et portèrent même officiellement cette demande au gouvernement genevois, Le magistrat aux meins duquel tomba d’abord la pièce : diplomatique était, heureusement, un homme de cœur et | de conscience, qui sentit toute l'étendue de la flétrissure | qu'on voulait infliger à son pays. Ce magistrat s'appelait M. Didier. A cette place, Messieurs, ce serait un crime de ne pas citer un nom honorablement connu dans les lettres, quand il se rattache à une belle action. M. Didier écrivit à Carnot; il l’avertissait du danger qu’il courait, le sup- pliait de quitter sur-le-champ sa demeure, et lui indi- CARNOT. 589 quait le point du lac où l’attendait un batelier, qui le. transporterait à Nyon. -Il était déjà bien tard; les sbires du Directoire guettaient leur proie. Notre confrère va droit à son hôte, et, sans autre préambule, lui demande excuse de s’être introduit dans sa maison sous un nom supposé. « Je suis, ajoute-t-il, un proscrit, je suis Carnot ; on va m'arrêter; mon sort est dans vos mains : voulez- vous me sauver? — Sans aucun doute, » répond l’hon- nête blanchisseur ; aussitôt il affuble Carnot d’une blouse, d’un bonnet de coton, d’une hotte; il dépose sur sa tête un large paquet de linge sale, qui, en fléchissant, tombe jusqu'aux épaules du prétendu Jacob, et couvre sa figure. C’est à la faveur d’un pareil déguisement que l’homme à qui naguère il suffisait de quelques lignes pour ébranler ou arrêter dans leur marche des armées commandées par les Marceau, les Hoche, les Moreau, les Bonaparte; pour répandre l'espérance ou la crainte à-Naples, à Rome, à Vienne ; c’est, triste retour des choses d’ici-bas, c’est comme garçon de service d’une buanderie qu’il gagne, sain et sauf, le petit batelet qui doit le faire échapper à la déportation. Sur le batelet, une nouvelle et bien étrange émotion attendait Carnot. Dans le batelier aposté par M. Didier, il reconnaît ce même Pichegru dont les cou- pables intrigues avaient rendu le 18 fructidor peut-être inévitable. Pendant toute la traversée du lac, pas une seule parole ne fut échangée entre les deux proscrits. Le temps, le lieu, les circonstances, semblaient en effet peu propres à des débats politiques, à des récriminations! Carnot, au reste, eut bientôt à se féliciter de sa réserve * à Nyon, la lecture des journaux français lui apprit qu'il 590 CARNOT. avait été trompé par une ressemblance fortuite; que son compagnon de voyage, loin d’être un général, n'avait - jamais fait manœuvrer que sa frêle embarcation, et que Pichegru, arrêté par Augereau, attendait la déportation dans une des prisons de Paris. Carnot était encore à Nyon lorsque Bonaparte, venant d'Italie, traversa cette petite ville en se rendant à Rastadt. Comme tous les autres habitants, il illumina ses fenêtres pour rendre hommage au général. | Si le cadre que je me suis tracé m’amenait plus tard à parler de la rare et sincère modestie de Carnot, on ne m’opposerait pas, j'espère, la petite illumination de Nyon. Quand il plaçait deux chandelles sur sa fenêtre, en l’hon- neur de victoires auxquelles il avait concouru par ses ordres, ou du moins par ses conseils, Carnot proscrit, Carnot sous le coup d’une menace d’extradition et d’un exil dans les déserts de la Guyane, devait assurément être agité de sentiments bien divers; mais il n’est nulle- ment présumable que l’orgueil figurât dans le nombre, 48 BRUMAIRE. — RENTRÉE DE CARNOT EN FRANCE. — SA NOMINA- TION AU MINISTÈRE DE LA GUERRE. — SA DÉMISSION. — SON PASSAGE AU TRIBUNAT. Depuis plus de deux ans, Carnot avait disparu de la scène politique; depuis plus de deux ans, il vivait à Augs- bourg sous un nom supposé, exclusivement occupé de la culture des sciences et des lettres, lorsque le général Bo- naparte revint d'Égypte, et renversa d'un souffle, le 18 brumaire, un gouvernement qui n’avait pas su prendre CARNOT. 594. racine dans le pays. Un de ses premiers actes fut le rap- pel de l’illustre exilé, et sa nomination au ministère de la guerre, L’ennemi était alors à nos portes. Carnot n’hé- sita pas à accepter; mais peu de mois après, quand les immortelles victoires de Marengo et d’Hohenlinden eurent donné à nos armes une supériorité incontestable, lorsque l'indépendance du pays fut de nouveau assurée, Carnot se démit de ses fonctions. Il ne voulut pas consentir à paraître complice des changements qui se préparaient dans la forme du gouvernement. « Citoyens consuls, écri- « vait-il le 16 vendémiaire an 1x, je vous donne de nou- « veau ma démission; veuillez bien ne pas différer à « l'accepter. » | Ce n’est pas avec cette sécheresse qu’on se sépare pour un léger dissentiment. La lettre que je viens de lire était le corollaire des vifs combats que la République et l'Em- pire se livraient déjà chaque jour dans les personnes du premier consul et du ministre de la guerre. Rappelé aux affaires publiques, comme tribun, en 1802, Carnot s’oppose à la création de la Légion d'honneur, Il croit, j'allais dire il devine, qu’une distinction décernée sans enquête, par la volonté non contrôlée d’une seule personne, finira, malgré son titre fastueux, et d’après le cours naturel des choses de ce monde, par ne plus être “qu'un moyen de se faire des créatures, et de réduire au silence une fourmilière de petites vanités. Carnot s'élève aussi de toutes ses forces contre l'érection du consulat à vie ; mais c’est surtout au moment où l’on propose de porter Bonaparte au trône impérial qu’il redouble d’ardeur et d'énergie. L'histoire a déjà recueilli ses nobles paroles; 592 CARNOT. elle dira aussi qu’entouré de vieux jacobins, qu’entouré de ceux-là mêmes qui, au 18 fructidor, l'avaient pour- suivi comme royaliste, Carnot reste presque seul debout au milieu de la défection générale , ne fût-ce que pour montrer au monde que la conscience politique n’est pas un vain nom. Le Tribunat fut bientôt supprimé. Carnot rentra dans la vie privée ; je ne dis pas avec joie, Messieurs, car chez notre confrère les vertus du citoyen occupèrent toujours la première place; car il avait espéré que, nouveau Washington, le général Bonaparte mettrait à profit une occasion unique de fonder, en France, l’ordre et la liberté sur des bases inébranlables ; car tout homme initié aux affaires publiques et doué de quelque prévoyance ne voyait pas sans inquiétude les rênes de l’État placées sans Contrôle et sans garantie aux mains d’un soldat ambitieux. Je pourrai, du moins, vous montrer que les : loisirs de Carnot furent noblement, glorieusement em- ployés. PUBLICATION DE LA GÉOMÉTRIE DE POSITION. On rapporte qu’un jeune étudiant, presque découragé : par quelques difficultés inhérentes aux premiers éléments . des mathématiques, alla consulter d’Alembert, et-que ce grand géomètre lui répondit : Marchez, Monsieur, mar- chez, et la foi vous viendra! Le conseil était bon, et les géomètres en masse l'ont suivi; ils marchent, eux aussi; ils perfectionnent les méthodes, ils en multiplient les applications sans se pré- $ 4 CARNOT. 593 occuper de deux ou trois points où la métaphysique de la science offre des obscurités, Est-ce à dire pour cela qu’on doive à jamais renoncer à remplir ces lacunes? Tel n’était pas l'avis de Carnot. Nous l'avons déjà vu consacrant les courts moments de repos que lui laissaient ses fonctions directoriales à la métaphysique du calcul infinitésimal ; la suppression du Tribunat lui permettra de soumettre à des investigations pareilles une question non moins ardue, la question des quantités négatives. Il arrive souvent qu'après avoir mis un problème en équation , l’analyse vous offre, parmi les solutions cher- chées, des nombres négatifs ; par exemple : moins 10; moins 50 ; moins 100; ces solutions, les anciens analystes ne savaient de quelle manière les interpréter. Viète lui- même les négligeait comme absolument inutiles, comme insignifiantes. Peu à peu on s’habitua à voir, dans les nombres négatifs, des quantités plus petites que ZÉrO. Newton et Euler ne les définissaient pas autrement (Arith- métique universelle et Introduction à l'analyse infinitési- male). Cette notion s’est aujourd’hui introduite dans la langue vulgaire : le plus petit marchand comprend à merveille la position d’un correspondant qui lui annonce des bénéfices négatifs. La poésie a donné aussi sa sanc- tion à la même pensée, témoin ces deux vers par lesquels Chénier stigmatisait ses ennemis RER les rédacteurs du Mercure de France : _ Qu'ont fait ces nains lettrés qui, sans littérature, Au-dessous du néant, soutiennent le Mercure. Eh bien! Messieurs, c’est une notion placée ainsi sous " LL 38 594 CARNOT. l'autorité des plus grands géomètres des temps modernes; c'est une notion consacrée par l’assentiment de qui a, comme on dit, plus d’esprit que Voltaire, que Rousseau, que Bonaparte, par l’assentiment de la généralité du public, que Carnot a combattue avec les armes acérées de la logique. Rien assurément de plus simple que la notion d’une quantité négative quand cette quantité est aecolée à une quantité positive plus grande qu’elle ; mais une quantité négative détachée, mais une quantité négative prise isolé- ment, doit-elle être réellement considérée comme au- dessous de zéro, et à plus forte raison comme inférieure à une quantité positive? Carnot, d’accord en ce point avec d’Alembert, celui des grands mathématiciens du dernier siècle qui s’est le plus occupé de la philosophie de la science, soutient que les quantités négatives isolées figurent dans des opérations avouées de tout le monde, et où, cependant, il ne serait pas possible de les supposer au-dessous de zéro. Malgré l’aridité de pareils détails, je citerai une de ces opérations. Personne ne nie que * +40 ne soit à — 10 comme — 10 est à + 10. Pour que quatre nombres forment une proportion, il faut et il suffit, en effet, que, si ces quatre nombres sont convenablement rangés par ordre, le produit des extrêmes | soit égal à celui des moyens. Il n’y a pas lieu à s'effa- | roucher, Messieurs ; ce que j’invoque ici n’est autre chose que le principe de la fameuse règle de trois des maîtres d'écriture et d’arithmétique ; c’est le principe du calcul qui s'exécute quelques centaines de mille fois par jour CARNOT. 595 dans les boutiques de la capitale, Or, dans là proportion qué je viens de citer, le produit des extrêmes est + 100 comme le produit des moyens; ainsi à A0 : 0: so dQe DA Cependant, si + 10, premier térme de la proportion, surpasse le second terme — 40, il est impossible de sup- poser en même temps que — 410, premier terme du second rapport, surpasse + 40, second terme de ce même second rapport ; — 10 ne saurait, à la fois, être - inférieur et supérieur à + #0. Tel est en substance un des principaux arguments sur lesquels notre confrère se fonde pour soutenir que la notion de grandeur absolue ou comparative ne doit pas plus être appliquée aux quantités négatives qu'aux imagi- naires; qu'il n’y a pas lieu à examiner si elles sont plus grandes ou plus petites que zéro ; qu'il faut les considérer coinme des êtres de raison , comme de simples formes algé- Lorsque le génie de Descartes eut montré que les posi= _ tions de toutes les courbes possibles, que leurs formes, que l'ensemble de leurs propriétés peuvent être implici- tement renfermées dans des équations analytiques, la question des quantités négatives se présenta sous un jour entièrement nouveau. L'illustre philosophe établit lui- même en principe qu’en géométrie ces quantités ne: dif fèrent des quantités positives que par la direction des lignes sur lesquelles on doit les compter. Cette vue pro- fonde et simple est malheureusement sujette à des excep- tions. Supposons, par exemple, que d’un point pris hors F 596 CARNOT. d'un cercle on se propose de mener une droite tellement située que la portion comprise dans ce cercle ait une lon- gueur donnée. Si l’on prend pour inconnue la distance du point d’où la droite doit partir au point de la circonfé- rence qu’elle rencontrera d’abord, le calcul donne deux deux valeurs : l’une, positive, correspond au premier point d’intersection de la droïte cherchée et du cercle; l’autre, négative, détermine la place de la seconde inter- section. Or, qui ne voit que ces deux longueurs, lune positive, l’autre négative, doivent cependant être portées du même côté du point de départ de la droite? Carnot s’est proposé de faire disparaître ces excep- tions. Les solutions négatives isolées, il ne les admet pas plus en géométrie qu’en algèbre. Pour lui ces solutions, abstraction faite de leurs signes, sont les différences de deux autres quantités absolues ; celle de ces quantités qui était la plus grande dans le cas sur lequel on a établi le raisonnement, se trouve seulement la plus petite lors- que la racine négative apparaît. En géométrie comme en algèbre, la racine négative, prise avec le signe +, est donc la solution d’une question différente de celle qu’on a mise, ou du moins de celle qu’on a exclusivement voulu mettre en équation. Comment arrive-t-il mainte- nant que des problèmes étrangers se mêlent au problème unique que le géomètre voulait résoudre : que l'analyse réponde avec une déplorable fécondité à des questions qu'on ne lui a pas faites; que si on lui demande, par exemple, de déterminer parmi toutes les ellipses qu’on peut faire passer par quatre points donnés celle dont la surface est un maximum, elle donne trois solutions, quand CARNOT. 597 évidemment il n’y en a qu’une de bonne, d’admissible, d'applicable; qu’à l'insu du calculateur, et contre son gré, elle groupe ainsi, dans ce cas, un problème relatif à la surface limitée de l’ellipse, avec un problème concer- nant l’hyperbole, courbe à branches indéfinies, et dès lors nécessairement à une surface indéfinie? Voilà ce qui avait besoin d’être éclairci, voilà ce dont la théorie de la corrélation des figures et la Géométrie de position que Carnot a rattachées à ses vues si ingénieuses sur les quantités négatives, donnent le plus ordinairement des solutions faciles, | Depuis les travaux de notre confrère, chacun applique ainsi sans scrupule la formule établie sur un état parti- culier de telle ou telle courbe, à toutes les formes diffé- rentes que cette courbe peut prendre. Ceux qui liront les ouvrages des anciens mathématiciens, la collection de Pappus, par exemple ; ceux qui verront même, dans le le siècle dernier, deux géomètres célèbres, Simson et Stewart, donner autant de démonstrations d’une propo- sition que la figure à laquelle elle se rapportait pouvait prendre de positions ou de formes différentes par le dépla- cement de ses parties ; ceux-là, dis-je, porteront très- haut le service que Carnot a rendu à la géométrie, Je voudrais pouvoir dire avec la même vérité que les vues de notre confrère se sont plus ou moins infiltrées dans cette multitude de traités élémentaires que chaque année voit paraître, qu’elles ont contribué à perfectionner l’en- seignement ; mais, sur ce point, je n’ai guère à exprimer que des regrets. Aujourd’hui la partie philosophique de la science est très-négligée ; les moyens de briller dans un 598 CARNOT. examen ou Concours marchent en premièré ligne ; sauf quelques rares exceptions, les professeurs songent beau- coup plus à familiariser les élèves avec le mécanisme du calcul qu’à leur en faire sonder les principes. Je ne sais, en vérité, si on ne pourrait pas dire, de certaines per- sonnes, qu’elles emploient l'analyse comme la plupart des manufacturiers se servent de la machine à vapeur, sans se douter de son mode d'action. Et qu’on ne prétende pas que cet enseignement vicieux soit un sacrifice obligé à la passion dominante de notre époque, à la rage d’aller vite en toutes choses. Des membres illustres de cette Académie n’ont-ils pas montré, dans des ouvrages de géométrie et de statique devenus justement célèbres, que la plus extrême rigueur n’exclut pas la concision ? La Géométrie de position de Carnot n’aurait pas, sous le rapport de la métaphysique de la science, le haut mé- rite que je lui ai attribué, qu’elle n’en serait pas moins l’origine et la base des progrès que la géométrie, cultivée à la manière des anciens, a faits depuis trente ans en France et en Allemagne. Les nombreuses propriétés de l’espace que notre confrère a découvertes montrent, à tous les yeux, la puissance et la fécondité des méthodes nouvelles dont il a doté la science. Qu'on me permette de justifier par quelques citations l'opinion favorable que je me suis formée des méthodes d'investigation trouvées par Carnot, « Si d’un point donné on imagine trois plans perpen- « diculaires entre eux qui coupent une sphère, la somme « des surfaces des trois cercles formant les intersections « sera toujours la même, quelques directions qu’on donne CARNOT. 399 « à ces plans, pourvu qu'ils ne cessent pas de couper tous « les trois la sphère. » j — « Dans tout trapèze, la somme des carrés des dia- « gonales est égale à la somme des carrés des côtés non « parallèles, plus deux fois le produit des côtés paral- « lèles. » -—« Dans tout quadrilatère plan ou gauche, la somme « des carrés des deux diagonales est double de la somme « des carrés.des deux droites qui joignent les points milieux « des côtés opposés. » J'aurai atteint mon but si ces citations, que je pourrais inultiplier à l'infini, inspirent aux professeurs de mathé- matiques le désir de voir, par eux-mêmes, dans la Géo- métrie de position de Carnot, comment tous ces théorèmes curieux découlent avec facilité des méthodes de notre illustre confrère. CARNOT INVENTEUR D'UN NOUVEAU SYSTÈME DE FORTIFICATIONS, Il y aurait dans cette biographie une lacune qui devien- drait l’objet de vos justes critiques si, malgré tant de points de vue différents sous lesquels j'ai déjà envisagé l'imposante figure de Carnot, je négligeais de vous parler de l'ingénieur militaire , de l'inventeur dan nouveau Sys- tème de fortifications. Vous vousrappelez sans doute les ifadébats que Carnot eut à soutenir, dès son entrée dans la carrière militaire, avec les chefs. de l’arme à laquelle il appartenait. Un carac- tère droit et inflexible lui faisait déjà repousser le joug 600 CARNOT. pesant de l’esprit de corps. L’âge mûr ne démentit pas un si honorable début. Carnot trouva aussi dans sa raison élevée le secret de se soustraire aux préoccupations, quelquefois passablement burlesques, des hommes trop exclusivement livrés à une spécialité, Les officiers du génie eux-mêmes n’ont pas toujours échappé à de sem- blables travers. Eux aussi poussent quelquefois jusqu’à l’exagération les conséquences d’un excellent principe. On en a vu, je suis du moins certain de l’avoir entendu dire, on en a vu qui ne parcourent pas une vallée, qui ne gravissent pas une colline, qui ne franchissent pas un pli de terrain sans former le projet d'y établir une grande fortification, un château crénelé, ou une simple redoute, La pensée qu'avec la facilité actuelle des communica- tions, chaque point du territoire peut devenir un champ. de bataille les obsède sans cesse; c’est pour cela qu'ils s'opposent à l'ouverture des routes, à la construction des ponts, au défrichement des bois, au desséchement des marais. Les places de guerre ne leur paraissent jamais complètes ; chaque année, ils ajoutent de nouvelles et dis- pendieuses constructions à celles que les siècles y avaient déjà entassées; l'ennemi aurait, sans aucun doute, beau- coup à faire pour franchir tous les défilés étroits et sinueux, toutes les portes crénelées, tous les ponts-levis, toutes les palissades, toutes les écluses destinées aux ma- nœuvres d’eau, tous les remparts, toutes les demi-lunes que réunissent les forteresses modernes; mais en atten- dant un ennemi qui ne se présentera peut-être jamais, les habitants d’une cinquantaine de grandes villes sont pri- vés , de génération en génération, de certains agréments, CARNOT. 604 de certaines commodités qui rendent la vie plus douce et dont on jouit librement dans le plus obscur village. Au reste, ce n’est pas de ma bouche que sortiront jamais de rudes paroles de blâme contre des préoccupa- tions, si même préoccupations il y a, qui seraient inspi- rées parle plus noble des sentiments, par l'amour de l'indépendance nationale; en toutes choses cependant il faut une certaine mesure ; l’économie poussée à l'extrême, "n'est-ce pas la hideuse avarice? La fierté ne dégénère- t-elle point en orgueil ; la politesse en afféterie ; la fran- chise en rudesse? C’est en pesant dans une balance exacte le bien et le mal attachés à toutes les créations humaines, qu’on se maintient dans la route de la vraie sagesse; c’est ainsi que malgré l'empire de l'exemple et _de l’habitude, que malgré l'influence, ordinairement si puissante de l’uniforme, l'officier du génie Carnot étudia toujours les graves problèmes de fortification. En 1788, des militaires français, enthousiastes jus- qu’au délire des campagnes du grand Frédéric, procla- ment hautement la parfaite inutilité des places fortes. Le gouvernement paraît souscrire à cette étrange opinion ; il n’ordonne pas encore la démolition de tant d’antiques et glorieuses murailles; mais il les laisse tomber d’elles- mêmes. Carnot résiste à l’entraînement général, et fait remettre à M. de Brienne, ministre de la guerre, un Mé- moire où la question est examinée sous toutes ses faces avec une hardiesse de pensée, avec une ardeur de patrio- tisme, d'autant plus dignes de remarque que les exemples en étaient alors devenus fort rares. Il montre que dans une guerre défensive, la seule qu’il conseille, la seule 602 CARNOT. qu'il croie légitime, nos forteresses du Nord pouvaient tenir lieu de plus de cent mille hommes de troupes ré- glées ; qu'un royaume entouré de nations rivales estitou- jours dans un état précaire quand il n’a que des troupes sans forteresses, Abordant enfin la question financière, Carnot affirme (ce résultat, j'en suis convaincu, éton- nera mon auditoire comme il m’a étonné moi-même), Carnot affirme à plusieurs reprises que, loin d’être un gouffre où tous les trésors de l'État allaient sans cesse s’engloutir, les nombreuses forteresses du royaume, depuis l’origine de la monarchie, depuis la fondation des plus anciennes, n’ont pas autant coûté que la seulecava- lerie de l’armée française en vingt-six ans ; et veuillez le remarquer, à la date du Mémoire de Carnot, vingt-six ans s'étaient précisément écoulés sans que notre cavalerie eût tiré l’épée. Eh bien, Messieurs, devenu membre de l Assemblée législative, l’ardent avocat des places proposa, non pas, quoi qu’on en ait dit, la destruction complète des fortifi- cations spéciales mdépendantes adossées à ces places, et qu’on appelle des citadelles, mais seulement la démolition de ceux de leurs remparts qui jadis les isolaient. Sans doute la certitude qu’il existe un lieu de retraite assurée doit, en temps de siége, exciter les soldats à prolonger la défense, à courir la chance hasardeuse des assauts; mais, à côté de cet avantage, les citadelles ss’offraient à l'esprit comme de véritables bastilles dont les garnisons pouvaient foudroyer les villes, les rançonner, les sou- | mettre à tous leurs caprices. Dans l’âme éminemment | citoyenne de Carnot, cette considération prévalut. L'of- | CARNOT. 603 ficier du génie proscrivit les citadelles, et malgré de bruyantes clameurs, son opinion consciencieuse a pré- valu. - Il n’en est pas tout à fait de même des nouveaux sys- tèmes de fortifications et de défense imaginés par notre ‘confrère. Hs n’ont fait jusqu'ici de prosélytes que parmi les étrangers. Est-ce à tort, est-ce à bon droit que nos plus habiles officiers les repoussent? Dieu me garde de trancher une pareille question. Tout ce que je pourrai “entreprendre, ce sera d'indiquer en quoi elle consiste, et même, pour être compris, je serai obligé de faire un mouvel appel à votre bienveillante attention. + Les plus anciennes fortifications, les premiers rem- parts, furent de simples murailles plus ou moins épaisses formant , autour des villes, des enceintes continues per- cées d’un petit nombre de portes pour l’entrée et pour la sortie des habitants. Afin que leur escalade devint diff- ile, ces remparts étaient très-élevés du côté de la cam- agne; d’ailleurs un fossé susceptible d’être inondé les n séparait ordinairement. - Les remparts même, dans leur partie la plus haute, hvaient une certaine largeur. C'était là que les popula- ions des villes se portaient en cas d'attaque; c'était de à que, cachées en partie derrière un petit mur appelé jourd’hui parapet, elles faisaient tomber une grêle de aits sur les assaillants. Les plus timides avaient même la facilité de ne viser l'ennemi qu’à travers des ouvertures roites, qui figurent encore dans les fortifications mo- ernes sous le nom de meurtrières ou de créneaux. * L'assiégeant ne commençait à devenir vraiment redou- 604 CARNOT. table qu’à partir du moment où, parvenu au pied des remparts, il pouvait, à l’aide de toutes sortes d’outils, d'engins ou de machines, en saper les fondations. Ag alors vivement et à volonté contre lui était donc pour Pas- siégé la condition indispensable d’une bonne défense. Or, qu’on se figure un soldat placé au sommet d’un mur : évidemment, il n’en apercevra le pied qu’en se penchant en avant, qu’en mettant presque tout son corps à décou- vert, qu’en perdant les avantages que lui assurait le parapet à l’abri duquel il n’auraiït pu sans cela lancer ses traits, qu’en s’exposant aux coups assurés de l'adversaire qui le guettera d’en bas. Ajoutons que, dans cette positior sênée, l’homine n’a ni force ni adresse. Pour remédier à quelques-uns de ces inconvénients, on couronna les murailles de ce genre de construction que les architectes appellent des encorbellements, et sur lesquels les parapets furent établis en saillie. Alors les vides, les ouvertures. ou, s’il faut employer l'expression technique, les mâchi- coulis compris entre le parapet et le rempart, devinrent un moyen de faire tomber des pierres, des matières en- flammées, etc., sur ceux qui voudraient saper les murs où tenter l'escalade. Frapper sans relâche l'ennemi quand il arrive au pied du rempart d’une ville est sans doute excellent; l'empé: cher d’avancer jusque-là serait encore mieux. On appro- cha de ce mieux, sans toutefois l’atteindre complétement; en construisant , de distance en distance, le long de 1 muraille de la ville, de grosses tours rondes ou polygo: nales formant de fortes saillies, Si l’on se transporte p la pensée derrière le parapet des plates-formes dont ce CARNOT. 605 ours étaient couronnées, il sera facile de reconnaître que ans se pencher en avant, que sans avoir besoin de trop e découvrir, qu’en s’exposant beaucoup moins que les ssaillants, la garnison de chaque tour pouvait apercevoir à tour voisine depuis la base jusqu’au sommet, et de plus ne certaine partie du mur d'enceinte. De cette partie du ur, qu'on appelle aujourd’hui la courtine, une moitié u moins était visible jusqu’au pied par la garnison de la our de droite, et l’autre moitié par la garnison de la tour le gauche ; de sorte qu’il n'y avait plus une seule partie lu mur dont l’assiégeant pût aborder le pied sans s’ex- oser aux coups directs de l’assiégé. C’est en cela que onsiste ce qu’on a appelé le flanquement. L'invention de la poudre à canon apporta des modifica- ions profondes au système de fortifications au point de ue de l'attaque et de la défense. A l’aide de cette inven- ion et de celle des bouches à feu, qui en fut la consé- quence, l’assiégeant aurait pu faire brèche au rempart à oups de canon, et de fort loin. D’un autre côté, l’assiégé urait eu les moyens d'atteindre l’assiégeant longtemps want qu’il fût parvenu, par ses cheminements, aux ours d'enceinte. On adossa alors à ces murs de vastes emblais sur lesquels l'artillerie du plus gros calibre pût e mouvoir librement. De là, la nécessité de donner au nur destiné à supporter la poussée de toutes ces terres ccumulées d'énormes et dispendieuses épaisseurs. On arantit en même temps les pieds des remparts de la vue le la campagne par des remblais artistement ménagés et e mariant avec les plis naturels du terrain. En défilant nsi les remparts, on enlevait à l’assiégeant la possibilité 606 CARNOT. de faire brèche de très-loin; on le mettait dans l’obliga- tion de s'approcher beaucoup du corps de place, afim-que le feu de son artillerie pût s'ouvrir avec efficacité contre les revêtements chargés de l'artillerie de l’assiégé. On raconte que Soliman II tenait conseil avec ses gé- néraux sur la manière de faire le siége de Rhodes. L'un d’entre eux, homme d'expérience, expliquait les difficultés de l’entreprise. Le sultan, pour toute réponse, lui dit : « Avance jusqu’à moi, mais songe bien que si tu poses « seulement la pointe du pied sur le tapis au milieu du- « quel tu me vois assis, ta tête tombera. » Après quelque hésitation, le général ottoman s’avisa de soulever la re- doutable draperie et de la rouler sur elle-même à mesure qu’il avançait. Il parvint ainsi, sain et sauf, jusqu’à son maître, « Je n’aï plus rien à t’apprendre, s'écria ce der « nier : tu connais maintenant l’art des siéges. » Telle est, en effet, l’image fidèle des premiers mouvements de celui qui veut s'emparer d’une place de guerre par une attaque en règle. Le terrain est le tapis du sultan. Il y va de’sa vie s'ils" y présente à découvert; mais qu’il fouille le terrain, qu’il amoncelle ses déblais devant lui; qu’il roule sans cesse, en avançant, quelque peu du tapis; et derrière cet abrimobile, les assiégeants, conduisant avec eux une puis- sante artillerie, s’approchént en force et en: très-peu de : temps des remparts des places, sans être vus de l’assiégé. Au fond, le problème de la fortification peut être eonsi- déré comme un cas particulier de la théorie géométrique des polygones étoilés. Cet ensemble, en apparence inex- tricable, d’angles saillants, d’angles rentrants, de bas- tions, de courtines, de demi-lunes, de tenailles, etc., dont | | CARNOT. 607 se composent les places de guerre modernes, est la solu- tion de la question si ancienne du flanquement. On peut en quelques points varier la construction, mais le but est toujours le même. Les principes abStraits de l’art sont devenus clairs et évidents. Le corps illustre d'officiers qui, aujourd’hui, est en possession de les appliquer à la défense du pays, a eu le bon esprit de renoncer au mystère dont il s’entourait jadis, et qui lui a été si vive- ment reproché. La fortification s’enseigne comme toute autre science; ses procédés sont empruntés à la géomé- trie la plas élémentaire; un simple amateur peut se les rendre familiers en quelques leçons. Remarquons maintenant que la fortification moderie-a a le défaut d'exiger des dépenses énormes. C’est ce défaut ruineux que Carnot voulut faire disparaître, en substituant à l'emploi des feux directs celui des feux courbes. Carnot forme l'enceinte de la place d’un mur simple non re- vêtu, avec escarpe et contrescarpe. Le mur peut ne pas avoir une forte épaisseur, puisqu'il n’a pas à résister à la poussée des terres destinées à porter de l'artillerie. Der- rière ce mur, il place des mortiers, des obusiers, des pierriers, devant porter dans la campagne des feux cour- bes dont l'effet, suivant lui, doit être beaucoup plus meurtrier que celui des feux directs, et opposer au che- minement de l'ennemi des obstacles de plus en plus effi- caces à mesure qu’il se rapproche. Le mur est défilé contre les feux directs de l’assiégeant par la contrescarpe en terre formant une des parois du fossé. 11 semble donc que, pour faire brèche, il faudra, comme dans le système actuel des fortifications, venir couronner le chemin cou- 608 CARNOT. vert, opération qui, suivant l’auteur, serait éminemment meurtrière pour l’assaillant. Ceci suppose qu’on ne peut faire brèche contre le mur de Carnot que de très-près et par le tir de plein fouet. Les expériences faites à l’étran- ger démentent, dit-on, cette hypothèse : en employant des feux courbes, on serait parvenu à faire brèche d’assez loin à l’aide de projectiles d’un très-gros calibre. La ques- tion n’est donc pas résolues la nouvelle voie ouverte par Carnot semble appeler un examen plus approfondi ; mais, dès ce moment, on doit applaudir à la tentative faite par notre illustre confrère pour rendre les moyens de défense aussi efficaces que les moyens d'attaque dus au génie de Vauban. PUBLICATION DU TRAITÉ DE LA DÉFENSE DES PLACES FORTES. Napoléon fut vivement irrité, en 1809, du peu de résistance que plusieurs villes de guerre avaient opposé aux attaques de l'ennemi; aussi fit-il demander à Carnot, vers la fin de la même année, de vouloir bien rédiger, sur cette branche importante de l’art militaire, une instruction spéciale dans laquelle les gouverneurs de place apprendraient à connaître l'importance de leurs fonctions et toute l’étendue de leurs devoirs. Carnot vit dans cette mission une occasion nouvelle de se rendre utile au pays, et il n’hésita point à l’accepter, quoique alors sa santé donnât de sérieuses inquiétudes. Aux yeux de l'Empereur, le faire vite avait peut-être le pas sur le faire bien. Gette fois. cependant ses espérances n’allèrent CARNOT. 609 point jusqu’à supposer que la composition d’un ouvrage considérable qui pouvait exiger dix à douze grandes planches et dans lequel des exemples historiques heureu- sement choisis devaient sans cesse marcher à côté du pré- cepte et l'étayer, s’exécuterait en moins d’un an. Eh bien, Messieurs, quatre mois à peine s’écoulèrent entre le moment où Carnot connut le désir de Napoléon et la date de la publication du célèbre Traité de la défense des places fortes. CARNOT ACADÉMICIEN. De 1807 à 1814 dore vécut dans la retraite; il remplissait scrupuleusement ses devoirs d’académicien. Ce titre lui avait été rendu, le 5 germinal an vnr, après . le décès de Le Roy. Presque tous les Mémoires de mé- canique soumis au jugement de la première classe de” l'Institut lui étaient renvoyés. Sa raré sagacité en signa- lait, en caractérisait, en faisait ressortir les parties neuves et saillantes avec une clarté, avec une précision remar- quables. Je pourrais citer tel auteur de machines qui n’a véritablement conçu sa propre découverte qu'après avoir eu le bonheur de passer par cette savante filière. Il avait d’ailleurs un genre de mérite qui n’est pas toujours l’auxi- liaire d’une grande science : il savait douter; à ses yeux les résultats théoriques n’étaient pas infaillibles, 610 CARNOT. ÉVÉNEMENTS DE 4813. CARNOT NOMMÉ AU COMMANDEMENT D 'ANVERS. Nous voici arrivés aux événements de #83. Carnot n'avait pas assez de fortune pour s’abonner aux journaux. Tous les jours, à la même heure, nous le voyions arriver à Ja bibliothèque de l’Institut, s'approcher du feu, et lire avec une anxiété visible les nouvelles des progrès des ennemis. Le 24 janvier 1814, sa préoccupation nous parut plus vive encore que d’habitude; il demanda du papier, et écrivit, au courant de la plume, une lettre dont vous en- tendrez la lecture avec intérêt : « SIRE, « Aussi longtemps que le succès a. couronné. vos entre- « prises, je me suis abstenu d'offrir à Votre Majesté des « services que je n’ai pas cru lui être agréables ;, aujour- « d’hui, que la mauvaise fortune met votre constance à « une grande épreuve, je ne balance plus à vous faire « l’offre des faibles moyens qui me restent. C’est peu, « sans doute, que l'offre d’un bras sexagénaire; mais j'ai « pensé que l'exemple d’un soldat. dont les sentiments patriotiques sont connus pourrait rallier à. vos aigles « beaucoup de gens incertains sur le parti qu’ils doivent & prendre, et qui peuvent se laisser persuader que ce se- « rait servir leur pays que de les abandonner. « 11 est encore temps pour vous, Sire, de conquérir une CARNOT. 614 € paix glorieuse, et de faire que l’amour du grand peuple « vous soit rendu. « Je suis, etc. » Les détails que j'ai cru devoir vous donner sur les cir- _ constances de la rédaction de cette lettre désabuseront, _ j'espère, ceux qui, accoutumés à concentrer toutes leurs affections sur la personne de Napoléon, virent dans les dernières paroles de Carnot une attaque cruelle et prépa- _rée de longue main du vieux démocrate contre celui qui _ avait confisqué la République à son profit. En vérité, Messieurs, il fallait être bien décidé à mettre les questions de personnes à la place de l'intérêt du pays, pour ne _ trouver qu'à blämer dans l'offre de lillustre sexagénaire _ d’aller défendre une forteresse, lorsque d’ailleurs, en fait de capitulations, il avait naguère résumé sa pensée dans #- ces belles paroles du fameux Blaise-de Montluc au maré-* + _ Chal de Brissac : J'aimerais mieux être mort que de voir _ mon nom en pareilles écritures. __ Carnot partit de Paris pour Anvers à la fin de janvier, - sans même avoir vu l'Empereur. Il était temps, Messieurs ; _ Je nouveau gouverneur n’atteignit la forteresse, le 2 février dans la matinée, qu’à travers les bivouacs de Fennemi, Le bombardement de la ville, ou plutôt le bombardement _ de notre escadre, car il y avait des Anglais dans les assié- géants, commença dès le lendemain; il dura toute la journée du 3, toute la journée du 4 et une partie du 6, _ Quinze cents bombes, huit cents boulets ordinaires, beau- . coup de boulets rouges et de fusées, furent lancés sur nos vaisseaux. L’ennemi se retira ensuite : il avait suffi d’une ’ LM à 612 CARNOT. expérience de trois jours pour lui donner la mesure du rude jouteur auquel il aurait affaire. J’emprunte au journal du siége, tenu par M. Ranson- net, aide de camp de Carnot, quelques détails qui pour- ront intéresser, et qui montreront l’austérité du temps et du personnage. ù Le 10 février, le nouveau gouverneur d'Anvers écrit au maire de la ville : « Je suis très-étonné que la personne chargée de faire l’état des meubles et effets pour ma mâison ne se soit pas bornée au strict nécessaire. « Je désire aussi que les demandes de cette nature qui seront faites pour mon compte n’aient pas le caractère d’une réquisition forcée. « Tous les effets détaillés sur la note ci-jointe sont inutiles. » _ Les nécessités de la campagne de Belgique ayant sug- géré à l'Empereur la pensée d’emprunter quelques trou- pes pour l’armée active à la garnison d'Anvers, Carnot écrivit au général en chef Maison une dépêche, en date du 27 mars, d’où j'extrais les passages suivants : » « En obtempérant aux ordres de l'Empereur, je suis obligé de vous déclarer, Monsieur le général en chef, que ces ordres équivalent à celui de rendre la place d’An- vers... L'enceinte de cette place est immense, et il fau- drait au moins quinze mille hommes de bonnes troupes pour la défendre. Comment Sa Majesté at-elle pu croire qu'avec trois mille marins, dont la plupart n’ont jamais vu le feu, je pourrais tenir la place d’Anvers et les huit forts | © Fe pd « ® [en] [ær. - "o [ge re © © D + 7 CARNOT. 613 « 1! ne reste donc plus ici à faire qu’à se déshonorer ou à mourir; je vous prie de croire que nous sommes tous décidés à ce dernier parti... « Je crois, Monsieur le général en chef, que si vous pouvez prendre sur vous de me laisser au moins la troupe de ligne et l'artillerie (il y avait à Anvers un détachement de la garde impériale) , vous rendrez à Sa Majesté un très-grand service; mais le tout sera prêt à partir demain, si je ne reçois de vous un contre-ordre que j'attendrai avec la plus grande impatience et la plus grande anxiété. » Outre la dépêche au général Maison, je trouve à la même date une lettre au ministre de la guerre, le due de Feltre ; jy remarque le passage suivant : « Quand j'ai offert à Sa Majesté de la servir, j'ai bien voulu lui sacrifier ma vie, mais non pas l'honneur. Vous savez, Monsieur le duc, que je ne suis pas dans l’usage de dissimuler la vérité, parce que-je ne recherche point la faveur. La vérité est que l’état où vos ordres me réduj- sent est cent fois pire que la mort, parce que je n’ai de chances pour sauver le poste qui m'est confié que la là- cheté de mes ennemis. » Bernadotte, ayant voulu détourner Carnot de la ligne de conduite qu'il s’était tracée, en reçut la réponse sui- vante : 10 avril 1844. « PRINCE, « C’est au nom du gouvernement français que je com- mande dans la place d'Anvers. Lui seul a le droit de fixer - le terme de mes fonctions : aussitôt que le gouvernement - sera définitivement et incontestablement établi sur ses 614 CARNOT. nouvelles bases, je m’empresserai d'exécuter ses ordres. . Cette résolution ne peut manquer d’obtenir l’approbation d’un prince né Français, et qui connait si bien les lois que l'honneur prescrit. » Après les événements de Paris, après la constitution d’un gouvernement provisoire, le ministre de la guerre, Dupont, envoya à Anvers un de ses aides de camp. Voici la lettre que Carnot lui écrivit à cette occasion : 45 avril 4814. « Il faut le dire, monsieur le comte, l’envoi que vous m'avez fait d’un aide de camp portant la cocarde blanche est une calamité : les uns ont voulu l'arborer sur-le- champ, les autres ont juré de défendre Bonaparte ; une lutte sanglante en eût été le résultat. immédiat dans la place même d’Anvers, si, sur l'avis de mon conseil, je n’eusse pris le parti de différer mon adhésion et celle de toute la force armée... On veut donc la guerre civiles on veut donc que l'ennemi se rende maître de toutes nos places ; et parce que la ville de Paris a été forcée de recevoir la loi du vainqueur, il faut donc que toute la. France la reçoive! Il est évident que le gouvernement, provisoire ne fait que transmettre les ordres de l’empe- reur de Russie. Qui nous absoudra jamais d’avoir obéi à de pareils ordres? Quoi ! vous ne nous permettez passeu- lement de sauver notre honneur; vous devenez vous- même fauteur de la désertion, provocateur de la plus monstrueuse anarchie ! Les leçons de 1792 et de 1793 : CARNOT. . 615 | sont perdues pour les nouveux chefs de l’État. Hs cher- chent à surprendre notre adhésion en nous affirmant que Napoléon vient d’abdiquer, et aujourd’hui ils nous disent . de contraire. Après nous avoir donné un tyran au lieu de _ l'anarchie, ils mettent l’anarchie à la place du tyran. Quand verrons-nous la fin de ces cruelles oscillations ? _ Paris ne jouit que d’un calme momentané; calme per- fide qui nous présage les plus horribles tempêtes. O jours d’affliction et de flétrissure, heureux sont ceux qui ne vous ont pas vus! » Les sentiments que Carnot avait su inspirer à la popu- _ Jation d'Anvers sont connus du monde entier, Je ne puis _ résister cependant au plaisir de citer au moins quelques . mots d’une lettre qui lui fut remise le jour où il partit pour Paris, après en avoir reçu ordre du gouvernement _ des Bourbons de la branche aînée , remontée sur le trône. … Les autorités et les habitants du faubourg de Borgerhout, . dont la destruction avait été résolue , ét qu’il crut pouvoir . conserver sans nuire à la défense, lui disaient : | «Vous allez nous quitter; nous en éprouvons un cha- _ «grin mortel; nous voudrions vous posséder encore quel- | « ques minutes; nous sollicitons cette grâce insigne avec «la plus vive instance... Les habitants de Saint-Wille- - « brord et de Borgerhout demandent, pour la personne . «qui sera chargée de les administrer, la permission de . «#informer, une fois l’année, de la santé du général _ «Carnot. Nous ne vous reverrons peut-être jamais. Si : « le général Carnot se faisait pemdre un jour, et qu'il dai- . «gnât faire faire pour nous un double du tableau... ce 616 CARNOT. « précieux présent serait déposé dans l’église de Saint- « Willebrord. » Je ne commettrai pas la faute, Messieurs, d’aflaiblir par un froid commentaire, des expressions si naïves, si touchantes ! CONDUITE DE CARNOT DANS LES CENT JOURS. La conduite de Carnot dans les Gent-Jours me, parais- sait résumée tout entière et noblement dans.ces paroles mémorables que Napoléon lui adressa après la bataille de Waterloo : CARNOT, JE VOUS AI CONNU TROP TARD ! Mais, comme j'écris une biographie et non un panégy- rique, je dirai avec franchise que Carnot comme membre du gouvernement provisoire de cette époque subit l’in- fluence malfaisante et antinationale du duc d’Otrante, ce qui l’entraîna à donner son adhésion à des mesures marquées au coin de la faiblesse, à des mesures sur les- quelles tout cœur animé de sentiments patriotiques désire jeter un voile épais. | Au surplus, peut-on trop vivement reprocher à Carnot de s’être laissé fasciner par les intrigues de Fouché, lors- qu’on voit Napoléon, malgré les soupçons les plus évi- dents de trahison, conserver cet homme dans son conseil. Parmi des reproches adressés ostensiblement à Carnot sur cette période de nos annales, il en est un sur lequel je puis donner des explications personnelles. J’ai entendu blâmer vivement l’austère conventionnel d’avoir accepté certain titre de comte de l'empire : par bonheur, ma mé- moire peut reproduire fidèlement quelques paroles de . OS À | CARNOT. 617 motre confrère qui éclairent ce point de sa vie, et qui me furent transmises le jour même En un officier qui les avait entendues. + On était à table ; au ministère de l'intérieur. Une lettre arrive ; le ministre brise le cachet et s’écrie presque aus- sitôt + Eh bien , Messieurs, me voilà comte de l'empire ! « Je devine bien au reste d’où le coup part. C’est ma dé- « mission qu’on désire, qu’on demande. Je ne lui don- « nerai pas cette salisfaction; je resterai, puisque je « pense pouvoir être utile au pays. Le jour viendra, j'es- «père, où il me sera permis de m'expliquer nettement « sur cette perfidie ; à présent, je me contenterai de dédai- « gner ce vain titre, de ne jamais l’accoler à mon nom « et surtout de ne pas en prendre le diplôme, quelques « instances qu’on me fasse. De ce moment, vous pouvez «tenir pour certain, Messieurs, que Carnot ne restera « pas longtemps ministre après que les ennemis auront été « repoussés. » J'aurais bien mal fait apprécier nôtre confrère, Mes- sieurs, si ces paroles semblaient exiger plus de dévelop- _ pements. CARNOT DANS L'EXIL. — SA MORT. De tous les ministres des Cent-Jours, Carnot fut le seul dont le nom figura sur la liste de proscription dressée le 2% juillet 1815 par la seconde Restauration. Que cette rigueur exceptionnelle ait été la conséquence de l’ardeur patriotique avec laquelle notre confrère voulait disputer aux étrangers les derniers lambeaux du territoire fran- 618 CARNOT. çais, ou de.sa persistance, malheureusement sans résul- tat, à signaler à l'Empereur le traître qui, sous la foi d’une ancienne réputation d’habileté, s'était introduit dans le ministère, sa gloire n’en sera pasternie. Déjà, dans la soirée du 24 juillet, Carnot avait reçu un passe-port de l’empereur Alexandre. Il ne s’en servit toutefois qu'en Allemagne, Obligé de voyager sous un nom supposé, il ne voulut au moins renoncer.que le plus tard possible au titre de Français; c’est donc comme Français qu’il traversa de nouveau et si tristement le grand fleuve jusqu'aux rives duquel il avait eu l’insigne honneur de porter nos frontières, et il se rendit à Varsovie, Dans certain pays peu éloigné du nôtre, l'étranger est toujours accueilli avec cette formule sacramentelle : « Ma maison et tout ce qu’elle renferme sont à vous ; » mais il n’est pas rare, je dois le dire, qu’au même momentet d'un geste que les domestiques comprennent à merveille, le propriétaire improvisé soit pour toujours consigné à da porte de l'habitation qu’on venait de lui offrir si libérale- ment, La réception de Carnot en Pologne ne doit pas être rangée dans cette catégorie. Nos excellents amis les braves Polonais ne se bornèrent pas, envers l’illustre proscrit, à de simples formules de politesse. — Le géné- ral Krasinski lui porta le titre d’un majorat en terres de 8,000 francs de rente qu’il tenait de Napoléon ; le comte de Paç voulait lui faire accepter la jouissance de plusieurs. domaines. Quoique Carnot ne füt pas franc-maçon, toutes les loges maçonniques du royaume firent une souscription qui produisit une somme considérable ; enfin,: et de toutes ces offres qu'il refusa, celle-ci alla le plus droit au cœur CARNOT. 619 de Carnot : un Français, pauvre lui-même, établi à Var- sovie depuis longues années, alla un matin lui apporter dans un sac le fruit des épargnes de toute sa vie. | L'äpreté du climat de la Pologne, le désir de se rap- _procher de la France, déterminèrent notre confrère à accepter les offres bienveillantes du gouvernement prus- _ sien; il s'établit à Magdebourg, où il a passé ses der- nières années dans l’étude, dans la méditation et en . compagnie d'un de ses fils, dont il dirigeait l'éducation. . C'était, Messieurs, un beau spectacle que de voir l’Europe entière, que de voir surtoul les souverains absolus forcés, | en quelque sorte, de rendre hommage à ce que la révo- lution française avait eu de grand , de noble, de saisis- _ sant, même dans la personne d’un des juges de Louis XVI, . même dans la personne d’un des membres du comité de salut public. Carnot mourut à Magdebourg , le 2 août 1823, à l’âge _ de soixante-dix ans. PORTRAIT DE CARNOT. — ANECDOTES CONCERNANT SA VIE POLITIQUE ET SA VIE PRIVÉE. Si l’iconographie n’est aujourd’hui considérée par per- sonne comme une science futile, si des esprits très- distingués en ont fait l’objet des plus sérieuses études, il me sera bien permis de dire ici que Carnot avait une taille élevée, des traits réguliers et mâles, un front large et serein, des yeux bleus, vifs, pénétrants, un abord poli, mais circonspect et froid ; qu'à soixante ans .on aperce- it encore en lui, même sous le costume civil, quelque 620 CARNOT. chose de la tenue militaire dont il avait pris l'habitude dans sa jeunesse. J'ai envisagé, sous toutes ses faces, le conventionnel, le membre du comité de salut public, le membre du Directoire exécutif, le ministre de la guerre, l'ingénieur militaire, le proscrit, l’'académicien. Cependant, plusieurs traits essentiels manqueraient au tableau, quelque vaste qu’il soit déjà, si je ne parlais encore de l’homme privé. Je ne m'écarterai pas, dans cette dernière partie de ma notice, de la route que je m'étais tracée ; je marcherai toujours la preuve à la main. C’est ainsi, je crois, qu’il faut louer un géomètre; je me trompe, c’est ainsi qu’il faudrait louer tout le monde : en voyant combien l’hon- neur, le désintéressement, le vrai patriotisme, sont rares chez les vivants ; combien, au contraire, d’après les orai- sons funèbres, d’après les inscriptions tumulaires, ils auraient été communs parmi les morts, le public a pris le sage parti de ne plus guère y croire, ni pour les uns ni pour les autres. J'ai lu quelque part que Carnot était un ambitieux. Je ne m’arrêterai pas à combattre cette assertion en forme ; je raconterai, et vous jugerez vous-mêmes. Le membre du comité de salut public qui, en 1793, organisait les quatorze armées de la République; qui coordonnait tous leurs mouvements, qui nommait et remplaçait les généraux ; qui, au besoin, comme à Wat- tignies, les destituait pendant la bataille sous le canon de l'ennemi, n’était que simple capitaine du génie. Lorsque, plus tard, le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens de la République de l'an ur appelaient CARNOT. 621 unanimement Carnot à faire partie du Directoire exécutif : - lorsque, devenu une seconde fois l’arbitre suprême des opérations de nos armées, il envoyait Hoche dans la Vendée, Jourdan sur la Meuse, Moreau sur le Rhin, à la _ place de Pichegru; lorsque, par la plus heureuse inspi- ration, il confiait à Bonaparte le commandement de | l'armée d'Italie, notre confrère avait fait un pas, mais “ un pas seulement : il était devenu chef de bataillon & | l'ancienneté! Cet humble grade, Carnot l'avait encore quand le coup d'État du 18 fructidor le chassa de France. Les idées si profondément hiérarchiques du premier _ consul n’auraient pas pu s’accommoder d’un ministre de la guerre chef de bataillon. Aussi, en l'an 1x, n’éleva-t-il - Carnot à ce poste éminent qu'après l'avoir nommé in- specteur général aux revues. C'était, au reste, tourner la difficulté plutôt que la lever. Le grade demi-militaire, demi-civil d’inspecteur aux revues, n’empêchait pas que, sous le gouvernement des consuls, le ministre de la _ guerre ne fût encore, dans l’arme du génie, simple chef de bataillon. Carnot quitta le ministère le 16 vendémiaire an 1x. - Douze jours après, son successeur demandait qu’on plaçât : le nom de l’illustre citoyen dans la liste qui allait être ” formée des généraux de division de l’armée française. Le rapport rappelait, en très-bons termes, et même avec une certaine vivacité, tout ce que notre confrère avait | fait pour la gloire, pour l'indépendance nationales. Le | ministre allait même, au nom de la justice, de l'estime et de l'amitié, jusqu'à invoquer la magnanimité des 622 CARNOT, consuls : la magnanimité fit défaut; on ne répondit pas aurapport, et le ministre démissionnaire resta dans son ancien grade. En 1814, quand il fallut expédier les lettres de com- mandement du nouveau gouverneur d'Anvers, les commis de la guerre, pour écrire l’adresse, cherchèrent dans les contrôles les titres officiels de Carnot, et restèrent stu- péfaits en voyant que l’empereur venait, sans s’en douter, de placer un chef de bataillon à la tête d’une foule de vieux généraux. Le service aurait évidemment souffert d’un pareil état de choses; on sentit le besoin d'y remé- dier, et, à l’imitation de certain personnage ecclésias- tique qui, dans la même journée, reçut les ordres mineurs, les ordres majeurs, la prêtrise et lépiscopat, notre confrère, en quelques minutes, passa par les grades de lieutenant-colonel, de colonel, de général de brigade et de général de division. Qui, Messieurs, Carnot avait de l'ambition; mais, comme il l’a dit lui-même, c'était l'ambition des trois cents Spartiales allant défendre les Thermopyles! L'homme qui, dans sa toute-puissance, ne songea seulement pas à se faire l’égal, par le grade, de ceux dont il dirigeait les vastes opérations, avait aussi dédaigné les faveurs de la fortune. Quand il rentra dans’ la vie privée, son faible patrimoine était à peine intact. Comment, avec les goûts les plus simples, avec une vive antipathie pour le faste et la représentation, Carnot n’arriva-t-il pas, sans même s’en douter, sinon à la richesse, du moins à l’ai- sance de ceux qui, comme lui, ont longtemps occupé de. brillants emplois? Quelques faits serviront de réponse. CARNOT. 623 Après le 48 brumaire, au moment de l'entrée de Carnot au ministère de la guerre, la solde des troupes, et, ce qui doit plus étonner, la solde des commis étaient arriérées de quinze mois. Peu de semaines s’écoulent, et tout est payé; tout, hormis les appointements du ministre! Les épingles, tel était jadis le nom d’une sorte de gra- tification destinée, en apparence, à la femme de celui avec qui un fermier, un négociant, un fournisseur venait de conclure une affaire publique ou privée. Quoique les épingles ne figurassent pas dans les conditions écrites, les contractants ne les regardaient pas moins comme obliga- toires; l’habitude, cette seconde nature, avait fini par les faire-trouver légales ; les consciences les plus timorées se contentaient, de: n’en point fixer la valeur. Un marchand de chevaux dont Carnot avait approuvé la soumission, alla, suivant l'usage, lui porter à titre d’épingles une somme considérable : c'était, je crois, * 50,000 franes. Le ministre ne comprend pas d’abord : au comité de salut public, où il avait fait son. apprentis- sage, les fournisseurs se gardaient bien, en effet, de par- . Jer d’épingles; tout s'explique enfin, et Carnot, loin de se _ fâcher, reçoit en riant les billets qu’on lui présente ; il les reçoit d’une main et les rend de l’autre comme. un pre= | mier à-compte sur le prix des chevaux que le. marchand s'était engagé à fournir à notre cavalerie, et en-exige à l'instant le reçu. Les factions, dans les plus violents paroxysmes de leurs fureurs,. eurent la prudence de ne point attaquer dans Carnot l’homme privé; jamais leur souffle impur n’essaya _ de: ternir les vertus du fils, de l'époux, du père; à l'égard 624 CARNOT. du désintéressement Surtout, amis et ennemis restèrent constamment d'accord. Je pourrais done sur ce point m’en tenir aux deux traits que je viens de citer. Il'en est un autre cependant qu’on doit désirer de sauver de l’ou- bli ; la mémoire de Carnot n’en aurait que faire, mais j’ai le faible espoir qu'en se le rappelant, certains ministres pourront être arrêtés dans leurs prodigalités, et certaines parties prenantes dans leurs exigences ! Après le 18 brumaire , les opérations projetées de l’ar- mée de réserve exigeaient impérieusement que Moreau envoyät sans retard une de ses divisions à l’armée d’Ita- lie. L'intervention directe du ministre de la guerre ne sembla pas de trop pour conduire à bon port uné négo- ciation de cette importance. En exécution d’un ordre des consuls du 45 floréal an var, Carnot, accompagné de six officiers d'état-major, de deuæ courriers et d’un domes- tique, se rendit én Allemagne. Pendant la route, il inspecta les troupes échelonnées entre Dijon et Genève ; il parcourut-ensuite les cantonnements du Rhin, visita les places fortes, arrêta avec le général en chef le plan de la future campagne, et revint à Paris, La trésorerie lui avait dorné 24,000 francs. Au retour, il rendit 10,680 francs. Il craignait tellement que la dépense de 13,320 francs faite pour un long voyage de dix personnes ne parût trop forte, qu’il en fit le sujet d’un rapport détaillé, qu’il s’en excusait comme d’une prodigalité : « On voudra bien re- marquer, disait-il dans sa lettre aux consuls, que vous aviez désiré que je donnasse de l'éclat à ma mission; que, dans les lieux principaux, j'ai dù, suivant vos ordres, m'imposer une certaine représentation; qu’il entrait enfin CARNOT. 625 dans le caractère de générosité dont vous êtes animés, que je donnasse des gratifications à mes compagnons de voyage et de fatigue! » Veuillez vous rappeler, Messieurs, que le voyage, la représentation, les gratifications, s'étaient élevées, au total, à 143,320 francs; n'oubliez pas que c'était un. ministre inspectant des armées qui allaient _ décider du sort de la patrie qui parlait ainsi, et vous trouverez avec moi, je pense, que, sile monde se per- fectionne, ce n’est certainement pas sous le rapport de l’économie. | La trésorerie ne savait comment porter en recette les 10,680 francs que lui restituait Carnot; mais notre con- frère n’en était pas à son coup d'essai : en remontant aux époques où il inspectait les armées républicaines comme représentant du peuple, les commis des finances trouvè- rent dans leurs registres le protocole qu'ils cherchaïent, et cela autant de fois que Carnot avait rempli de missions. _ _ Le nom de Carnot se présenterait à ma pensée si, après tant d'exemples empruntés à l’histoire de tous les peuples, il restait encore à prouver qu’une âme ardente peut s’al- lier à des manières froides et réservées. Sans doute, personne n’eut jamais le droit de dire de lui, comme d’Alembert d’un des anciens secrétaires de notre Acadt- ” mie : C’est un volcan couvert de neige; mais qu'il me soit Ë du moins permis de montrer que les conceptions de notre _ confrère avaient souvent je ne sais quoi qui va droit au cœur, qui le touche, qui l’émeut, qui l’électrise; qu’elles étaient enfin frappées du cachet indéfinissable que ne portent jamais les œuvres des hommes sans entrailles / ds hommes chez lesquels toutes les facultés se trouvent RE 40 626 CARNOT. concentrées dans l'intelligence. Deux citations, et ma thèse sera prouvée. Latour d'Auvergne, né de la famille de Turenne, ne donne pas même un regret, quand la révolution éclate, aux avantages de position qu’il va perdre; l'ennemi me- nace nos frontières; c’est aux frontières qu’on le voit aussitôt marcher. La modestie lui fait refuser tous les grades; l’ancien capitaine reste obstinément capitaine, Afin de ne pas priver le pays des éminents services que le général Latour d'Auvergne lui eût rendus, Carnot amto- rise les représentants du peuple à grouper ensemble toutes les compagnies de grenadiers de l’armée des Py- rénées-Occidentales, à en former un corps séparé, à n’y jamais placer aucun officier supérieur, à en écarter avec le même soin tous les capitaines plus anciens que Latour d'Auvergne; et, par cet arrangement, le modeste officier se trouve chaque jour chargé d’un commandement impor- tant. Le nom de colonne infernale donné par les Espa- gnols à ce corps de troupes sanctionne bientôt d’une manière éclatante tout ce qu'il y avait d’anomal, d'in- usité, d’étrange, dans la combinaison suggérée par Car- not et réalisée par les représentants. Latour d'Auvergne, que vous connaissez maintenant, Messieurs, comme militaire, quittait pour la troisième fois sa retraite, ses chères études d’érudition, et deman- dait à servir sous Moreau, lorsque Carnot devint ministre de la guerre après le 18 brumaiïre. Déjà à cette époque, le premier consul n’eût certes pas approuvé une combi- naison semblable à celle que les représentants conven- | tionnels avaient adoptée sur les Pyrénées. Carnot, cepen- CARNOT. 3 627 dant, souffrait de voir que le chef de la colonne infernale, que celui qui comptait tant d’actions d'éclat, que l’esti- mable auteur des Origines gauloises, faut-il le dire aussi, qu'un correspondant de l’Institut, arriverait sur le Rhin comme le plus obscur combattant. Le titre de premier grenadier de France frappe son imagination ; Latour d'Auvergne en est revêtu par un acte officiel, et dès ce moment, sans quitter ses épaulettes de grenadier, il de- vint aux yeux des soldats légal, si ce n’est le supérieur des premiers dignitaires de l'armée. Le premier grenadier de la République fut tué d’un coup de lance le 27 juin 1800, à la bataille de Neubourg. L'armée, la France tout entière, pleurèrent amèrement cette perte. Quant à Carnot, sa douleur profonde lui inspira une pensée que l'antiquité, d’ailleurs si idolâtre de la gloire militaire, pourrait nous envier. D’après un ordre émané de lui, lorsque la 46° demi-brigade était réunie, l’appel commençait toujours par le nom de Latour d'Auvergne. Le grenadier placé en tête du premier rang s’avançait alors de deux pas, et. répondait de manière à être entendu sur toute la ligne : Mort au champ d'hon- neur! L’hommage bref, expressif, solennel, qu'un régiment rendait ainsi chaque jour à celui qui s'était illustré dans ses rangs par le courage, par le savoir, par le patrio- tisme, devait, ce me semble, y entretenir cette excita- tion qui enfante les héros. J’affirme, en tous cas, que les nobles paroles de Earnot, répétées à la chambrée, au . corps de: garde, sous la tente, au bivouac, avaient pro- | fondément gardé le souvenir de Latour d'Auvergne dans 628 CARNOT, la mémoire de nos soldats. «Où vont donc ces longues files de grenadiers, s’écriait l'état-major du maréchal Oudinot, lorsque, dans les premiers jours de vendémiaire an xiv (octobre 1805), l'avant-garde de la grande armée traversait Neubourg ? Pourquoi s’écartent-ils de la route qu'on leur a tracée?» Leur marche silencieuse et grave excite la curiosité; on les suit, on les observe. Les grenadiers allaient, Messieurs, près d’Oberhausen, passer avec recueillement leurs sabres sur la pierre brute qui recouvrait le corps du premier grenadier de France. Je rends grâces, Messieurs, au vieillard vénérable (M. Savary) qui, témoin oculaire de la scène touchante d'Oberhausen, m’a permis de la tirer de l’oubli, et d’unir ainsi, dans un sentiment commun, l’admirable armée d’Austerlitz aux admirables armées républicaines. Je suis heureux aussi que des noms qui vous sont chers, que les noms de deux de nos anciens confrères, que les noms de Latour d'Auvergne et de Carnot soient venus occuper une si belle place dans ce patriotique souvenir ! Les grands emplois, comme les sommités élevées, donnent ordinairement des vertiges à qui y arrive brus- quement. Celui-ci s’imagine devoir faire oublier, par le faste et la prodigalité, les années qu’il a passées dans la médiocrité ou la gêne; celui-là devient dédaigneux et insolent, brutal, et se venge ainsi, sur les malheureux solliciteurs, des dédains, des arrogances, des brutalités qu'il subissait quand il était solliciteur lui-même. Des noms propres viendraient en foule se placer au bas de cette esquisse, si quelqu'un s’avisait d'en contester la fidélité. N’allez pas croire toutefois qu'en faisant si bon CARNOT. 629 marché de certains parvenus, j’entende me constituer ici l'avocat du privilége ; je veux prouver, au contraire, par l'exemple de Carnot, que les âmes d’une certaine trempe savent résister à la contagion. Six mois après le coup d’État du 18 fructidor, Carnot est officiellement accusé au conseil des Cinq Cents d’avoir eu, avec Pichegru, des relations fréquentes, intimes, à une époque où ce général, membre du Corps législatif, souillait par des intrigues sa brillante réputation militaire, Carnot nie ces relations. Il prouve d’abord que des entre- vues secrètes n’auraient pas pu avoir lieu chez lui. « Je « sens bien, ajoute-t-il, qu’on dira : Si ce n’est pas chez « vous, c’est ailleurs. Eh bien! je déclare que, pendant « toute la durée de mes fonctions directoriales, je ne suis « pas sorti douze fois, sans être accompagné de ma « femme, de mes sœurs, de mes enfants! » Il est possible, Messieurs, qu’en France, qu'ailleurs, les gouvernants aient eu souvent cette simplicité, cette austérité de mœurs; mais, je l’avouerai, le bruit n’en est pas venu jusqu’à moi. Je viens de vous parler de l’homme ; voici maintenant le ministre. Au combat de Messenheim (1800), près d’Inspruck, Championnet remarque l'audace, l’intrépidité du colonel Bisson, et demande pour lui, aux applaudissements de toute l’armée, les épaulettes de général de brigade. Les semaines s’écoulent, et le grade n’arrive pas. Bisson s'impatiente, se rend à Paris, obtient un rendez-vous du ministre, et, dans sa colère, l’apostrophe d’une manière brutale. « Jeune homme, lui répond Carnot avec calme, 630 CARNOT. il est possible que j'aie commis une erreur ; mais vos inconvenantes manières pourraient, en vérité, m’ôter l’en- vie de la réparer, Allez, je vais examiner attentivement vos services, — Mes services! Ah! je sais trop bien que vous les méprisez, vous, qui du fond de ce cabinet, nous envoyez froidement l’ordre de mourir. A l'abri du péril et de la rigueur des saisons, vous avez déjà oublié et vous oublierez encore que notre sang coule, et que nous couchons sur la dure. — Colonel, c’en est trop! Dans votre propre intérêt, notre entretien ne doit pas continuer sur ce ton-là, Retirez-vous. Votre adresse, s’il vous plaît? Allez! dans peu vous aurez de mes nou- velles, » Ces dernières paroles, prononcées d’un ton solennel, dessillent les yeux du colonel Bisson, Il court chercher des consolations auprès d’un ami dévoué, le général Bes- sières. Celui-ci, au contraire, lui fait entrevoir un conseil de guerre comme la conséquence inévitable de son étour- derie. En attendant, Bisson se cache. Un serviteur fidèle va, d'heure en heure, à l’hôtel chercher l’ordre de com- parution tant redouté. Le paquet ministériel arrive enfin; Bisson, tout ému, en déchire l'enveloppe. Le paquet, Messieurs, renfermait le brevet de général de brigade et des lettres de service! ' À peine est-il nécessaire d’ajouter que le nouveau géné- ral vole aussitôt chez Carnot, pour lui offrir l'hommage de son admiration, de sa reconnaissance et de son vif repentir. Soin superflu, le général Bisson était -consigné à la porte du ministère, Cette âme ardente à qui, malgré : | toute la sincérité de ses sentiments, la démarche coûtait Ré de on SD dé à CARNOT. 631 un peu, prouva combien il avait apprécié la délicate sévé- rité de Carnot, et combien il en était digne, en publiant le soir même ces détails que Plutarque n’eût certainement pas dédaignés. De toutes les qualités dont les pie hommes peuvent $e parer, la modestie semble être la moins obligatoire ; aussi Jeur en tient-on le plus grand compte ; aussi laisse- t-elle des souvenirs durables. Qui, par exemple, ne sait par cœur cette lettre que Turenne écrivit à sa femme, il y a cent soixante-dix-neuf ans, le jour de la célèbre ba- taille des Dunes : « Les ennemis sont venus à nous; ils « ont été battus; Dieu en soit loué, J’ai un peu fatigué « dans la journée; je vous donne le bonsoir, et je vais me «coucher, » Carnot ne s’oubliait pas moins que l’illustre général de Louis XIV, non-seulement dans ses relations intimes, mais encore quand il écrivait à la Convention. Je vous ai dit la part qu’il eut à la bataille de Wattignies; eh bien, lisez le bulletin que lui inspira cet événement mémorable, décisif, et vous y chercherez en vain quelques mots qui rappellent les représentants du peuple; à moins toutefois qu’on ne soit décidé à les voir dans ce passage: « Les « républicains chargèrent la baïonnette en avant et de- « meurèrent victorieux ! » Vous tous, au reste, qui avez connu Carno , aites avec moi si jamais, sans une sollicitation directe, pres- sante, il consentit à vous entretenir des événements euro- péens qu’il avait tant de fois dirigés. Justement jaloux de l'estime de la France, l’ancien directeur, pendant qu'il était exilé, répondit par écrit aux diatribes de ses accu- 632 CARNOT, sateurs. Sa polémique, cette fois, fut vive, poignante, incisive; on vit à chaque ligne qu’elle partait d’un cœur ulcéré. Toutefois la plus légitime irritation n’entraîna point notre confrère au delà du cercle que ses ennemis lui avaient tracé. Sa défense, dans quelques parties, pou- vait bien ressembler à une attaque; mais au fond, en y regardant de près, c'était encore de la défense. Carnot rejeta loin de lui la pensée de se créer un piédestal avec les immortels trophées qu’il avait moissonnés durant sa carrière conventionnelle ou directoriale, La modestie est de bon aloï, Messieurs, quand elle triomphe ainsi de la colère. : En matière de sciences, la réserve de l’illustre acadé- micien n’était pas moindre. On eût dit, en vérité, qu’il réglait sa conduite sur cette réflexion du plus ancien, du plus ingénieux de vos interprètes : « Quand un savant « parle pour instruire les autres et dans la mesure exacte « de l'instruction qu’ils veulent acquérir, il fait une grâce; «s'il ne parle que pour étaler son savoir, on fait une « grâce en l’écoutant. » La modestie au surplus n’est une qualité digne d’estime et de respect que chez les individus isolés. Les corps, les académies surtout feraient une faute et manqueraient à leur premier devoir, si elles négligeaient de se parer devant le public des titres légitimes qu’elles ont à l’es- time, à la reconnaissance , à l'admiration du monde. Plus elles sont justement célèbres, plus le désir de leur appar- tenir est vif, et plus les laborieux eflorts qu’on fait pour atteindre le but tournent à l’avantage de la science , à la gloire de l’esprit humain. Cette pensée m’a encouragé, CARNOT. 633 Messieurs, à dérouler à vos yeux, dans tous ses détails et dans son vrai jour, la vie si pleine, si variée, si orageuse de Carnot. Depuis bientôt deux siècles, l’Académie des sciences conserve religieusement le souvenir des géo- mètres, des physiciens, des astronomes, des naturalistes qui l'ont illustrée. Le nom du grand citoyen qui par son génie préserva la France de la domination étrangère, m'a semblé devoir être inscrit avec quelque solennité da»s ce glorieux Panthéon. FIN DU TOME PREMIER. Ari bols rosbti codg M riasno si: Hrense états 24 TABLE DU TOME PREMIER. INTRODUCTION, ‘par M. de HUMBOLDT. . . ee... ! HISTOIRE DE MA JEUNESSE. . . . .. . . + « » oo « eo + ee + À NOTICES BIOGRAPHIQUES. . .... ANS UT Lun . . 103 ne ne CE ae SL 105 FRESNEL. L2 L2 LZ LZ 5 LZ . CE ON OO Peu nd NO OT Let ON MX ee ON Ce 6 EC cs NX ex 0 2 EE 107 . | Enfance de Fresnel. — Son entrée à l'École beetle et dans le corps des ponts et chaussées. — Sa destitution pour avoir été rejoindre l’armée royale à La Palud. . . . . . . . 109 Premiers Mémoires de Fresnel. . . . .. Tr ere D. us Réfraction. RS Re PR TS CE ce 191 des ES PRE Er 130 ET EE PER 137 Caractères principaux du système de l'émission et de celui des ondes. — Motifs sur lesquels Fresnel s’étaït fondé pour - … rejeter sans réserve le système de l'émission. . .....,. 148 Phares. MES Tes © ee © € ©: 6 © creme s'ine 2 0 © 2.00) » 167 Vie et caractère de Fresnel. — Sa mort. . .......... 178 TS RE OO Te 18) .… Naissance de Volta; sa jeunesse; ses premiers trayaux. — - Bouteille de Leyde. — Électrophore perpétuel. — Perfec- __ tionnements de la machine électrique. — Electromètre } condensateur. — Pistolet électrique. — Lampe perpétuelle. De line. . 0467. LOIR 4 Sie Res Désiionde Min ic cl.ue en Leur Aides HÉlectricité atmosphérique :. :. 5... 97 636 TABLE. Pile voltaïque. LE . L L2 , "0.0.9 + ne . ,.# LA] LI . ... L . 219 . Vie de Volta. — Fonctions qu’il a remplies. — Son caractère. er Sa mort. + + e CARE Er ue a 2207 229 2 FHOMAS TOUSG. . . ..… «+ + NÉS + so à plainte eue e 2RL Naissance de Young. — Son enfance. — Ses débuts scienti- fiques. . . . . SONT, MOSS ER Théorie de'le vision. +: 20. . es: desire re Intefférencen, . , 4. dns ia de de Ces I Hiéroglyphes égyptiens. — Histoire de la première interpré- tation exacte qui en ait été donnée, . .... « « « « « « + 265 Travaux divers de Young... . , . … «us de Mes Caractère de Young. — Sa position comme médecin. — Sa collaboration au Nautical Almanac. — Sa mort. . . . . . 279 v'IOSEPE FOURS, % 5 6 ee eu een o 0 0 66 200 Naissance de Fourier. — Sa jeunesse... .........,.. 298 Mémoire sur la résolution des équations numériques. . . ... 304 Rôle de Fourier dans notre révolution. — Son entrée dans le . corps enseignant de l’École normale et de l'École poly- technique. — Expédition d'Égypte jus mn cl 305 Fourier préfet de l'Isère. RER Théorie mathématique de la chaleur. ...…. dsl Chaleur centrale du globe terrestre, . .. LL... 3 Retour de Napoléon de l’île d’'Elbe. — Fourier préfet du Rhône. — Sa nomination à la place de directeur du bureau de la Statistique de la: Seine. ... . s . sie. diese 00 Entrée de Fourier à l’Académie des sciences, — Son élection à la place de secrétaire perpétuel. — Son admission à l’Académie française, L1 LE] LL L L L2 L Lu LEE] ». 4" à. id L2 L LL | 2 ] 36 Caractère de Fourier. — Sa mort. . .. e JAMES WATT CRC Sec EU UE | ss ss ss es « « 974 Enfance et jeunesse de James Watt. — Sa promotion aux fonctions d'ingénieur de l’Université de Glasgow. . . . . . 37 Principes de la machine à vapeur. e 4 © © Q'OTONPTENORNIUIO UN Histoire de la machine à vapeur. dans l'antiquité, , ... . . . Histoire de la machine à vapeur dans les derniers siècles, . TABLE. : 637 Machine à vapeur moderne. . . .... . « « « +. + + + «+ 401 Travaux de Watt sur la machine à vapeur. . . . . . . . . . « 410 Des machines considérées dans leurs rapports avec le bien- être des classes ouvrières. . «+ « « « «+ + + + + + - «+ «+ 431 Presse à copier les lettres. — Chauffage à la vapeur. — Com- position de l’eau. — Blanchissage à l’aide du chlore. — _ Essais sur les effets physiologiques qui peuvent résulter de la respiration de divers gaz. . ...... + + ++ 120 Watt dans la retraite. — Détails sur sa vie et son caractère. — Sa mort. — Les nombreuses statues élevées à sa mé- moire, — Réflexions. . . .. .... PEER 0 | Titres académiques dont Watt fut revêtu. . . . . . .« « « « «+ 49% Traduction d’une note historique de Lorp BROUGHAM, sur la découverte de la composition de l’eau. . .......... 195 Enfance de Carnot. — Son éducation. ............ 1b. Entrée de Carnot à l’école de Mézières comme lieutenant en nm en sie dus ve 518 Carnot, lieutenant en premier dans le service des places. . . 520 Première communication entre Carnot et l’Académie des SOONDON — Afroslals, . où. « . + Te + ER, 2 DE Éloge de Vauban par Carnot. — Ses discussions avec M. de se © « à MS NS «à ec + 524 Æssai sur les machines. — Théorème nouveau sur les pertes Re pe 0 SUR es e Un ee « « > DOS Carnot homme politique, l’un des juges de Louis XVL. . . . 542 Carnot, membre du comité de salut public. . . . . . . . .. 545 Carnot chargé de l’organisation et de la direction de nos MR US. . . . US. ou M 2 PS fs ess O0 Carnot sur le champ de bataille de Wattignies. . . . . . . . 563 Comptes rendus des opérations des armées. . . , , . . . . . 567 Carnot, nommé par quatorze départements, entre au conseil des Anciens, puis au Directoire exécutif. — Envoi de Hoche en Vendée, de Moreau et Jourdan sur le Rhin, et de Bona- nv on Ille : SE So ec 6 0 6e eee + 008 Publication de l’ouvrage intitulé : Réflexions sur la méta- physique du calcul infinitésimal. . . ... «+ 974 638. | TABLE. Carnot, fructidorisé, est obligé de prendre la fuite. — Il est rayé de la liste de l'Institut, et remplacé par le général Bonaparte. siécc ess dus Cid TE METCL MU 20 18 brumaire.. — Rentrée de Carnot en France. — Sa nomina- tion au ministère de la guerre. — Sa démission. — Son passage au-Fribumal à ur dos al a oi 67231590 Publication de l4 Géométrie de position. . . . ........ 592 Carnot inventeur d’un nouveau système de fortifications. . . 599 Publication du traité de la défense des places fortes. . . . . 608 Carn0E aCaAdémiICien, « - . + + » + « + « » NN = + 008 Événements de 1813. — Carnot nommé. au commandement d'Anvers, * .. «ee + ve eo» e nom set 00 Conduite de Carnot dans les Cent Jours. . … «se «me me 616 Carnot dans l'exil. — Sa mort. ................ 617 Portrait de Carnot, — Anecdotes concernant sa vie politique et sa vie privée. . + «+ + ss:eus. mn eee © à FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER. À ; EN RE, CPE OS PAL ALES - PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY TQ -:'Aracoÿ Dominique François Jean F 113 Oeùvres complètes AT TIRE . {| mens AN #50 (ESS sg TN ere PTT SN st at UP Re RE nier a te Dire CEE ATEN rt te roi PERL O PT ET DRE LORS SE etE ae À RON PE fe Dire EE NS RE H trtenti K CAS ES Te Hu PA # Re # if peer ave ar 4e d Non C2 at AE ri a Les Ne RUE Ë PAHETE PAS SEE TTT Dh UP Pin nt PATATE ee #1) Pas 4r 28 Hs fe à {CH Han TA ï T4 ae Rfure Hi RTS HELP sd ton Etonsens ; ra. à rnetétes F3 Pepe an A É fe JHUARE test paginé à 4 f we, N 2 mr 4 We Day rs ARE : FA St à fes ER Fi Fret mir) MALE 4 4 À PEU CES sit | k y ù LR y r NIET SEN (rap : + î STAGE PS re es " Métetiéencee “4 L EU TA CSL HAE DérrRIÉ TRE CRT LIRE Far ee À à ps ets HE et Tr LE Entinnes à RE ETS 4 CAITE ds PEU DR TRÉTTESLE Lan GITE nt Ts CPR TITOENTS Riel ir SAT HE AS rte Chntstrn QT ji URI Lea fat et dé j ANS 41 SLRUEE AT DEA er ARR TRE RE tRR Der bn Lib rc Mn 5 NEA Ts Fey FU 0e SLR NT NT FUN dress sr ie PATENTS J Na Ho Lire ER : + “pe tr 7 DA \ 4 Ÿ . bhait DEN bein HA HRLNETUS hi AU k us les PA : : l'ATup ++ 1 CAR INTÉE Se ne fu dt rh ue “ e et 4 ; \ ex 20 the: . ts Vend gt A b APE net Pie ve 21 rreNX ; HIER ne hert LREÉ GRR D Le touatel RTL Fu Lee . 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